L’Instant éternel/À la lampe

E. Sansot et Cie (p. 35-37).


À LA LAMPE


Protège-moi, lampe sage,
Contre la route et l’étang
Et contre le paysage
Où l’étoile va flottant.

Garde-moi de la rivière
Qui galope après son cœur,
Du sabbat de la sorcière
Et du pas du voyageur.

Les bois sont si pleins d’embûches
Lorsque sommeillent les fleurs,
Et que des chapeaux des ruches
Se coiffent les enchanteurs !…

Garde-moi, lampe jolie,
Des doigts roses des glaïeuls,
Et de la mélancolie
Qui parfume les tilleuls.


Les bois sont pleins de mensonges
Quand on n’entend plus de bruits,
Et que les beaux yeux des songes
Se reflètent dans les puits.

Lampe, lampe, sois-moi bonne,
Ah ! défends-moi d’aller voir,
Dehors, le cor qui rayonne
Comme le soleil du soir…

Empêche bien que je veuille
Aller au val parfumé
Entendre un soupir de feuille
Ou la voix d’un Bien-aimé.

Fais couler ton regard tendre
Sur le petit grillon noir,
Sur sa douce sœur la cendre…
N’éclaire pas le miroir.

Que ta face se repose
Sur mon luth, sur mon fuseau,
Sur ma fenêtre bien close…
N’éclaire pas le ruisseau.


Fais glisser ta claire flamme
Sur ma joie et mon métier,
Sur mon livre et sur mon âme…
N’éclaire pas mon collier.

Brille, brille, lampe pure,
Souris en me protégeant
Contre la belle aventure
Qui passe en robe d’argent,

Qui passe en robe étoilée,
Dans des jardins inconnus,
Et qui descend la vallée,
De la lune à ses pieds nus.

Défends-moi, lampe coiffée
D’un si candide abat-jour,
Et de l’arbre et de la fée,
Et de l’heure et de l’amour.

Du soir donne-moi la crainte…
Mais que vais-je devenir ?
La porte vient de s’ouvrir…

Et, lampe, tu t’es éteinte…