L’Instant éternel/Je vous accuserai

E. Sansot et Cie (p. 205-207).


JE VOUS ACCUSERAI…


Je vous accuserai, vous que j’ai tant chéri,
Je vous accuserai devant l’arbre fleuri,
Et le ciel agité dans ses nocturnes voiles,
Quand l’Infini s’écroule au milieu des étoiles…

Je vous accuserai, mon cruel bien-aimé,
Quand j’ouvre une urne close où l’ambre est enfermé,
Quand je tiens un raisin et que le jour le frappe
Dans les trente grains noirs ou jaunes de sa grappe.

Je vous accuserai, je vous accuserai,
Je ne vous dirai rien : pourtant, je vous crierai,
Avec tout mon silence et toute ma tristesse :
« Qu’avez-vous fait, méchant, de ma belle jeunesse ? »

Avant, j’aimais la vie en joignant mes deux mains,
La pente de soleil et d’ombre des chemins,
L’inépuisable azur, fleuve du paysage,
Et l’odeur de l’année offerte à mon visage.


Avant, j’aimais passer à côté des saisons,
J’aimais noyer mon âme au fond des horizons,
Et je me louangeais car j’étais, chaude et fine,
Aux pieds d’or de la France, une rose latine.

Hélas ! tout est fini de ce charme éprouvé,
Tout m’oppresse, m’est lourd : être, apprendre, rêver,
Mon plus grand mal me vient de regarder la lune
Et le bonheur, hélas ! est ma pire infortune.

Avant, j’aimais le miel haut fleuri du côteau,
La maison de cristal et de perles de l’eau,
J’aimais l’œillet divers dans le même parterre
Et la bêche plantée au bord chaud de la terre.

Je vous accuserai, car vous m’avez tout pris,
Mes longs sainfoins couchés, mes beaux tilleuls soumis,
Ma gaieté ressemblant, tout odeur, tout épines,
Aux petits sentiers clairs hérissés d’aubépines.

Je vous accuserai, car tout m’est importun,
Et car j’ai laissé choir le vase du parfum,
Et car j’entends, au fond de ma saison pâlie,
Le goutte à goutte lent de la mélancolie…


Je vous accuserai devant mon pain, mon vin,
Car vous n’en êtes pas le goût sûr et divin,
Et devant ma journée inutile et perdue,
Car vous n’en êtes pas la soirée attendue…

Mon secret, le voilà… Si plus rien ne m’est doux
C’est que tout, sous mon ciel, tout est vide de vous…
Je vous accuserai d’être moi, d’être femme,
Je vous accuserai d’être vous, ma chère âme…

Oh ! les longs soirs encor où je vous donnerai,
Malgré tant de courroux, tant de lâche tendresse,
Oh ! les longs soirs amers d’ardeur et de détresse,
Où, vous tendant les bras, je vous accuserai !…