L’Ingénieux Hidalgo Don Quichotte de la Manche/Première partie/Chapitre XLII

Traduction par Louis Viardot.
J.-J. Dubochet (tome 1p. 605-615).


CHAPITRE XLII.

Qui traite de ce qui arriva encore dans l’hôtellerie, et de plusieurs autres choses dignes d’être connues.



Après ces dernières paroles, le captif se tut, et Don Fernand lui dit : « En vérité, seigneur capitaine, la manière dont vous avez raconté ces étranges aventures a été telle qu’elle égale la nouveauté et l’intérêt des aventures mêmes. Tout y est curieux, extraordinaire, plein d’incidents qui surprennent et ravissent ceux qui les entendent ; et nous avons eu tant de plaisir à vous écouter que, dût le jour de demain nous trouver encore occupés à la même histoire, nous nous réjouirions de l’entendre conter une seconde fois. » Après ces premiers mots, Cardénio et tous les autres convives se mirent au service du capitaine captif avec des propos si affectueux et si sincères, qu’il n’eut qu’à s’applaudir de leur bienveillance. Don Fernand lui offrit, entre autres choses, s’il voulait revenir avec lui, de faire en sorte que son frère le marquis fût parrain de Zoraïde, et de le mettre en état d’arriver dans son pays avec les commodités et la considération que méritait sa personne. Le captif le remercia courtoisement, mais ne voulut accepter aucune de ses offres libérales.

Cependant le jour baissait, et, quand la nuit fut venue, un carrosse s’arrêta devant la porte de l’hôtellerie, entouré de quelques hommes à cheval, qui demandèrent à loger. L’hôtesse répondit qu’il n’y avait pas un pied carré de libre dans toute la maison. « Parbleu ! s’écria l’un des cavaliers qui avait déjà mis pied à terre, quoi qu’il en soit, il y aura bien place pour monsieur l’auditeur, qui vient dans cette voiture[1]. » À ce nom, l’hôtesse se troubla : « Seigneur, reprit-elle, ce qu’il y a, c’est que je n’ai pas de lits. Si sa grâce monsieur l’auditeur en apporte un, comme je le suppose, qu’il soit le bien-venu. Mon mari et moi nous quitterons notre chambre, pour que sa grâce s’y établisse. — À la bonne heure ! » dit l’écuyer. En ce moment, descendait du carrosse un homme dont le costume annonçait de quel emploi il était revêtu. Sa longue robe aux manches tailladées faisait assez connaître qu’il était auditeur, comme l’avait dit son valet. Il conduisait par la main une jeune fille d’environ seize ans, en habit de voyage, si élégante, si fraîche et si belle, que sa vue excita l’admiration de tout le monde, au point que, si l’on n’eût pas eu sous les yeux Dorothée, Luscinde et Zoraïde, qui se trouvaient ensemble dans l’hôtellerie, on aurait cru qu’il était difficile de rencontrer une beauté comparable à celle de cette jeune personne. Don Quichotte se trouvait présent à l’arrivée de l’auditeur. Dès qu’il le vit entrer avec la demoiselle, il lui dit : « C’est en toute assurance que votre grâce peut entrer et prendre ses ébats dans ce château. Il est étroit et assez mal fourni, mais il n’y a ni gêne ni incommodité dans ce monde qui ne cèdent aux armes et aux lettres, surtout quand les armes et les lettres ont la beauté pour compagne et pour guide, comme l’ont justement les lettres de votre grâce dans cette belle damoiselle, devant qui, non-seulement les châteaux doivent ouvrir leurs portes, mais les rochers doivent se fendre et les montagnes s’aplanir pour lui livrer passage. Que votre grâce, dis-je, entre dans ce paradis : elle y trouvera des étoiles et des astres dignes de faire compagnie au soleil que votre grâce conduit par la main ; elle y trouvera les armes à leur poste, et la beauté dans toute son excellence. »

L’auditeur demeura tout interdit de la harangue de Don Quichotte, qu’il se mit à considérer des pieds à la tête, aussi étonné de son aspect que de ses paroles ; et, sans en trouver une seule à lui répondre, il tomba dans une autre surprise quand il vit paraître Luscinde, Dorothée et Zoraïde, qui, à la nouvelle de l’arrivée de nouveaux hôtes, et au récit que leur avait fait l’hôtesse des attraits de la jeune fille, étaient accourues pour la voir et lui faire accueil. Don Fernand, Cardénio et le curé firent au seigneur auditeur de plus simples politesses et des offres de meilleur ton. Après quoi il entra dans l’hôtellerie, aussi confondu de ce qu’il voyait que de ce qu’il avait entendu, et les beautés de la maison souhaitèrent la bien-venue à la belle voyageuse. Finalement, l’auditeur reconnut aussitôt qu’il n’y avait là que des gens de qualité ; mais l’aspect, le visage et le maintien de Don Quichotte le déconcertaient. Quand ils eurent tous échangé des courtoisies et des offres de service, quand ils eurent reconnu et mesuré les commodités que présentait l’hôtellerie, on s’arrêta au parti déjà pris précédemment de faire entrer toutes les dames dans le galetas tant de fois mentionné, tandis que les hommes resteraient dehors, comme pour leur faire la garde. L’auditeur consentit volontiers à ce que sa fille (car la jeune personne l’était en effet) s’en allât avec ces dames, ce qu’elle fit de très-bon cœur. Avec une partie du chétif lit de l’hôtelier et la moitié de celui qu’apportait l’auditeur, elles s’arrangèrent pour la nuit mieux qu’elles ne l’avaient espéré.

Pour le captif, dès le premier regard jeté sur l’auditeur, le cœur lui avait dit, par de secrets mouvements, que c’était son frère. Il alla questionner l’un des écuyers qui l’accompagnaient, et lui demanda comment s’appelait ce magistrat, et s’il savait quel était son pays. L’écuyer répondit que son maître s’appelait le licencié Juan Perez de Viedma, natif, à ce qu’il avait ouï dire, d’un bourg des montagnes de Léon. Ce récit, joint à ce qu’il voyait, acheva de confirmer le captif dans la pensée que l’auditeur était celui de ses frères qui, par le conseil de leur père, avait suivi la carrière des lettres. Ému et ravi de cette rencontre, il prit à part Don Fernand, Cardénio et le curé, pour leur conter ce qui lui arrivait, en les assurant que cet auditeur était bien son frère. L’écuyer lui avait dit également qu’il allait à Mexico, revêtu d’une charge d’auditeur des Indes à l’audience de cette capitale. Enfin, il avait appris que la jeune personne qui l’accompagnait était sa fille, dont la mère, morte en la mettant au monde, avait laissé son mari fort riche par la dot restée en héritage à la fille. Le captif leur demanda conseil sur la manière de se découvrir, ou plutôt d’éprouver d’abord si, lorsqu’il se serait découvert, son frère le repousserait, en le voyant pauvre, ou l’accueillerait avec des entrailles fraternelles. « Laissez-moi, dit le curé, le soin de faire cette expérience. D’ailleurs, il n’y a point à douter, seigneur capitaine, que vous ne soyez bien accueilli, car le mérite et la prudence que montre votre frère dans ses manières et son maintien n’indiquent point qu’il soit arrogant ou ingrat, et qu’il ne sache pas apprécier les coups de la fortune. — Cependant, reprit le capitaine, je voudrais me faire connaître, non pas brusquement, mais par un détour. — Je vous répète, répliqua le curé, que j’arrangerai les choses de façon que nous soyons tous satisfaits. »

En ce moment, le souper venait d’être servi. Tous les hôtes s’assirent à la table commune, excepté le captif, et les dames, qui soupèrent seules dans leur appartement. Au milieu du repas, le curé prit la parole : « Du même nom que votre grâce, seigneur auditeur, dit-il, j’ai eu un camarade à Constantinople, où je suis resté captif quelques années. Ce camarade était un des plus vaillants soldats, un des meilleurs capitaines qu’il y eût dans toute l’infanterie espagnole ; mais, autant il était brave et plein de cœur, autant il était malheureux. — Et comment s’appelait ce capitaine, seigneur licencié ? demanda l’auditeur. — Il s’appelait, reprit le curé, Rui[2] Perez de Viedma, et il était natif d’un bourg des montagnes de Léon. Il me raconta une aventure qui lui était arrivée avec son père et ses frères, telle que, si elle m’eût été rapportée par un homme moins sincère et moins digne de foi, je l’aurais prise pour une de ces histoires que les vieilles femmes content l’hiver au coin du feu. Il me dit, en effet, que son père avait divisé sa fortune entre trois fils qu’il avait, en leur donnant certains conseils meilleurs que ceux de Caton. Ce que je puis dire, c’est que le choix qu’avait fait ce gentilhomme de la carrière des armes lui avait si bien réussi, qu’en peu d’années, par sa valeur et sa belle conduite, et sans autre appui que son mérite éclatant, il parvint au grade de capitaine d’infanterie, et se vit en passe d’être promu bientôt à celui de mestre-de-camp. Mais alors la fortune lui devint contraire ; car, justement lorsqu’il devait attendre toutes ses faveurs, il éprouva ses rigueurs les plus cruelles. En un mot, il perdit la liberté dans l’heureuse et célèbre journée où tant d’autres la recouvrèrent, à la bataille de Lépante. Moi, je la perdis à la Goulette, et depuis, par une série d’événements divers, nous fûmes camarades à Constantinople. De là il fut conduit à Alger, où je sais qu’il lui arriva une des plus étranges aventures qui se soient jamais passées au monde. » Le curé, continuant de la sorte, raconta succinctement l’histoire de Zoraïde et du capitaine. À tout ce récit, l’auditeur était si attentif que jamais il n’avait été aussi auditeur qu’en ce moment. Le curé, toutefois, n’alla pas plus loin que le jour où les pirates français dépouillèrent les chrétiens qui montaient la barque ; il s’arrêta à la pauvre et triste condition où son camarade et la belle Moresque étaient restés réduits, ajoutant qu’il ignorait ce qu’ils étaient devenus ; s’ils avaient pu aborder en Espagne, ou si les Français les avaient emmenés avec eux.

Tout ce que disait le curé était écouté fort attentivement par le capitaine, qui, d’un lieu à l’écart, examinait tous les mouvements que faisait son frère. Celui-ci, quand il vit que le curé avait achevé son histoire, poussa un profond soupir, et s’écria, les yeux mouillés de larmes : « Oh ! seigneur, si vous saviez à qui s’adressent les nouvelles que vous venez de me conter, et comment elles me touchent dans un endroit tellement sensible, qu’en dépit de toute ma réserve et de toute ma prudence elles m’arrachent les pleurs dont vous voyez mes yeux se remplir ! Ce capitaine si valeureux, c’est mon frère aîné, lequel, comme doué d’une âme plus forte et de plus hautes pensées que moi et mon autre frère cadet, choisit le glorieux exercice de la guerre, l’une des trois carrières que notre père nous proposa, ainsi que vous le rapporta votre camarade, dans cette histoire qui vous semblait un conte de bonne femme. Moi, j’ai suivi la carrière des lettres, où Dieu et ma diligence m’ont fait arriver à l’emploi dont vous me voyez revêtu. Mon frère cadet est au Pérou, si riche que, de ce qu’il nous a envoyé à mon père et à moi, non-seulement il a bien rendu la part de fortune qu’il avait emportée, mais qu’il a donné aux mains de mon père le moyen de rassasier leur libéralité naturelle ; et j’ai pu moi-même suivre mes études avec plus de décence et de considération, et parvenir plus aisément au poste où je me vois. Mon père vit encore, mais mourant du désir de savoir ce qu’est devenu son fils aîné, et suppliant Dieu, dans de continuelles prières, que la mort ne ferme pas ses yeux qu’il n’ait vu vivants ceux de son fils. Ce qui m’étonne, c’est que mon frère, sage et avisé comme il est, n’ait point songé, au milieu de tant de traverses, d’afflictions et d’événements heureux, à donner de ses nouvelles à sa famille. Certes, si mon père ou quelqu’un de nous eût connu son sort, il n’aurait pas eu besoin d’attendre le miracle de la canne de jonc pour obtenir son rachat. Maintenant, ce qui cause ma crainte, c’est de savoir si ces Français lui auront rendu la liberté, ou s’ils l’auront mis à mort pour cacher leur vol. Cela sera cause que je continuerai mon voyage, non plus joyeusement comme je l’ai commencé, mais plein de mélancolie et de tristesse. Ô mon bon frère, qui pourrait me dire où tu es à présent, pour que j’aille te chercher et te délivrer de tes peines, fût-ce même au prix des miennes ! Oh ! qui portera à notre vieux père la nouvelle que tu es encore vivant, fusses-tu dans les cachots souterrains les plus profonds de la Berbérie, car ses richesses, celles de mon frère et les miennes sauront bien t’en tirer ! Et toi, belle et généreuse Zoraïde, que ne puis-je te rendre le bien que tu as fait à mon frère ! que ne puis-je assister à la renaissance de ton âme, et à ces noces qui nous combleraient tous de bonheur ! »

C’était par ces propos et d’autres semblables que l’auditeur exprimait ses sentiments aux nouvelles qu’il recevait de son frère, avec une tendresse si touchante, que ceux qui l’écoutaient montraient aussi la part qu’ils prenaient à son affliction. Le curé, voyant quelle heureuse issue avaient eue sa ruse et le désir du capitaine, ne voulut pas les tenir plus longtemps dans la tristesse. Il se leva de table, et entra dans l’appartement où se trouvait Zoraïde, qu’il ramena par la main, suivie de Luscinde, de Dorothée et de la fille de l’auditeur. Le capitaine attendait encore ce qu’allait faire le curé. Celui-ci le prit de l’autre main, et, les conduisant tous deux à ses côtés, il revint dans la chambre où étaient l’auditeur et les autres convives. « Séchez vos larmes, seigneur auditeur, lui dit-il, et que vos désirs soient pleinement comblés. Voici devant vous votre digne frère et votre aimable belle-sœur. Celui-ci, c’est le capitaine Viedma, celle-là, c’est la belle Moresque, dont il a reçu tant de bienfaits ; et les pirates français dont je vous ai parlé les ont mis dans la pauvreté où vous les voyez, pour que vous montriez à leur égard la générosité de votre noble cœur. » Le capitaine accourut aussitôt embrasser son frère, qui, dans sa surprise, lui mit d’abord les deux mains sur l’estomac pour l’examiner à distance ; mais, dès qu’il eut achevé de le reconnaître, il le serra si étroitement dans ses bras, en versant des larmes de joie et de tendresse, que la plupart des assistants ne purent retenir les leurs. Quant aux paroles que se dirent les deux frères et aux sentiments qu’ils se témoignèrent, à peine, je crois, peut-on les imaginer, à plus forte raison les écrire. Tantôt ils se racontaient brièvement leurs aventures, tantôt ils faisaient éclater la bonne amitié de deux frères ; l’auditeur embrassait Zoraïde, puis il lui offrait sa fortune, puis il la faisait embrasser par sa fille ; puis la jolie chrétienne et la belle Moresque arrachaient de nouveau, par leurs transports, des larmes à tout le monde. D’un côté, Don Quichotte considérait avec attention, et sans mot dire, ces événements étranges, qu’il attribuait tous aux chimères de sa chevalerie errante ; de l’autre, on décidait que le capitaine et Zoraïde retourneraient avec leur frère à Séville, et qu’ils informeraient leur père de la délivrance et de la rencontre de son fils, pour qu’il accourût, comme il pourrait, aux noces et au baptême de Zoraïde. Il n’était pas possible à l’auditeur de changer de route ou de retarder son voyage, parce qu’il avait appris qu’à un mois de là une flotte partait de Séville pour la Nouvelle-Espagne, et qu’il lui aurait été fort préjudiciable de perdre cette occasion.

Finalement, tout le monde fut ravi et joyeux de l’heureuse aventure du captif ; et, comme la nuit avait presque fait les deux tiers de son chemin, chacun résolut de s’aller reposer le peu de temps qui restait jusqu’au jour. Don Quichotte s’offrit à faire la garde du château, afin que quelque géant, ou quelque autre félon malintentionné, attiré par l’appât du trésor de beautés que ce château renfermait, ne vînt les y troubler. Ceux qui le connaissaient lui rendirent grâce de son offre, et apprirent à l’auditeur l’étrange humeur de Don Quichotte, ce qui le divertit beaucoup. Le seul Sancho Panza se désespérait de veiller si tard, et seul il s’arrangea pour la nuit mieux que tous les autres, en se couchant sur les harnais de son âne, qui faillirent lui coûter si cher, comme on le verra dans la suite. Les dames rentrées dans leur appartement, et les hommes s’arrangeant du moins mal qu’il leur fut possible, Don Quichotte sortit de l’hôtellerie pour se mettre en sentinelle, et faire, comme il l’avait promis, la garde du château.

Or, il arriva qu’au moment où l’aube du jour allait poindre, les dames entendirent tout à coup une voix si douce et si mélodieuse qu’elles se mirent toutes à l’écouter attentivement, surtout Dorothée, qui s’était éveillée la première, tandis que Doña Clara de Viedma, la fille de l’auditeur, dormait à ses côtés. Aucune d’elles ne pouvait imaginer quelle était la personne qui chantait si bien ; c’était une voix seule, que n’accompagnait aucun instrument. Il leur semblait qu’on chantait, tantôt dans la cour, tantôt dans l’écurie. Pendant qu’elles étaient ainsi non moins étonnées qu’attentives, Cardénio s’approcha de la porte de leur appartement : « Si l’on ne dort pas, dit-il, qu’on écoute, et l’on entendra la voix d’un garçon muletier qui de telle sorte chante, qu’il enchante. — Nous sommes à l’écouter, seigneur, répondit Dorothée. » et Cardénio s’éloigna. Alors Dorothée, prêtant de plus en plus toute son attention, entendit qu’on chantait les couplets suivants :


  1. La charge d’auditeur aux chancelleries et audiences, en Espagne, répond à celle de conseiller de cour royale parmi nous.
  2. Rui, abrévatif, pour Rodrigo.