L’Instant éternel/Je souffre

E. Sansot et Cie (p. 199-201).


JE SOUFFRE…


Je voudrais, une fois, prendre vos mains, un soir,
Mon geste serait calme et plein de désespoir,
Je vous dirais : « Je souffre… » et, cette simple phrase
Répandrait à vos pieds ma douleur comme un vase…

Il me semblerait vain de vous parler encor,
Ces seuls mots contiendraient, comme un suprême accord,
Tout ce que mon chagrin a de notes profondes…
« Je souffre… » et ce seraient d’émouvantes secondes…

Ah ! trop cruel aimé vous comprendriez, soudain,
Que mon cœur fut pour vous un sol de chaud jardin,
Que mon cœur fut pour vous la diverse fontaine
Que son bruit, à la fois, fait proche et si lointaine…

Vous comprendriez, soudain, que mon cœur a brûlé
Avec une ferveur de noir ciel étoilé,
Sur vous, autour de vous… qu’il fut, intense et sobre,
Votre thym de septembre et votre miel d’octobre.


Vous comprendriez, soudain, que mon cœur fut pour vous
L’arbre haut, le flot long, le vent vif, le fruit doux,
Qu’il fut la pluie avec ses belles larmes vertes
Et la forêt avec ses cent portes ouvertes.

Qu’il surpassa, ce cœur, dans l’instant sans pareil,
L’éclat de Salomon et l’éclat du soleil,
Et qu’il fut tout semblable, en sa mortelle gloire,
Au héros qu’ont touché le sang et la victoire.

Ah ! vous sauriez, soudain, quels fardeaux j’ai liés,
Quels bois j’ai parcourus et quels dieux j’ai priés,
Dans quelle éternité j’ai mis l’heure incertaine,
Et de quel son nouveau j’ai prolongé la peine…

Vous sauriez, tout à coup, quels rêves j’ai menés,
Quels grands rêves captifs, gémissants, enchaînés,
Partout où vous passiez indifférent et sombre,
Partout où le soleil était beau de votre ombre.

Vous sauriez, tout à coup, tout ce que j’ai gémi,
Le soir, l’éternel soir où je n’ai pas dormi,
Où lasse, sans appui, sans orgueil, solitaire,
J’ai regardé la mort et sa robe de terre…


Ah ! ces mots pénétrants, ces tristes mots sacrés,
Ces mots pleins de profonde et grave violence,
Ces simples, ces vrais mots, par mes lèvres pleurés,
Vous diraient tout, suivis, après, par le silence…