L’Instant éternel/Éloge de l’amour

E. Sansot et Cie (p. 93-97).


ÉLOGE DE L’AMOUR


Certains m’ont dit : « Nous avons fait de grands voyages
« Pour oublier l’amour qui pesait à nos yeux,
« Nous avons supplié les forêts et les plages
« Et la face légère et changeante des cieux.

« Nous avons fait parler les livres et les sages,
« Nous avons demandé l’apaisement aux dieux,
« Cherché d’autres désirs parmi d’autres rivages
« Et bu le vin du soir dans des pays d’adieux… »

Mais moi je leur ai dit : « Votre vouloir m’étonne,
Eh ! quoi, vous n’aimez pas avant tout votre amour ?…
Il est votre pain blanc et votre vin d’automne
Et l’éblouissement qui vous reste du jour.

Eh ! quoi, vous n’aimez pas celui qui vous enivre,
Qui vous fait affligés comme un ruisseau le soir,
Vous fait porter le poids de la douceur de vivre
Quand, dans l’odeur des nuits, vous allez vous asseoir ?


C’est lui dont les rayons, tout à coup, vous effleurent
Dans un nimbe d’aurore et de félicité,
C’est lui qui fait vos cœurs grands de tout ce qu’ils pleurent,
Vos yeux tendres de tout ce qu’ils ont regretté.

Pour vous, il rend si pur le contour des collines,
Il donne aux arbres noirs le son de la douleur,
Et la beauté, par lui, s’endort sur vos poitrines
Et l’austère idéal habite votre cœur.

Sans doute, il vous fait mal ; mais n’est-ce pas ses charmes
Que d’être triste, amer, volontaire et si fort ?…
Voudrais-je l’enlacer s’il n’avait pas des armes,
Saurais-je croire en lui s’il n’était pas la mort ?…

C’est lui le plus haut bien des heures de la vie,
C’est lui l’éclair qui rit, tout à coup, long et bleu,
Ah ! c’est lui dont l’ardeur, à jamais, est suivie
Par les roses, le sang, le désir et le feu…

Parfois, j’ai du courroux, je l’accuse, je crie ;
Mais n’est-il pas, alors, plus encor adoré ?…
Et quand le calme vient, humble, souple, attendrie,
Je vais lui demander pardon d’avoir pleuré.


Je vais lui demander d’être encore farouche,
De me blesser de tous ses doigts voluptueux,
De me faire crier en me baisant la bouche,
De me faire gémir en touchant mes cheveux. »

Je dis : « Je te dois tant, Amour poignant et tendre !…
Oh ! te rappelles-tu, mon amour fraternel,
Quand je vais dans les bois te porter, te suspendre
Ou, pâle, te verser devant l’art éternel ?…

Je te jette, le soir, aux bras de la musique
Quand elle roule au fond de son fleuve inconnu,
Je te fais palpiter dans la chair pathétique
De quelque dieu de marbre ivre, splendide et nu.

Je te voue au poème infini de mon rêve,
Je ne sais rien chérir sans vouloir t’y mêler,
Je t’ai chanté, sur la montagne, sur la grève
Et partout où j’ai vu quelque ciel étoilé.

Je te dois tant, je te dois tout, Amour, en somme,
Le vin que tu m’offris me fit l’esprit si sûr
Que je n’ai plus rien craint ni de Dieu, ni de l’homme
Et que j’ai vu la mort ainsi qu’un port d’azur.


Oh ! tu renouvelas entièrement mon âme,
Mes doigts devinrent clairs de porter la bonté,
Et j’eus, enfin, par toi, l’air profond d’être femme
Et la plainte que met aux lèvres la beauté.

Cher Amour, je te loue à cause de mes peines,
Car, par toi, j’ai le front bien noble et bien amer,
Je fais chanter ta grâce aux gouttes des fontaines,
Je fais chanter ta force aux vagues de la mer.

Et je te loue, ô toi, le messager étrange,
Toi qui conquiers les cœurs par le glaive et le feu,
Je t’aime d’être, Amour, juste comme un archange
Et d’être la colombe et le dragon de Dieu.

Tu m’as dit que la fleur t’appelle pour éclore,
Que tu répands dans l’air ses odorants aveux,
Et que lorsque, la nuit, une vierge t’implore
Tu te voiles, ô Pur, pour baiser ses cheveux.

Sur le monde s’épand ton âme de lumière,
Ô toi le tout-puissant, le beau, l’Emmanuel,
Tu fus le premier jour et la rose première,
Tu fus l’immense vent qui déplia le ciel.


De ton côté, la vie ainsi qu’un fleuve coule,
Sur l’axe du soleil tu mets tes ailes d’or,
Lourde de firmament, la mer, à tes pieds, roule,
Toi qu’on voit toujours droit au-dessus de la mort.

Ah ! je te loue, Amour, toi, le vrai, toi, l’unique,
Je te rends témoignage, ô roi de ma douleur,
Avec mes pleurs versés et ma blanche tunique,
La rose de ma tempe et le poids de mon cœur.