L’Ingénieux Hidalgo Don Quichotte de la Manche/Première partie/Chapitre XX
CHAPITRE XX.
De l’aventure inouïe que mit à fin le valeureux Don Quichotte, avec moins de péril que n’en courut en nulle autre nul fameux chevalier.
« Il est impossible, mon seigneur, que ce gazon vert ne rende pas témoignage qu’ici près coule quelque fontaine ou ruisseau qui le mouille et le rafraîchit. Nous ferons donc bien d’avancer un peu, car nous trouverons sans doute de quoi calmer cette terrible soif qui nous obsède, et dont le tourment est pire encore que celui de la faim. »
Don Quichotte approuva cet avis ; il prit Rossinante par la bride, et Sancho son âne par le licou, après lui avoir mis sur le dos les débris du souper ; puis ils commencèrent à cheminer en remontant la prairie à tâtons, car l’obscurité de la nuit ne laissait pas apercevoir le moindre objet. Ils n’eurent pas fait deux cents pas que leurs oreilles furent frappées par un grand bruit d’eau, comme le serait celui d’une cascade qui tomberait du haut d’un rocher. Ils sentirent à ce bruit une joie infinie, et s’étant arrêtés pour écouter attentivement d’où il partait, ils entendirent tout à coup un autre vacarme qui calma tout à la fois leur joie et leur soif, surtout pour Sancho, naturellement poltron. Ils entendirent de grands coups sourds, frappés en cadence, et accompagnés d’un certain cliquetis de fer et de chaînes, qui, joint au bruit du torrent, aurait jeté l’effroi dans tout autre cœur que celui de Don Quichotte. La nuit, comme je viens de le dire, était très-obscure ; et le hasard les avait amenés sous un bouquet de grands arbres, dont les feuilles, agitées par la brise, faisaient un autre bruit à la fois doux et effrayant ; si bien que la solitude, le site, l’obscurité, le bruit de l’eau et le murmure des feuilles, tout répandait l’horreur et l’épouvante. Ce fut pis encore quand ils virent que les coups ne cessaient de frapper, ni le vent de souffler, et que le jour tardait à poindre pour leur apprendre du moins où ils se trouvaient.
Mais Don Quichotte, soutenu par son cœur intrépide, sauta sur Rossinante, embrassa son écu, et, croisant sa lance : « Ami Sancho, s’écria-t-il, apprends que je suis né, par la volonté du ciel, dans notre âge de fer pour y ressusciter l’âge d’or. C’est à moi que sont réservés les périls redoutables, les prouesses éclatantes et les vaillants exploits. C’est moi, dis-je encore une fois, qui dois ressusciter les vingt-cinq de la Table-Ronde, les douze de France et les neuf de la Renommée ; qui dois mettre en oubli les Platir, les Phébus, les Bélianis, les Tablant, Olivant et Tirant, et la foule innombrable des fameux chevaliers errants des siècles passés, faisant en ce siècle où je me trouve de si grands et de si merveilleux faits d’armes, qu’ils obscurcissent les plus brillants dont les autres aient à se vanter. Remarque bien, écuyer loyal et fidèle, les ténèbres de cette nuit et son profond silence, le bruit sourd et confus de ces arbres, l’effroyable tapage de cette eau que nous étions venus chercher, et qui semble se précipiter du haut des montagnes de la Lune[1], enfin le vacarme incessant de ces coups redoublés qui nous déchirent les oreilles ; toutes choses qui, non-seulement ensemble, mais chacune en particulier, sont capables de jeter la surprise, la peur et l’effroi dans l’âme même du dieu Mars, à plus forte raison de celui qui n’est pas fait à de tels événements. Eh bien ! toutes ces choses que je viens de te peindre sont autant d’aiguillons qui réveillent mon courage, et déjà le cœur me bondit dans la poitrine du désir que j’éprouve d’affronter cette aventure, toute périlleuse qu’elle s’annonce. Ainsi donc, Sancho, serre un peu les sangles de Rossinante, et reste à la garde de Dieu. Tu m’attendras ici l’espace de trois jours, au bout desquels, si je ne reviens pas, tu pourras t’en retourner à notre village, et de là, pour faire une bonne œuvre et me rendre service, tu iras au Toboso, où tu diras à Dulcinée, mon incomparable dame, que son captif chevalier est mort pour accomplir des choses mémorables qui le rendissent digne de se nommer ainsi. »
Lorsque Sancho entendit son maître parler de la sorte, il se prit à pleurer avec le plus profond attendrissement : « Seigneur, lui dit-il, je ne sais pourquoi votre grâce veut absolument s’engager dans une si périlleuse aventure. Il est nuit à cette heure, personne ne nous voit ; nous pouvons bien changer de route et échapper au danger, dussions-nous ne pas boire de trois jours ; et puisqu’il n’y a personne pour nous voir, il n’y en aura pas davantage pour nous taxer de poltrons. Et d’ailleurs, j’ai souvent entendu prêcher au curé de notre endroit, ce curé que votre grâce connaît bien, que quiconque cherche le péril y succombe. Ainsi donc, il ne serait pas bien de tenter Dieu, en se jetant dans une si effroyable affaire qu’on ne pût s’en tirer que par miracle. C’est bien assez de ceux qu’a faits le ciel en votre faveur, lorsqu’il vous a préservé d’être berné comme moi, et qu’il vous a donné pleine victoire, sans qu’il vous en coûtât la moindre égratignure, sur tous ces ennemis qui accompagnaient le corps du défunt. Mais si tout cela ne peut toucher ni attendrir ce cœur de rocher, qu’il s’attendrisse du moins en pensant qu’à peine votre grâce aura fait un pas pour s’éloigner d’ici, je rendrai de frayeur mon âme à qui voudra la prendre. J’ai quitté mon pays, j’ai laissé ma femme et mes enfants pour suivre et servir votre grâce, croyant valoir plutôt plus que moins. Mais, comme on dit, l’envie d’y trop mettre rompt le sac ; elle a détruit mes espérances ; car, au moment où je comptais le plus attraper enfin cette île malencontreuse que votre grâce m’a tant de fois promise, voilà qu’en échange et en paiement de mes services vous voulez maintenant me laisser tout seul dans un lieu si éloigné du commerce des hommes. Ah ! par un seul Dieu, mon seigneur, n’ayez pas à mon égard tant de cruauté. Et si votre grâce ne veut pas absolument renoncer à courir cette aventure, attendez au moins jusqu’au matin, car, à ce que m’apprend la science que j’ai apprise quand j’étais berger, il ne doit pas y avoir trois heures d’ici à l’aube du jour ; en effet, la bouche de la petite Ourse est par-dessus la tête de la Croix, tandis que minuit se marque à la ligne du bras gauche[2].
— Mais, Sancho, répondit Don Quichotte, comment peux-tu voir cette ligne, ni où sont la bouche et la tête, puisque la nuit est si obscure qu’on ne distingue pas une seule étoile ? — C’est bien vrai, répliqua Sancho, mais la peur a de bons yeux, et puisqu’elle voit, à ce qu’on dit, sous la terre, elle peut bien voir en haut dans le ciel ; et d’ailleurs il est aisé de conjecturer qu’il n’y a pas loin d’ici au jour. — Qu’il vienne tôt ou qu’il vienne tard, reprit Don Quichotte, il ne sera pas dit, à cette heure ni dans aucun temps, que des larmes ou des prières m’aient empêché de faire ce que je dois en qualité de chevalier. Je te prie donc, Sancho, de te taire. Dieu, qui m’a mis dans le cœur l’envie d’affronter cette aventure inouïe et formidable, aura soin de veiller sur mon salut et de consoler ton affliction. Ce que tu as à faire, c’est de bien serrer les sangles de Rossinante, et de te tenir ici ; je te promets d’être bientôt de retour, mort ou vif. »
Sancho, voyant l’inébranlable résolution de son maître et le peu d’influence qu’avaient sur lui ses conseils, ses prières et ses larmes, résolut de recourir à son adresse, et de lui faire, s’il était possible, attendre le jour bon gré mal gré. Pour cela, tandis qu’il serrait les sangles du cheval, sans faire semblant de rien et sans être aperçu, il attacha avec le licou de l’âne les deux pieds de Rossinante, de façon que, lorsque Don Quichotte voulut partir, il n’en put venir à bout, car le cheval ne pouvait bouger, si ce n’est par sauts et par bonds. Voyant le succès de sa ruse, Sancho Panza lui dit aussitôt : « Eh bien ! seigneur, vous le voyez ; le ciel, touché de mes pleurs et de mes supplications, ordonne que Rossinante ne puisse bouger de là, et si vous vous opiniâtrez, si vous tourmentez cette pauvre bête, ce sera vouloir fâcher la fortune, et donner, comme on dit, du poing contre l’aiguillon. »
Cependant Don Quichotte se désespérait ; mais, plus il frappait son cheval de l’éperon, moins il le faisait avancer ; enfin, sans se douter de la ligature, il trouva bon de se calmer et d’attendre, ou que le jour vînt, ou que Rossinante remuât. Toutefois, attribuant son refus de marcher à toute autre cause que l’industrie de Sancho : « Puisqu’il en est ainsi, lui dit-il, et que Rossinante ne veut pas avancer, il faut bien me résigner à attendre que l’aube nous rie, quoique j’aie à pleurer tout le temps qu’elle va tarder à poindre. — Il n’y a pas de quoi pleurer, répondit Sancho ; j’amuserai votre grâce en lui contant des contes jusqu’au jour ; à moins pourtant que vous n’aimiez mieux descendre de cheval, et dormir un peu sur le gazon, à la mode des chevaliers errants, pour vous trouver demain mieux reposé, et plus en état d’entreprendre cette furieuse aventure qui vous attend. — Qu’appelles-tu descendre, qu’appelles-tu dormir ! s’écria Don Quichotte. Suis-je par hasard de ces chevaliers musqués qui prennent du repos dans les périls ? Dors, toi, qui es né pour dormir, et fais tout ce que tu voudras ; mais je ferai, moi, ce qui convient le plus à mes desseins. — Que votre grâce ne se fâche pas, mon cher seigneur, répondit Sancho ; j’ai dit cela pour rire ; » et, s’approchant de lui, il mit une main sur l’arçon de devant, passa l’autre sur l’arçon de derrière, de sorte qu’il se tint embrassé à la cuisse gauche de son maître, sans oser s’en éloigner d’une seule ligne, tant sa frayeur était grande au bruit des coups qui continuaient à frapper alternativement.
Don Quichotte dit alors à Sancho de lui conter un conte, comme il le lui avait promis. « Je le ferais de bon cœur, répondit l’écuyer, si la peur me laissait la parole ; et cependant je vais m’efforcer de vous dire une histoire, telle que si je parviens à la conter et si je n’en oublie rien, ce sera la meilleure de toutes les histoires. Que votre grâce soit donc attentive, je vais commencer.
« Il y avait un jour ce qu’il y avait — que le bien qui vient soit pour tout le monde, et le mal pour celui qui l’est allé chercher[3] !… Et je vous prie de remarquer, mon seigneur, le commencement que les anciens donnaient à leurs contes de la veillée ; ce n’était pas le premier venu, vraiment, mais bien une sentence de Caton, l’encenseur romain, qui dit : « Et le mal pour celui qui l’est allé chercher. » Laquelle sentence vient ici comme une bague au doigt pour que votre grâce reste tranquille, et pour que je n’aille chercher le mal d’aucun côté ; mais bien plutôt pour que nous prenions un autre chemin, puisque personne ne nous force à continuer celui où nous assaillent tant de frayeurs. — Continue ton conte, Sancho, dit Don Quichotte, et du chemin que nous devons prendre, laisse-m’en le souci.
— Je dis donc, continua Sancho, que, dans un endroit de l’Estrémadure, il y avait un pâtre chevrier, c’est-à-dire qui gardait les chèvres, lequel pâtre ou chevrier, comme dit mon histoire, s’appelait Lope Ruiz, et ce Lope Ruiz était amoureux d’une bergère qui s’appelait Torralva, laquelle bergère appelée Torralva était fille d’un riche propriétaire de troupeaux, et ce riche propriétaire de troupeaux… — Mais si c’est ainsi que tu contes ton histoire, Sancho, interrompit Don Quichotte, répétant deux fois ce que tu as à dire, tu ne finiras pas en deux jours. Conte-la tout uniment, de suite, et comme un homme d’intelligence ; sinon, tais-toi, et n’en dis pas davantage. — De la manière que je vous la conte, répondit Sancho, se content dans mon pays toutes les histoires de veillées ; je ne sais pas la conter autrement, et il n’est pas juste que votre grâce exige que je fasse des modes nouvelles. — Conte donc comme tu voudras, s’écria Don Quichotte, et, puisque le sort m’a réduit à t’écouter, continue. — Vous saurez donc, seigneur de mon âme, poursuivit Sancho, que, comme j’ai déjà dit, ce berger était amoureux de Torralva la bergère, laquelle était une fille joufflue et rebondie, assez farouche et même un peu hommasse, car elle avait quelques poils de barbe au menton, si bien que je crois la voir d’ici. — Tu l’as donc connue quelque part ? demanda Don Quichotte. — Non, je ne l’ai pas connue, reprit Sancho ; mais celui qui m’a conté l’histoire m’a dit qu’elle était si véritable et si certaine que, quand je la raconterais à un autre, je pourrais bien jurer et affirmer que j’avais vu tout ce qui s’y passe. Or donc, les jours allant et venant, comme on dit, le diable, qui ne s’endort pas et qui se fourre partout pour tout embrouiller, fit si bien que l’amour qu’avait le berger pour la bergère se changea en haine et en mauvais vouloir ; et la cause en fut, selon les mauvaises langues, une certaine quantité de petites jalousies qu’elle lui donna les unes sur les autres, et telles, ma foi, qu’elles passaient la plaisanterie. Depuis ce temps, la haine du berger devint si forte, que, pour ne plus voir la bergère, il résolut de quitter son pays, et d’aller jusqu’où ses yeux ne pussent jamais la voir. La Torralva, tout aussitôt qu’elle se vit dédaignée de Lope, l’aima bien plus fort que lui ne l’avait jamais aimée.
— C’est la condition naturelle des femmes, interrompit Don Quichotte, de dédaigner qui les aime, et d’aimer qui les dédaigne. Continue.
— Il arriva donc, reprit Sancho, que le berger mit en œuvre son projet, et, poussant ses chèvres devant lui, il s’achemina dans les champs de l’Estrémadure, pour passer au royaume de Portugal. La Torralva, qui eut vent de sa fuite, se mit aussitôt à ses trousses ; elle le suivait de loin, à pied, ses souliers dans une main, un bourdon dans l’autre, et portant à son cou un petit bissac qui contenait, à ce qu’on prétend, un morceau de miroir, la moitié d’un peigne, et je ne sais quelle petite boîte de fard à farder pour le visage. Mais, qu’elle portât ces choses ou d’autres, ce que je n’ai pas envie de vérifier à présent, toujours est-il que le berger arriva avec son troupeau pour passer le Guadiana, dans le temps que les eaux avaient tellement crû que la rivière sortait presque de son lit ; et du côté où il arriva il n’y avait ni barque, ni bateau, ni batelier, pour le passer lui et ses chèvres, ce qui le fit bien enrager, parce qu’il voyait déjà la Torralva sur ses talons, et qu’elle allait lui faire passer un mauvais quart d’heure avec ses pleurs et ses criailleries. Mais il regarda tant de côté et d’autre, qu’à la fin il aperçut un pêcheur qui avait auprès de lui un petit bateau, mais si petit qu’il n’y pouvait tenir qu’une chèvre et une personne. Et pourtant il l’appela, et fit marché pour qu’il le passât à l’autre bord, lui et trois cents chèvres qu’il conduisait. Le pêcheur se met dans la barque, vient prendre une chèvre et la passe ; puis revient et en passe une autre, puis revient encore et en passe encore une autre… Ah çà ! que votre grâce fasse bien attention de compter les chèvres que passe le pêcheur ; car, si vous en échappez une seule, le conte finira sans qu’on puisse en dire un mot de plus. Je continue donc, et je dis que la rive de l’autre côté était escarpée, argileuse et glissante, de sorte que le pêcheur tardait beaucoup pour aller et venir. Il revint pourtant chercher une autre chèvre, puis une autre, puis une autre encore.
— Eh, pardieu ! suppose qu’il les a toutes passées ! s’écria Don Quichotte, et ne te mets pas à aller et venir de cette manière, car tu ne finirais pas de les passer en un an. — Combien y en a-t-il de passées jusqu’à cette heure ? demanda Sancho. — Et qui diable le sait ? répondit Don Quichotte. — Je vous le disais bien, pourtant, d’en tenir bon compte, reprit Sancho. Eh bien ! voilà que l’histoire est finie, et qu’il n’y a plus moyen de la continuer. — Comment cela peut-il être ? s’écria Don Quichotte ; est-il donc si essentiel à ton histoire de savoir par le menu le nombre de chèvres qui ont passé, que, si l’on se trompe d’une seule, tu ne puisses en dire un mot de plus ? — Non, seigneur, en aucune façon, répondit Sancho ; car, au moment où je demandais à votre grâce combien de chèvres avaient passé, et que vous m’avez répondu que vous n’en saviez rien, tout aussitôt ce qui me restait à dire s’en est allé de ma mémoire, et c’était, par ma foi, le meilleur et le plus divertissant. — De façon, reprit Don Quichotte, que l’histoire est finie ? — Comme la vie de ma mère, répondit Sancho. — Je t’assure, en vérité, répliqua Don Quichotte, que tu viens de conter là l’un des plus merveilleux contes, histoires ou historiettes qu’on puisse inventer dans ce monde[4], et qu’une telle manière de le conter et de le finir ne s’est vue et ne se verra jamais. Je ne devais pas, au surplus, attendre autre chose de ta haute raison. Mais pourquoi m’étonner ? Peut-être que ces coups, dont le bruit ne cesse pas, t’ont quelque peu troublé la cervelle ? — Tout est possible, répondit Sancho ; mais, à propos de mon histoire, je sais qu’il n’y a plus rien à dire, et qu’elle finit juste où commence l’erreur du compte des chèvres qui passent. — À la bonne heure, reprit Don Quichotte, qu’elle finisse où tu voudras ; mais voyons si maintenant Rossinante peut remuer. » En disant cela, il se remit à lui donner de l’éperon, et le cheval à faire un saut, sans bouger de place, tant il était bien attaché.
En ce moment il arriva, soit à cause de la fraîcheur du matin qui commençait à se faire sentir, soit parce que Sancho avait mangé la veille au soir quelque chose de laxatif, soit enfin, ce qui est le plus probable, que la nature opérât en lui, il arriva qu’il se sentit envie de déposer une charge dont personne ne pouvait le soulager. Mais telle était la peur qui s’était emparée de son âme, qu’il n’osait pas s’éloigner de son maître de l’épaisseur d’un ongle. D’une autre part, essayer de remettre ce qu’il avait à faire était impossible. Dans cette perplexité, il imagina de lâcher la main droite avec laquelle il se tenait accroché à l’arçon de derrière ; puis, sans faire ni bruit ni mouvement, il détacha l’aiguillette qui soutenait ses chausses, lesquelles lui tombèrent aussitôt sur les talons, et lui restèrent aux pieds comme des entraves ; ensuite, il releva doucement le pan de sa chemise, et mit à l’air les deux moitiés d’un postérieur qui n’était pas de mince encolure. Cela fait, et lorsqu’il croyait avoir achevé le plus difficile pour sortir de cette horrible angoisse, un autre embarras lui survint, plus cruel encore ; il lui sembla qu’il ne pouvait commencer sa besogne sans laisser échapper quelque bruit, et le voilà, serrant les dents et pliant les épaules, qui retient son souffle de toute la force de ses poumons. Mais en dépit de tant de précautions, il fut si peu chanceux, qu’à la fin il fit un léger bruit, fort différent de celui qui causait sa frayeur. Don Quichotte l’entendit : « Quel est ce bruit ? demanda-t-il aussitôt. — Je ne sais, seigneur, répondit l’autre ; mais ce doit être quelque chose de nouveau, car les aventures et mésaventures ne commencent jamais pour un peu. » Puis il se remit à tenter la fortune, et cette fois avec tant de succès que, sans plus de scandale ni d’alarme, il se trouva délivré du fardeau qui l’avait si fort mis à la gêne.
Mais, comme Don Quichotte avait le sens de l’odorat tout aussi fin que celui de l’ouïe, et comme Sancho était si près et si bien cousu à ses côtés que les vapeurs lui montaient à la tête presque en ligne droite, il ne put éviter que quelques-unes n’arrivassent jusqu’à ses narines. Dès qu’il les eut senties, il appela ses doigts au secours de son nez, qu’il serra étroitement entre le pouce et l’index. « Il me semble, Sancho, dit-il alors d’un ton nasillard, que tu as grand’peur en ce moment. — C’est vrai, répondit Sancho ; mais à quoi votre grâce s’aperçoit-elle que ma peur est plus grande à présent que tout à l’heure ? — C’est qu’à présent tu sens plus fort que tout à l’heure, reprit Don Quichotte, et ce n’est pas l’ambre, en vérité. — C’est encore possible, répliqua Sancho ; mais la faute n’en est pas à moi ; elle est à votre grâce, qui m’amène à ces heures indues dans ces parages abandonnés. — Retire-toi deux ou trois pas, mon ami, reprit Don Quichotte, sans lâcher les doigts qui lui tenaient le nez, et désormais prends un peu plus garde à ta personne et à ce que tu dois à la mienne : c’est sans doute de la grande liberté que je te laisse prendre avec moi qu’est née cette irrévérence. — Je gagerais, répliqua Sancho, que votre grâce s’imagine que j’ai fait de ma personne quelque chose que je ne devais point faire. — Laisse, laisse, s’écria Don Quichotte : ce sont des matières qu’il vaut mieux ne pas agiter. »
Ce fut en ces entretiens et d’autres semblables que le maître et le valet passèrent le reste de la nuit. Dès que Sancho vit que l’aube allait poindre, il détacha tout doucement les liens de Rossinante, et celui-ci, se voyant libre, se sentit, à ce qu’il parut, un peu de cœur au ventre. Quoiqu’il ne fût nullement fougueux de sa nature, il se mit à piétiner du devant, car, quant à faire des courbettes, je lui en demande bien pardon, mais il n’en était pas capable. Don Quichotte, voyant qu’enfin Rossinante remuait, en tira bon augure, et vit là le signal d’entreprendre cette aventure redoutable.
Pendant ce temps, le jour achevait de venir, et les objets se montraient distinctement. Don Quichotte vit qu’il était sous un groupe de hauts châtaigniers, arbres qui donnent une ombre très-épaisse ; mais, quant au bruit des coups qui ne cessaient pas un instant, il ne put en découvrir la cause. Ainsi donc, sans attendre davantage, il fit sentir l’éperon à Rossinante, et, prenant encore une fois congé de son écuyer, il lui ordonna de l’attendre en cet endroit trois jours au plus, comme il lui avait dit précédemment, au bout desquels, si Sancho ne le voyait pas revenir, il pourrait tenir pour certain qu’il avait plu à Dieu de lui faire laisser la vie dans cette périlleuse aventure. Il lui rappela ensuite l’ambassade qu’il devait présenter de sa part à sa dame Dulcinée ; enfin il ajouta que Sancho ne prît aucun souci du paiement de ses gages, parce que lui Don Quichotte, avant de quitter le pays, avait laissé son testament, où se trouvait l’ordre de lui payer gages et gratifications au prorata du temps qu’il l’avait servi. « Mais, continua-t-il, s’il plaît à Dieu de me tirer de ce péril sain et sauf et sans encombre, tu peux regarder comme archi-certaine la possession de l’île que je t’ai promise. » Quand Sancho entendit les touchants propos de son bon seigneur, il se remit à pleurer, et résolut de ne plus le quitter jusqu’à l’entière et complète solution de l’affaire. De ces pleurs et de cette honorable détermination, l’auteur de notre histoire tire la conséquence que Sancho Panza devait être bien né, et tout au moins vieux chrétien[5]. Son affliction attendrit quelque peu son maître, mais pas assez pour qu’il montrât la moindre faiblesse. Au contraire, dissimulant du mieux qu’il put, il s’achemina sans retard du côté d’où lui semblait venir le bruit continuel de l’eau et des coups.
Sancho le suivait à pied, selon sa coutume, menant par le licou son âne, éternel compagnon de sa bonne et mauvaise fortune. Quand ils eurent marché quelque temps sous le feuillage de ces sombres châtaigniers, ils arrivèrent dans une petite prairie, au pied de quelques roches élevées, d’où tombait avec grand bruit une belle chute d’eau. Au bas de ces roches étaient quelques mauvaises baraques, plus semblables à des ruines qu’à des maisons, du milieu desquelles ils s’aperçurent que partait le bruit de ces coups redoublés qui continuaient toujours. Rossinante s’effraya du bruit que faisaient les coups et la chute de l’eau. Mais Don Quichotte, après l’avoir calmé de la voix et de la main, s’approcha peu à peu des masures, se recommandant du profond de son cœur à sa dame, qu’il suppliait de lui accorder faveur en cette formidable entreprise, et, chemin faisant, invoquant aussi l’aide de Dieu. Pour Sancho, qui ne s’éloignait pas des côtés de son maître, il étendait tant qu’il pouvait le cou et la vue par-dessous le ventre de Rossinante, pour voir s’il apercevrait ce qui le tenait depuis si longtemps en doute et en émoi. Ils avaient fait encore une centaine de pas dans cette posture, lorsqu’enfin, au détour d’un rocher, se découvrit manifestement à leurs yeux la cause de cet infernal tapage qui, pendant la nuit tout entière, leur avait causé de si mortelles alarmes. Et c’était tout bonnement, si cette découverte, ô lecteur, ne te donne ni regret ni dépit, six marteaux de moulin à foulon, qui, de leurs coups alternatifs, faisaient tout ce vacarme.
À cette vue, Don Quichotte devint muet ; il pâlit et défaillit du haut en bas. Sancho le regarda, et vit qu’il avait la tête baissée sur sa poitrine, comme un homme confus et consterné. Don Quichotte aussi regarda Sancho ; il le vit les deux joues enflées, et la bouche tellement pleine d’envie de rire qu’il semblait vouloir en étouffer ; et toute sa mélancolie ne pouvant tenir contre la comique grimace de Sancho, il se laissa lui-même aller à sourire. Dès que Sancho vit que son maître commençait, il lâcha la bonde, et s’en donna de si bon cœur qu’il fut obligé de se serrer les rognons avec les poings pour ne pas crever de rire. Quatre fois il se calma, et quatre fois il se reprit avec la même impétuosité que la première. Don Quichotte s’en donnait au diable, surtout quand il l’entendit s’écrier, par manière de figue, et contrefaisant sa voix et ses gestes. « Apprends, ami Sancho, que je suis né, par la volonté du ciel, dans notre âge de fer pour y ressusciter l’âge d’or : c’est à moi que sont réservés les périls redoutables, les prouesses éclatantes et les vaillants exploits ; » continuant de répéter ainsi les propos que lui avait tenus son maître, lorsqu’il entendit la première fois le bruit des coups de marteau. Voyant donc que Sancho se moquait de lui décidément, Don Quichotte fut saisi d’une telle colère qu’il leva le manche de sa pique, et lui en asséna deux coups si violents que, si l’autre les eût reçus sur la tête aussi bien que sur les épaules, son maître était quitte de lui payer ses gages, à moins que ce ne fût à ses héritiers. Quand Sancho vit que ses plaisanteries étaient payées de cette monnaie, craignant que son maître ne doublât la récompense, il prit une contenance humble et un ton contrit : « Que votre grâce s’apaise ! lui dit-il ; ne voyez-vous pas que je plaisante ? — Et c’est justement parce que vous plaisantez que je ne plaisante pas, répondit Don Quichotte. Venez ici, monsieur le rieur, et répondez. Vous semble-t-il, par hasard, que, si ces marteaux à foulon eussent été aussi bien une périlleuse aventure, je n’avais pas montré assez de courage pour l’entreprendre et la mettre à fin ? et suis-je obligé, par hasard, chevalier que je suis, à distinguer les sons et à reconnaître si le bruit que j’entends vient de marteaux à foulon ou d’autre chose ? et ne pourrait-il pas arriver, comme c’est la vérité toute pure, que je n’en aie jamais vu ni entendu de ma vie, comme vous les avez vus et entendus, vous, rustre et vilain que vous êtes, né et élevé dans leur voisinage ? Sinon, faites voir un peu que ces six marteaux se changent en six géants, et jetez-les-moi à la barbe l’un après l’autre, ou tous ensemble ; et si je ne les mets pas tous six les quatre fers en l’air, alors je vous permets de vous moquer de moi tout à votre aise. — En voilà bien assez, mon cher seigneur, répliqua Sancho ; je confesse que j’ai trop lâché la bride à ma bonne humeur. Mais dites-moi, maintenant que nous sommes quittes et que la paix est faite (que Dieu vous tire de toutes les aventures aussi sain et aussi sauf que de celle-ci !) dites-moi, n’y a-t-il pas de quoi rire, et aussi de quoi conter, dans cette grande frayeur que nous avons eue ; dans la mienne, je veux dire, car je sais bien que votre grâce n’a jamais connu le nom même de la peur ? — Je ne nie pas, répondit Don Quichotte, que dans ce qui nous est arrivé il n’y ait réellement matière à rire ; mais je ne pense pas qu’il y ait matière à conter, car tous les gens qui vous écoutent n’ont pas assez de sens et d’esprit pour mettre les choses à leur vrai point. — Tout au moins, reprit Sancho, vous avez su mettre à son vrai point le manche de la lance, car, en me visant sur la tête, vous m’avez donné sur les épaules, grâce à Dieu et au soin que j’ai pris de gauchir à droite. Mais passe : tout s’en va, comme on dit, dans la lessive, et j’ai souvent ouï dire encore : celui-là t’aime bien qui te fait pleurer ; et d’autant plus que les grands seigneurs, après une mauvaise parole dite à leurs valets, ont coutume de leur donner une nippe. Je ne sais trop ce qu’ils leur donnent quand ils leur ont donné des coups de bâton, mais j’imagine que les chevaliers errants donnent après le bâton des îles ou des royaumes en terre ferme. — La chance pourrait tourner de telle sorte, répondit Don Quichotte, que tout ce que tu dis vînt à se vérifier. Et d’abord pardonne le passé : tu es raisonnable, et tu sais que les premiers mouvements ne sont pas dans la main de l’homme. Mais je veux aussi que tu sois désormais informé d’une chose, afin que tu te contiennes et t’abstiennes de trop parler avec moi : c’est que, dans tous les livres de chevalerie que j’ai lus, et le nombre en est infini, jamais je n’ai vu qu’aucun écuyer bavardât avec son seigneur aussi hardiment que tu bavardes avec le tien. Et, à vrai dire, nous avons aussi grand tort l’un que l’autre : toi, parce que tu ne me respectes pas assez ; moi, parce que je ne me fais pas assez respecter. Voilà Gandalin, l’écuyer d’Amadis, qui devint comte de l’Île-Ferme ; eh bien ! on lit de lui que jamais il ne parlait à son seigneur, sinon le bonnet à la main, la tête penchée et le corps incliné, more turquesco. Mais que dirons-nous de Gasabal, l’écuyer de don Galaor, lequel fut si discret que, pour nous instruire de son merveilleux talent à garder le silence, son nom n’est cité qu’une fois dans tout le cours de cette grande et véridique histoire ? De tout ce que je viens de dire, tu dois inférer, Sancho, qu’il est nécessaire de faire la différence du maître au valet, du seigneur au vassal, du chevalier à l’écuyer. Ainsi donc désormais nous devrons nous traiter avec plus de respect, sans prendre trop de corde et nous permettre trop de badinage. Car enfin, de quelque manière que je vienne à me fâcher contre vous, ce sera toujours tant pis pour la cruche[6]. Les récompenses et les bienfaits que je vous ai promis viendront à leur temps, et s’ils ne viennent pas, du moins, comme je vous l’ai dit, votre salaire ne se perdra point. — Tout ce que dit votre grâce est parfaitement bien, répondit Sancho ; mais je voudrais savoir, si le temps des récompenses ne devait jamais venir, et qu’il fallût s’en tenir aux gages, combien gagnait dans ce temps-là un écuyer de chevalier errant ; et s’il faisait marché au mois, ou à la journée, comme les goujats des maçons. — À ce que je crois, répliqua Don Quichotte, les écuyers de ce temps-là n’étaient pas à gages, mais à merci ; et si je t’ai assigné des gages dans le testament clos que j’ai laissé chez moi, c’est en vue de ce qui pourrait arriver. Car, en vérité, je ne sais pas encore comment prendra la chevalerie dans les siècles calamiteux où nous sommes, et je ne voudrais pas que, pour si peu de chose, mon âme fût en peine dans l’autre monde. Il faut, en effet, que tu saches, ami Sancho, qu’en celui-ci, il n’est pas d’état plus scabreux et plus périlleux que celui des coureurs d’aventures. — Je le crois bien, reprit Sancho, puisque le seul bruit des marteaux à foulon a pu troubler et désarçonner le cœur d’un errant aussi valeureux que votre grâce. Au reste, vous pouvez être bien certain que désormais je ne desserrerai plus les dents pour badiner sur vos affaires, mais seulement pour vous honorer comme mon maître et seigneur naturel. — En ce cas-là, répliqua Don Quichotte, tu vivras, comme on dit, sur la face de la terre, car, après les parents, ce sont les maîtres qu’on doit respecter le plus, et comme s’ils avaient les mêmes droits et la même qualité. »
- ↑ C’est sans doute une allusion au Nil, dont les anciens plaçaient la source au sommet des montagnes de la Lune, dans la Haute-Éthiopie, du haut desquelles il se précipitait par deux immenses cataractes. (Ptolémée, Géog., liv. IV.)
- ↑ Les bergers espagnols appellent la constellation de la petite Ourse le cor-de-chasse (la bocina). Cette constellation se compose de l’étoile polaire, qui est immobile, et de sept autres étoiles qui tournent autour, et qui forment une grossière image de cor-de-chasse. Pour connaître l’heure, les bergers figurent une croix, ou un homme étendu, ayant la tête, les pieds, le bras droit et le bras gauche. Au centre de cette croix est l’étoile polaire, et c’est le passage de l’étoile qui forme l’embouchure du cor-de-chasse (la boca de la bocina) par ces quatre points principaux, qui déterminent les heures de la nuit. Au mois d’août, époque de cette aventure, la ligne de minuit est, en effet, au bras gauche de la croix, de sorte qu’au moment où la boca de la bocina arrive au-dessus de la tête, il n’y a plus que deux ou trois heures jusqu’au jour. Le calcul de Sancho est à peu près juste.
- ↑ Quelquefois les contes de bonnes femmes commençaient ainsi :… « Le bien pour tout le monde, et le mal pour la maîtresse du curé. »
- ↑ L’histoire de la Torralva et des chèvres à passer n’était pas nouvelle. On la trouve, au moins en substance, dans la XXXIe des Cento Novelle antiche de Francesco Sansovino, imprimées en 1575. Mais l’auteur italien l’avait empruntée lui-même à un vieux fabliau provençal du XIIIe siècle. (Le Fableor, collection de Barbazan, 1756), qui n’était qu’une traduction en vers d’un conte latin de Pedro Alfonso, juif converti, médecin d’Alphonse-le-Batailleur, roi d’Aragon (vers 1100).
- ↑ On appelle vieux chrétiens, en Espagne, ceux qui ne comptent parmi leurs ancêtres ni Juifs ni Mores convertis.
- ↑ Allusion au proverbe espagnol : « Si la pierre donne sur la cruche, tant pis pour la cruche ; et si la cruche donne sur la pierre, tant pis pour la cruche. »