L’Instant éternel/Effusions

E. Sansot et Cie (p. 122-124).


EFFUSIONS


Lorsque je vous aurai rencontré, tout à l’heure,
Vite je rentrerai m’asseoir dans ma demeure,
Je fermerai la porte et mon cœur sera seul,
Dans son parfum, ainsi que, le soir, un tilleul…
Je ne voudrai rien voir qui ne soit de la joie,
Mes mains dévideront un léger fil de soie,
Toucheront un bouquet, un livre jeune et pur
Et le silence clair comme un rideau d’azur.
La tiédeur ouvrira ses paupières dorées,
Toutes vous sourirez, ô mes larmes pleurées,
Et je m’appuierai fort contre l'instant chéri,
Et le temps montera comme un arbre fleuri,
Et je ne retiendrai de l’heure intense enfuie
Qu’un profond bruit d’amour, de musique et de pluie…

Quand on viendra me voir j’aurai mes plus longs yeux,
Et vos doigts paraîtront posés sur mes cheveux,
Mon cœur s’épanchera par ses chères blessures,
Les minutes vivront droites, nobles et sûres,

Et mes mains se joindront dans un geste fervent…
Mon langage sera plus haut, plus émouvant
Que celui de la mer et de l’arbre en Judée.
Mon âme tombera comme une belle ondée
Quand il fait du printemps, quand il fait du soleil…

Pour être plus étrange encor j’aurai sommeil…

Il se dégagera de moi de la sagesse,
Une minutieuse et pensive allégresse,
Et j’aurai le sang tiède et le visage beau,
Et, dans mes bras, votre douceur comme un fardeau.
On se dira tout bas : « Son âme est habitée,
« Elle a l’air d’un adieu, d’une valse exaltée…
« Qui passa dans son souffle et fut assez puissant
« Pour qu’elle soit ainsi lumineuse et ravie,
« Pour que son être vive au delà de sa vie
« Et que batte son cœur au delà de son sang ?… »

Ah ! je connais ces jours de plénitude bonne,
Il semble que je suis, tout à coup, de l’automne,
Et que le vent me fait tendrement m’effeuiller…
Et je ris tout mon rire en un regard mouillé…

Oui, quand je vous ai vu, je suis harmonieuse,
Je suis lourde, parée, éclatante, soyeuse,

Riche comme un fuseau chargé de jeune lin.
J’ai le grand désir d’être et de manger du pain,
De m’abattre au milieu d’une épaisseur de roses
Et de tout vous donner à mes paupières closes…

Ah ! je suis ivre ainsi que tous les raisins noirs,
Plus pesante d’odeurs que la robe des soirs…

En moi, vous êtes beau comme un roi que l’on sacre…

Et les forêts, en moi, jettent leur senteur âcre,
Leur suc pur, leur ampleur et leur mouvant soleil…

Vous êtes, pour mes yeux, au Bosphore pareil.

C’est alors qu’on me voit des extases si graves.
Et j’ai l’air de venir des monts comme les gaves…

Je m’assieds, je me lève : et c’est de la beauté…
Je songe, je m’incline : et c’est de la bonté…
Comme, au-dedans de moi, mon âme vous regarde,
Comme j’aime mon cœur, mon doux cœur qui vous garde !