L’Instant éternel/À propos de la tristesse

E. Sansot et Cie (p. 193-194).


À PROPOS DE LA TRISTESSE


Il vaudrait mieux, certainement, souffrir sans cesse,
N’avoir pas ces répits et cet apaisement,
Il semble que l’on paie, ensuite, doublement
La trahison d’avoir oublié sa tristesse.

Tout à coup, elle arrive… On ne sait pas pourquoi,
Par nul rêve ou nul chant on ne l’a réveillée,
Elle fait un bruit long et menu de feuillée,
Et donne au soir le goût et l’aspect gris du froid.

On se reprend un peu, on s’agite, on résiste,
On ouvre un livre, on rit, par défi, par dédain ;
Mais peut-on, ah ! peut-on échapper au soudain,
Au quelque chose obscur qui veut que l’on soit triste ?…

C’est en vain qu’on veut fuir ; il faut rester, s’asseoir,
Gémir de voir, crier d’aimer, s’accuser d’être,
Faire entrer plus de peine en ouvrant sa fenêtre,
Et boire, à plein chagrin, toute l’odeur du soir.


Il faut se rappeler notre pauvre heure enfuie,
Tout ce jadis qui fut vêtu de notre amour,
Il faut se rappeler telle étoile… tel jour
Où l’on pensa mourir en regardant la pluie.

Tout le minutieux des temps qui sont passés
Revient avec cette tristesse indéfinie…
Il faut se rappeler tel lit, telle insomnie
Où l’on pleurait, hélas ! sur tous les pleurs versés.

Il faut se rappeler le beau désir funeste
Qu’on eut pour l’être cher qu’on ne doit plus revoir,
Vivre aussi le présent alors que, dans le soir,
Le geste d’être las est tout ce qui nous reste.

Il faut vider son âme au travers de sa main,
La sentir toute tiède et toute goutte à goutte,
Il faut tout ressasser, l’ardeur, les cris, le doute,
Tout ce qui nous a fait si lâche et plus humain…

Ô soudaine douleur, douleur pourtant connue,
Qui, tout à coup, la nuit, vous posez sur mon cœur,
Vous êtes, chaque fois, plus terrible, ô douleur,
D’être déjà venue…