L’Ingénieux Hidalgo Don Quichotte de la Manche/Première partie/Chapitre XLI

Traduction par Louis Viardot.
J.-J. Dubochet (tome 1p. 578-604).


CHAPITRE XLI.

Où le captif continue son histoire.



Quinze jours ne se passèrent point sans que notre renégat eût acheté une bonne barque, capable de tenir trente personnes. Pour colorer la chose et prévenir tous soupçons, il résolut de faire et fit en effet le voyage d’un pays appelé Sargel, qui est à vingt lieues d’Alger, du côté d’Oran, où il se fait un grand commerce de figues sèches[1]. Il recommença deux ou trois fois ce voyage, en compagnie du Tagarin dont il nous avait parlé. On appelle Tagarins, en Berbérie, les Mores de l’Aragon, et Mudejarès ceux de Grenade[2]. Ces derniers se nomment Elchès dans le royaume de Fez, et ce sont eux que le roi de ce pays emploie le plus volontiers à la guerre. Chaque fois que le renégat passait avec sa barque, il jetait l’ancre dans une petite cale qui n’était pas à deux portées d’arquebuse du jardin où demeurait Zoraïde. Là, avec les jeunes Mores qui ramaient dans son bâtiment, il se mettait à dessein, tantôt à dire l’Azala, tantôt à essayer, comme pour rire, ce qu’il pensait bien faire tout de bon. Ainsi, il allait au jardin de Zoraïde demander des fruits, et le père lui en donnait sans le connaître. Il aurait bien voulu parler à Zoraïde, comme il me le confia depuis, pour lui dire que c’était lui qui devait, par mon ordre, la mener en pays chrétien, et qu’elle attendît patiemment, en toute confiance ; mais il ne put jamais y parvenir, parce que les femmes moresques ne se laissent voir d’aucun More, ni Turc, à moins que ce ne soit par ordre de leur père ou de leur mari. Quant aux captifs chrétiens, elles se laissent voir et entretenir par eux peut-être plus qu’il ne serait raisonnable. Pour moi, j’aurais été fâché qu’il lui eût parlé, car elle se serait effrayée sans doute en voyant son sort confié à la langue d’un renégat. Mais Dieu, qui ordonnait les choses d’autre façon, ne donna point au désir du renégat l’occasion de se satisfaire. Celui-ci, voyant qu’il allait et venait en toute sûreté, dans ses voyages à Sargel ; qu’il jetait l’ancre où, quand et comme il lui plaisait ; que son associé le Tagarin n’avait d’autre volonté que la sienne ; qu’enfin j’étais racheté et qu’il ne manquait plus que de trouver des chrétiens pour le service des rames, me dit de choisir ceux que je voulais emmener avec moi, outre les gentilshommes rachetés, et de les tenir prévenus pour le premier vendredi, jour où il avait décidé qu’aurait lieu notre départ. En conséquence, je parlai à douze Espagnols, tous vigoureux rameurs, et de ceux qui pouvaient le plus librement sortir de la ville. Ce n’était pas facile d’en trouver autant à cette époque, car vingt bâtiments étaient sortis en course, et l’on avait emmené tous les hommes des chiourmes. Ceux-ci ne se rencontrèrent que parce que leur maître ne s’était pas mis en course de toute la saison, ayant à terminer une galiote qui était sur le chantier. Je ne leur dis rien autre chose sinon que, le premier vendredi, dans le tantôt, ils sortissent secrètement un à un, et qu’ils prissent le chemin du jardin d’Agi-Morato, où ils m’attendraient jusqu’à ce que j’arrivasse. Je donnai à chacun cet avis en particulier, en leur recommandant, s’ils voyaient là d’autres chrétiens, de leur dire simplement que je leur avais commandé de m’attendre en cet endroit.

» Cette démarche faite, il m’en restait une autre à faire qui me convenait encore davantage : c’était d’informer Zoraïde de l’état où se trouvaient nos affaires, pour qu’elle fût prête et sur le qui-vive, et pour qu’elle ne s’effrayât point si nous l’enlevions à l’improviste avant le temps que, dans sa pensée, mettrait à revenir la barque des chrétiens. Je résolus donc d’aller au jardin, et de voir si je pourrais lui parler. Sous le prétexte d’aller cueillir quelques herbages, j’y entrai la veille de mon départ, et la première personne que je rencontrai fut son père, lequel s’adressa à moi dans cette langue qu’on parle entre captifs et Mores, sur toutes les côtes de Berbérie, et même à Constantinople, qui n’est ni l’arabe, ni le castillan, ni la langue d’aucune nation, mais un mélange de toutes les langues, avec lequel nous parvenons à nous entendre tous[3]. Il me demanda donc, en cette manière de langage, qui j’étais, et ce que je cherchais dans son jardin. Je lui répondis que j’étais esclave d’Arnaute Mami[4] (et cela, parce que je savais que c’était un de ses amis les plus intimes), et que je cherchais des herbes pour faire une salade. Il me demanda ensuite si j’étais ou non homme de rachat, et combien mon maître exigeait pour ma rançon. Pendant ces questions et ces réponses, la belle Zoraïde sortit de la maison du jardin. Il y avait déjà longtemps qu’elle ne m’avait vu, et, comme les Moresques, ainsi que je l’ai dit, ne font aucune façon de se montrer aux chrétiens, et ne cherchent pas davantage à les éviter, rien ne l’empêcha de s’avancer auprès de nous. Au contraire, voyant qu’elle venait à petits pas, son père l’appela et la fit approcher. Ce serait chose impossible que de vous dire à présent avec quelle extrême beauté, quelle grâce parfaite et quels riches atours parut à mes yeux ma bien-aimée Zoraïde. Je dirai seulement que plus de perles pendaient à son beau cou, à ses oreilles, à ses boucles de cheveux, qu’elle n’avait de cheveux sur la tête. Au-dessus des coude-pieds, qu’elle avait nus et découverts à la mode de son pays, elle portait deux carcadj (c’est ainsi qu’on appelle en arabe les anneaux ou bracelets des pieds) d’or pur, avec tant de diamants incrustés que son père, à ce qu’elle m’a dit depuis, les estimait dix mille doublons, et les bracelets qu’elle portait aux poignets des mains valaient une somme égale. Les perles étaient très-fines et très-nombreuses, car la plus grande parure des femmes moresques est de se couvrir de perles en grains ou en semence. Aussi y a-t-il plus de perles chez les Mores que chez toutes les autres nations. Le père de Zoraïde avait la réputation d’en posséder un grand nombre et des plus belles qui fussent à Alger. Il passait aussi pour avoir dans son trésor plus de deux cent mille écus espagnols, et c’est de tout cela qu’était maîtresse celle qui l’est à présent de moi. Si elle se montrait belle avec tous ses ornements, on peut se faire idée, par les restes de beauté que lui ont laissés tant de souffrances et de fatigues, de ce qu’elle devait être en ces temps de prospérités. On sait que la beauté de la plupart des femmes a ses jours et ses époques ; que les accidents de leur vie la diminuent ou l’augmentent, et qu’il est naturel que les passions de l’âme l’élèvent ou l’abaissent, bien que d’ordinaire elles la flétrissent. Enfin, elle se montra parée et belle au dernier point ; du moins, elle me parut la plus riche et la plus ravissante femme qu’eussent encore vue mes yeux. Et, joignant à cela les sentiments de reconnaissance que m’avaient inspirés ses bienfaits, je crus avoir devant moi une divinité du ciel descendue sur la terre pour mon plaisir et mon salut. Dès qu’elle approcha, son père lui dit dans sa langue que j’étais esclave de son ami Arnaute-Mami, et que je venais chercher une salade. Elle prit alors la parole, et, dans cette langue mêlée dont je vous ai parlé, elle me demanda si j’étais gentilhomme, et pourquoi je ne m’étais pas encore racheté ; je lui répondis que je venais de l’être et qu’elle pouvait voir, par le prix de ma rançon, combien mon maître m’estimait, puisqu’il avait exigé et touché quinze cents zoltanis[5]. « En vérité, reprit-elle, si tu avais appartenu à mon père, j’aurais fait en sorte qu’il ne te donnât pas pour deux fois autant ; car vous autres chrétiens, vous mentez en tout ce que vous dites, et vous vous faites pauvres pour tromper les Mores. — Cela peut bien être, madame, répondis-je ; mais je proteste que j’ai dit à mon maître la vérité, que je la dis et la dirai à toutes les personnes que je rencontre en ce monde. — Et quand t’en vas-tu ? demanda Zoraïde. — Demain, à ce que je crois, lui dis-je. Il y a ici un vaisseau de France qui met demain à la voile, et je pense partir avec lui. — Ne vaudrait-il pas mieux, répliqua Zoraïde, attendre qu’il arrivât des vaisseaux d’Espagne pour t’en aller avec eux, plutôt qu’avec des Français, qui ne sont pas vos amis ? — Non, répondis-je ; si toutefois il y avait des nouvelles certaines qu’un bâtiment arrive d’Espagne, je me déciderais à l’attendre ; mais il est plus sûr de m’en aller dès demain, car le désir que j’ai de me voir en mon pays, auprès des personnes que j’aime, est si fort, qu’il ne me laissera pas attendre une autre occasion, pour peu qu’elle tarde, quelque bonne qu’elle puisse être. — Tu dois sans doute être marié dans ton pays ? demanda Zoraïde ; et c’est pour cela que tu désires tant aller revoir ta femme. — Non, répondis-je, je ne suis pas marié ; mais j’ai donné ma parole de me marier en arrivant. — Est-elle belle, la dame à qui tu l’as donnée ? demanda Zoraïde. — Si belle, répliquai-je, que pour la louer dignement, et te dire la vérité, j’affirme qu’elle te ressemble beaucoup. » À ces mots, le père de Zoraïde se mit à rire de bon cœur, et me dit : « Par Allah ! chrétien, elle doit être bien belle, en effet, si elle ressemble à ma fille, qui est la plus belle personne de tout ce royaume ; si tu en doutes, regarde-la bien, et tu verras que je t’ai dit la vérité. » C’était Agi-Morato qui nous servait d’interprète dans le cours de cet entretien, comme plus habile à parler cette langue bâtarde dont on fait usage en ce pays ; car Zoraïde, quoiqu’elle l’entendît également, exprimait plutôt ses pensées par signes que par paroles.

» Tandis que la conversation continuait ainsi, arrive un More tout essoufflé, disant à grands cris que quatre Turcs ont sauté par-dessus les murs du jardin, et qu’ils cueillent les fruits, bien que tout verts encore. À cette nouvelle, le vieillard tressaillit de crainte, et sa fille aussi, car les Mores ont une peur générale et presque naturelle des Turcs, surtout des soldats de cette nation, qui sont si insolents et exercent un tel empire sur les Mores leurs sujets, qu’ils les traitent plus mal que s’ils étaient leurs esclaves. Agi-Morato dit aussitôt à Zoraïde : « Fille, retourne vite à la maison, et renferme-toi pendant que je vais parler à ces chiens ; toi, chrétien, cherche tes herbes à ton aise, et qu’Allah te ramène heureusement en ton pays. » Je m’inclinai, et il alla chercher les Turcs, me laissant seul avec Zoraïde, qui fit d’abord mine d’obéir à son père ; mais, dès qu’il eut disparu derrière les arbres du jardin, elle revint auprès de moi, et me dit, les yeux pleins de larmes : « Ataméji, chrétien, ataméji ? » ce qui veut dire : « Tu t’en vas, chrétien, tu t’en vas ? — Oui, madame, lui répondis-je ; mais jamais sans toi. Attends-moi le premier dgiuma, et ne t’effraie pas de nous voir, car, sans aucun doute, nous t’emmènerons en pays de chrétiens. » Je lui dis ce peu de mots de façon qu’elle me comprît très-bien, ainsi que d’autres propos que nous échangeâmes. Alors, jetant un bras autour de mon cou, elle commença d’un pas tremblant à cheminer vers la maison. Le sort voulut, et ce pouvait être pour notre perte, si le ciel n’en eût ordonné autrement, que, tandis que nous marchions ainsi embrassés, son père, qui venait déjà de renvoyer les Turcs, nous vit dans cette posture, et nous vîmes bien aussi qu’il nous avait aperçus. Mais Zoraïde, adroite et prudente, ne voulut pas ôter ses bras de mon cou ; au contraire, elle s’approcha plus près encore, et posa sa tête sur ma poitrine, en pliant un peu les genoux, et donnant tous les signes d’un évanouissement complet. Moi, de mon côté, je feignis de la soutenir contre mon gré. Son père vint en courant à notre rencontre, et, voyant sa fille en cet état, il lui demanda ce qu’elle avait ; mais comme elle ne répondait pas : « Sans doute, s’écria-t-il, que l’effroi que lui a donné l’arrivée de ces chiens l’aura fait évanouir. » Alors, l’ôtant de dessus ma poitrine, il la pressa contre la sienne. Elle, jetant un soupir, et les yeux encore mouillés, se tourna de mon côté, et me dit : « Améji, chrétien, améji, » c’est-à-dire : « Va-t’en, chrétien, va-t’en. » À quoi son père répondit : « Peu importe, fille, que le chrétien s’en aille, car il ne t’a point fait de mal ; et les Turcs sont partis. Que rien ne t’effraie maintenant, et que rien ne te chagrine, puisque les Turcs, ainsi que je te l’ai dit, se sont, à ma prière, en allés par où ils étaient venus. — Ce sont eux, seigneur, dis-je à son père, qui l’ont effrayée, comme tu l’as pensé. Mais puisqu’elle dit que je m’en aille, je ne veux pas lui causer de peine. Reste en paix, et, avec ta permission, je reviendrai, au besoin, cueillir des herbes dans le jardin ; car, à ce que dit mon maître, on n’en saurait trouver en aucun autre de meilleures pour la salade. — Tu pourras revenir toutes les fois qu’il te plaira, répondit Agi-Morato ; ma fille ne dit pas cela parce que ta vue ou celle d’autres chrétiens la fâche ; elle voulait dire que les Turcs s’en allassent, ou bien qu’il était temps de chercher tes herbes. » À ces mots, je pris sur-le-champ congé de tous les deux, et Zoraïde, qui semblait à chaque pas se sentir arracher l’âme, s’éloigna avec son père. Moi, sous prétexte de chercher les herbes de ma salade, je parcourus à mon aise tout le jardin ; je remarquai bien les entrées et les sorties, le fort et le faible de la maison, et les commodités qui se pouvaient offrir pour le succès de notre entreprise. Cela fait, je revins, et rendis compte de tout ce qui s’était passé au renégat et à mes compagnons, soupirant après l’heure où je me verrais en paisible jouissance du bonheur que m’offrait le ciel dans la belle et charmante Zoraïde.

» Enfin, le temps s’écoula, et amena le jour par nous si désiré. Nous suivîmes ponctuellement tous ensemble l’ordre arrêté dans nos conciliabules après de mûres réflexions, et le succès répondit pleinement à notre espoir. Le vendredi qui suivit le jour où j’avais entretenu Zoraïde dans le jardin, le renégat vint, à l’entrée de la nuit, jeter l’ancre avec sa barque presque en face de la demeure où nous attendait l’aimable fille d’Agi-Morato. Déjà les chrétiens qui devaient occuper les bancs des rameurs étaient avertis et cachés dans divers endroits des environs. Ils étaient tous vigilants et joyeux dans l’attente de mon arrivée, et impatients d’attaquer le navire qu’ils avaient devant les yeux ; car, ne sachant point la convention faite avec le renégat, ils croyaient que c’était par la force de leurs bras qu’il fallait gagner la liberté, en ôtant la vie aux Mores qui occupaient la barque. Il arriva donc qu’à peine je me fus montré avec mes compagnons, tous les autres qui étaient cachés, guettant notre arrivée, accoururent auprès de nous. C’était l’heure où les portes de la ville venaient d’être fermées, et personne n’apparaissait dans toute cette campagne. Quand nous fûmes réunis, nous hésitâmes pour savoir s’il valait mieux aller d’abord chercher Zoraïde, ou faire, avant tout, prisonniers les Mores bagarins[6] qui ramaient dans la barque. Pendant que nous étions encore à balancer, arriva notre renégat, qui nous demanda à quoi nous perdions le temps, ajoutant que l’heure était venue d’agir, et que tous ses Mores, la plupart endormis, ne songeaient guère à se tenir sur leurs gardes. Nous lui dîmes ce qui causait notre hésitation ; mais il répondit que ce qui importait le plus, c’était d’abord de s’emparer de la barque, chose très-facile et sans nul danger, puis qu’ensuite nous pourrions aller enlever Zoraïde. Son avis fut unanimement approuvé, et, sans tarder davantage, guidés par lui, nous arrivâmes au petit navire. Il sauta le premier à bord, saisit un cimeterre, et s’écria en langue arabe : « Que personne de vous ne bouge s’il ne veut qu’il lui en coûte la vie. » En ce moment, presque tous les chrétiens étaient entrés à sa suite. Les Mores, qui n’étaient pas gens de résolution, furent frappés d’effroi en écoutant ainsi parler leur arraez[7], et, sans qu’aucun d’eux étendît la main sur le peu d’armes qu’ils avaient, ils se laissèrent en silence garrotter par les chrétiens. Ceux-ci firent cette besogne avec célérité, menaçant les Mores, si l’un d’eux élevait la voix, de les passer tous au fil de l’épée. Quand cela fut fait, la moitié de nos gens restèrent pour les garder, et je revins avec les autres, ayant toujours le renégat pour guide, au jardin d’Agi-Morato. Le bonheur voulut qu’en arrivant à la porte nous l’ouvrissions avec autant de facilité que si elle n’eût pas été fermée. Nous approchâmes donc en grand silence jusque auprès de la maison, sans donner l’éveil à personne. La belle Zoraïde nous attendait à une fenêtre, et, dès qu’elle entendit que quelqu’un était là, elle demanda d’une voix basse si nous étions nazarani, c’est-à-dire chrétiens. Je lui répondis qu’oui, et qu’elle n’avait qu’à descendre. Quand elle me reconnut, elle n’hésita pas un moment ; sans répliquer un mot, elle descendit en toute hâte, ouvrit la porte et se fit voir à tous les yeux, si belle et si richement vêtue, que je ne pourrais l’exprimer. Dès que je la vis, je lui pris une main, et je la baisai ; le renégat fit de même ainsi que mes deux compagnons, et les autres aussi, qui, sans rien savoir de l’aventure, firent ce qu’ils nous virent faire, si bien qu’il semblait que tous nous lui rendissions grâce, et la reconnussions pour maîtresse de notre liberté. Le renégat lui demanda en langue moresque si son père était dans le jardin. Elle répondit qu’oui, et qu’il dormait. « Alors il faudra l’éveiller, reprit le renégat, et l’emmener avec nous, ainsi que tout ce qu’il y a de précieux dans ce beau jardin. — Non, s’écria-t-elle, on ne touchera point à un cheveu de mon père ; et dans cette maison il n’y a rien de plus que ce que j’emporte, et c’est bien assez pour que vous soyez tous riches et contents. Attendez un peu, et vous allez voir. » À ces mots, elle rentra chez elle, en disant qu’elle reviendrait aussitôt, et que nous restassions tranquilles, sans faire aucun bruit. Je questionnai le renégat sur ce qui venait de se passer entre eux, et quand il me l’eut conté je lui dis qu’il fallait ne faire en toute chose que la volonté de Zoraïde. Celle-ci revenait déjà, chargée d’un coffret si plein d’écus d’or, qu’elle pouvait à peine le soutenir. La fatalité voulut que son père s’éveillât en ce moment, et qu’il entendît le bruit qui se faisait dans le jardin. Il s’approcha de la fenêtre, et reconnut sur-le-champ que tous ceux qui entouraient sa maison étaient chrétiens. Aussitôt, jetant des cris perçants, il se mit à dire en arabe : « Aux chrétiens, aux chrétiens ! aux voleurs, aux voleurs ! » Ces cris nous mirent tous dans une affreuse confusion. Mais le renégat, voyant le péril que nous courions, et combien il lui importait de terminer l’entreprise avant que l’éveil fût donné, monta, en courant à toutes jambes, à l’appartement d’Agi-Morato. Quelques-uns des nôtres le suivirent, car je n’osai, quant à moi, abandonner Zoraïde, qui était tombée comme évanouie dans mes bras. Finalement, ceux qui étaient montés mirent si bien le temps à profit, qu’un moment après ils descendirent, amenant Agi-Morato, les mains liées et un mouchoir attaché sur la bouche, et le menaçant de lui faire payer un seul mot de la vie. Quand sa fille l’aperçut, elle se couvrit les yeux pour ne point le voir, et lui resta frappé de stupeur, ne sachant pas avec quelle bonne volonté elle s’était remise en nos mains. Mais comme alors les pieds étaient le plus nécessaires, nous regagnâmes en toute hâte notre barque, où ceux qui étaient restés nous attendaient, fort inquiets qu’il ne nous fût arrivé quelque malheur.

» À peine deux heures de la nuit s’étaient écoulées que nous étions tous réunis dans la barque. On ôta au père de Zoraïde les liens des mains et le mouchoir de la bouche ; mais le renégat lui répéta encore que, s’il disait un mot, c’en était fait de lui. Dès qu’il aperçut là sa fille, Agi-Morato commença à pousser de plaintifs sanglots, surtout quand il vit que je la tenais étroitement embrassée, et qu’elle, sans se plaindre, sans se défendre, sans chercher à s’échapper, demeurait tranquille entre mes bras ; mais toutefois il gardait le silence, dans la crainte que le renégat ne mît ses menaces à effet. Au moment où nous allions jeter les rames à l’eau, Zoraïde, voyant dans la barque son père et les autres Mores qui étaient attachés, dit au renégat de me demander que je lui fisse la grâce de relâcher ces Mores, et de rendre à son père la liberté, parce qu’elle se précipiterait plutôt dans la mer que de voir devant ses yeux, et par rapport à elle, emmener captif un père qui l’avait si tendrement aimée. Le renégat me transmit sa prière ; et je répondis que j’étais prêt à la contenter. Mais il répliqua que cela n’était pas possible. « Si nous les laissons ici, me dit-il, ils vont appeler au secours, mettre la ville en rumeur, et ils seront cause qu’on enverra de légères frégates à notre poursuite, qu’on nous cernera par terre et par mer, et que nous ne pourrons nous échapper. Ce qu’on peut faire, c’est de leur donner la liberté en arrivant au premier pays chrétien. » Nous nous rendîmes tous à cet avis, et Zoraïde, à laquelle on expliqua les motifs qui nous obligeaient à ne point faire sur-le-champ ce qu’elle désirait, s’en montra satisfaite.

» Aussitôt, en grand silence, mais avec une joyeuse célérité, chacun de nos vigoureux rameurs saisit son aviron, et nous commençâmes, en nous recommandant à Dieu du profond de nos cœurs, à voguer dans la direction des îles Baléares, qui sont le pays chrétien le plus voisin. Mais comme le vent d’est soufflait assez fort, et que la mer était un peu houleuse, il devint impossible de suivre la route de Mayorque, et nous fûmes obligés de longer le rivage du côté d’Oran, non sans grande inquiétude d’être découverts de la petite ville de Sargel, qui, sur cette côte, n’est pas à plus de soixante milles d’Alger. Nous craignions aussi de rencontrer dans ces parages quelque galiote de celles qui amènent des marchandises de Tétouan, bien que chacun de nous comptât assez sur lui et sur les autres pour espérer, si nous rencontrions une galiote de commerce qui ne fût point armée en course, non-seulement de ne pas être pris, mais, au contraire, de prendre un bâtiment où nous pourrions achever plus sûrement notre voyage. Tandis qu’on naviguait ainsi, Zoraïde restait à mes côtés, la tête cachée dans mes mains pour ne pas voir son père, et j’entendais qu’elle appelait tout bas Lella Maryem, en la priant de nous assister.

» Nous avions fait environ trente milles quand le jour commença de poindre, mais nous étions à peine à trois portées d’arquebuse de la terre, que nous vîmes entièrement déserte et sans personne qui pût nous découvrir. Cependant, à force de rames, nous gagnâmes la pleine mer, qui s’était un peu calmée, et quand nous fûmes à deux lieues environ de la côte, on donna l’ordre de ramer de quart pendant que nous prendrions quelque nourriture, car la barque était abondamment pourvue. Mais les rameurs répondirent qu’il n’était pas encore temps de prendre du repos, qu’on pouvait donner à manger à ceux qui n’avaient rien à faire, et qu’ils ne voulaient pour rien au monde déposer les rames. On leur obéit, et, presque au même instant, un grand vent s’éleva, qui nous força d’ouvrir les voiles et de laisser la rame, en mettant le cap sur Oran, car il n’était pas possible de suivre une autre direction. Cette manœuvre se fit avec rapidité, et nous naviguâmes à la voile, faisant plus de huit milles à l’heure, sans autre crainte que celle de rencontrer un bâtiment armé en course. Nous donnâmes à manger aux Mores bagarins, que le renégat consola en leur disant qu’ils n’étaient point captifs, et qu’à la première occasion la liberté leur serait rendue. Il tint le même langage au père de Zoraïde ; mais le vieillard répondit : « Je pourrais, ô chrétiens, attendre toute autre chose de votre générosité et de votre courtoisie, mais ne me croyez pas assez simple pour imaginer que vous allez me donner la liberté. Vous ne vous êtes pas exposés assurément aux périls qu’il y avait à me l’enlever pour me la rendre si libéralement, surtout sachant qui je suis et quels avantages vous pouvez retirer en m’imposant une rançon. S’il vous plaît d’en fixer le prix, je vous offre dès maintenant tout ce que vous voudrez pour moi et pour cette pauvre enfant, qui est la meilleure et la plus chère partie de mon âme. » En achevant ces mots, il se mit à pleurer si amèrement, qu’il nous fit à tous compassion, et qu’il força Zoraïde à jeter la vue sur lui. Quand elle le vit ainsi pleurer, elle s’attendrit, se leva de mes genoux, pour aller embrasser son père, et, collant son visage au sien, ils commencèrent tous deux à fondre en larmes d’une manière si touchante, que la plupart d’entre nous sentaient aussi leurs yeux se mouiller de pleurs. Mais lorsque Agi-Morato la vit en habit de fête et chargée de tant de bijoux, il lui dit dans sa langue : « Qu’est-ce que cela, ma fille ? hier, à l’entrée de la nuit, avant que ce terrible malheur nous arrivât, je t’ai vue avec tes habits ordinaires de la maison ; et, maintenant, sans que tu aies eu le temps de te vêtir, et sans que je t’aie donné aucune nouvelle joyeuse à célébrer en pompe et en cérémonie, je te vois parée des plus riches atours dont j’aie pu te faire présent pendant notre plus grande prospérité ? Réponds à cela, car j’en suis plus surpris et plus inquiet que du malheur même où je me trouve. »

» Tout ce que le More disait à sa fille, le renégat nous le transmettait, et Zoraïde ne répondait pas un mot. Mais quand Agi-Morato vit dans un coin de la barque le coffret où elle avait coutume d’enfermer ses bijoux, et qu’il savait bien avoir laissé dans sa maison d’Alger, ne voulant pas l’apporter au jardin, il fut bien plus surpris encore, et lui demanda comment ce coffre était tombé en nos mains, et qu’est-ce qu’il y avait dedans. Alors le renégat, sans attendre la réponse de Zoraïde, répondit au vieillard : « Ne te fatigue pas, seigneur, à demander tant de choses à ta fille Zoraïde ; je vais t’en répondre une seule, qui pourra satisfaire à toutes tes questions. Sache donc qu’elle est chrétienne, que c’est elle qui a été la lime de nos chaînes et la délivrance de notre captivité. Elle est venue ici de son plein gré, aussi contente, à ce que je suppose, de se voir en cette situation, que celui qui passe des ténèbres à la lumière, de la mort à la vie, et de l’enfer au paradis.

— Est-ce vrai, ma fille, ce que dit celui-là ? s’écria le More.

— Il en est ainsi, répondit Zoraïde.

— Quoi ! répliqua le vieillard, tu es chrétienne, et c’est toi qui as mis ton père au pouvoir de ses ennemis ?

— Chrétienne, oui, je le suis, reprit Zoraïde, mais non celle qui t’a mis en cet état, car jamais mon désir n’a été de t’abandonner, ni de te faire du mal, mais seulement de faire mon bien.

— Et quel bien t’es-tu fait, ma fille ?

— Pour cela, répondit-elle, demande-le à Lella Maryem ; elle saura te le dire mieux que moi. »

» À peine le More eut-il entendu cette réponse, qu’avec une incroyable célérité il se jeta dans l’eau la tête la première, et il se serait infailliblement noyé si le long vêtement qu’il portait ne l’eût un peu soutenu sur les flots. Aux cris de Zoraïde, nous accourûmes tous, et, le saisissant par sa tunique, nous le retirâmes à demi noyé et sans connaissance ; ce qui causa une si vive douleur à Zoraïde, qu’elle se mit, comme s’il eût été sans vie, à pousser sur son corps les plus tendres et les plus douloureux sanglots. Nous le pendîmes la tête en bas ; il rendit beaucoup d’eau, et revint à lui au bout de deux heures. Pendant ce temps, le vent ayant changé, nous fûmes obligés de nous rapprocher de terre, et de faire force de rames pour ne pas être jetés à la côte. Mais notre bonne étoile permit que nous arrivassions à une cale que forme un petit promontoire, appelé par les Mores cap de la Cava rhoumia, qui veut dire en notre langue de la mauvaise femme chrétienne. C’est une tradition parmi eux qu’en cet endroit est enterrée cette Cava qui causa la perte de l’Espagne, parce qu’en leur langue, Cava veut dire mauvaise femme[8], et rhoumia, chrétienne. Ils tiennent même à mauvais augure de jeter l’ancre dans cette cale quand la nécessité les y force, car ce n’est jamais sans nécessité qu’ils y abordent. Pour nous, ce ne fut pas un gîte de mauvaise femme, mais bien un heureux port de salut, tant la mer était furieuse. Nous plaçâmes nos sentinelles à terre, et, sans quitter un moment les rames, nous mangeâmes des provisions qu’avait faites le renégat ; après quoi, nous priâmes du fond de nos cœurs Dieu et Notre-Dame de nous prêter leur assistance et leur faveur pour mener à bonne fin un si heureux commencement.

» On se prépara, pour céder aux supplications de Zoraïde, à mettre à terre son père et les autres Mores qui étaient encore attachés, car le cœur lui manquait, et ses tendres entrailles étaient déchirées à la vue de son père lié comme un malfaiteur, et de ses compatriotes prisonniers. Nous promîmes de lui obéir au moment du départ, puisqu’il n’y avait nul danger à les laisser en cet endroit, qui était complètement désert. Nos prières ne furent pas si vaines que le Ciel ne les entendît ; en notre faveur, le vent changea, la mer devint tranquille, et tout nous invita à continuer joyeusement notre voyage. Voyant l’instant favorable, nous déliâmes les Mores, et, à leur grand étonnement, nous les mîmes à terre un à un. Mais quand on descendit le père de Zoraïde, qui avait repris toute sa connaissance, il nous dit : « Pourquoi pensez-vous, chrétiens, que cette méchante femelle se réjouisse de ce que vous me rendez la liberté ? croyez-vous que c’est parce qu’elle a pitié de moi ? Non, certes ; c’est pour se délivrer de la gêne que lui causerait ma présence quand elle voudra satisfaire ses désirs criminels. N’allez pas imaginer que ce qui l’a fait changer de religion c’est d’avoir cru que la vôtre vaut mieux que la nôtre ; non, c’est d’avoir appris que chez vous on se livre à l’impudicité plus librement que dans notre pays. » Puis, se tournant vers Zoraïde, tandis qu’avec un autre chrétien je le retenais par les deux bras pour qu’il ne fît pas quelque extravagance : « Ô jeune fille infâme et pervertie ! s’écria-t-il, où vas-tu, aveugle et dénaturée, au pouvoir de ces chiens, nos ennemis naturels ? Maudite soit l’heure où je t’ai engendrée, et maudits soient les soins que j’ai pris de ton enfance ! » Quand je vis qu’il prenait le chemin de n’en pas finir de sitôt, je me hâtai de le descendre à terre, et là il continuait à grands cris ses malédictions et ses plaintes, suppliant Mahomet de prier Allah de nous détruire et de nous abîmer. Lorsque, après avoir mis à la voile, nous ne pûmes plus entendre ses paroles, nous vîmes encore ses actions ; il s’arrachait les cheveux, se frappait le visage et se roulait par terre. Mais, dans un moment, il éleva si fort la voix, que nous pûmes distinctement l’entendre : « Reviens, ma fille bien-aimée, disait-il, descends à terre ; je te pardonne tout. Donne à ces hommes ton argent, qui est déjà le leur, et reviens consoler ton triste père, qui, si tu le laisses, laissera la vie sur cette plage déserte. » Zoraïde entendait tout cela, et, le cœur brisé, pleurait amèrement. Elle ne sut rien trouver de mieux à lui répondre que ce peu de paroles : « Allah veuille, ô mon père, que Lella Maryem, qui m’a rendue chrétienne, te console dans ta tristesse. Allah sait bien que je n’ai pu m’empêcher de faire ce que j’ai fait, et que ces chrétiens ne doivent rien à ma volonté. Quand même j’aurais voulu les laisser partir et rester à la maison, cela ne m’aurait pas été possible, tant mon âme avait hâte de mettre en œuvre cette résolution, qui me semble aussi sainte qu’à toi, mon bon père, elle paraît coupable. »

» Zoraïde parlait ainsi quand son père ne pouvait plus l’entendre, et que déjà nous le perdions de vue. Tandis que je la consolais, tout le monde se remit à l’ouvrage, et nous recommençâmes à voguer avec un vent si favorable, que nous étions persuadés de nous voir, au point du jour, sur les côtes d’Espagne. Mais comme rarement, ou plutôt jamais, le bien ne vient pur et complet, sans qu’il soit accompagné ou suivi de quelque mal qui le trouble et l’altère, notre mauvaise étoile, ou peut-être les malédictions que le More avait données à sa fille (car il faut les craindre de quelque père que ce soit) vinrent troubler notre allégresse. Nous étions en pleine mer, à plus de trois heures de la nuit, marchant voile déployée et les rames au crochet, car le vent prospère nous dispensait du travail de la chiourme, quand tout à coup, à la clarté de la lune, nous aperçûmes un vaisseau rond, qui, toutes voiles dehors et penché sur le flanc, traversait devant nous. Il était si proche, que nous fûmes obligés de carguer à la hâte pour ne point le heurter, et lui, de son côté, fit force de timon pour nous laisser le chemin libre. On se mit alors, du tillac de ce vaisseau, à nous demander qui nous étions, où nous allions et d’où nous venions. Mais comme ces questions nous étaient faites en langue française, le renégat s’écria bien vite : « Que personne ne réponde : ce sont sans doute des corsaires français, qui font prise de tout. » Sur cet avis, personne ne dit mot, et, prenant un peu d’avance, nous laissâmes le vaisseau sous le vent. Mais aussitôt on nous lâcha deux coups de canon, sans doute à boulets enchaînés, car la première volée coupa par la moitié notre mât, qui tomba dans la mer avec sa voile ; et le second coup, tiré presque au même instant, porta dans le corps de notre barque, qu’il perça de part en part, sans atteindre personne. Mais, nous sentant couler à fond, nous nous mîmes tous à demander secours à grands cris, et à prier les gens du vaisseau de nous recueillir, s’ils ne voulaient nous voir sombrer. Ils mirent alors en panne, et, jetant la chaloupe en mer, douze Français, armés de leurs arquebuses, s’approchèrent, mèches allumées, de notre bâtiment. Quand ils virent notre petit nombre, et que réellement nous coulions bas, ils nous prirent à leur bord, disant que c’était l’impolitesse que nous leur avions faite en refusant de répondre qui nous valait cette leçon. Notre renégat prit alors le coffre qui contenait les richesses de Zoraïde, et le jeta dans la mer, sans que personne prît garde à ce qu’il faisait. Finalement, nous passâmes tous sur le navire des Français, qui s’informèrent d’abord de tout ce qu’il leur plut de savoir de nous ; puis, comme s’ils eussent été nos ennemis mortels, ils nous dépouillèrent de tout ce que nous portions ; ils prirent à Zoraïde jusqu’aux anneaux qu’elle avait aux jambes. Mais j’étais bien moins tourmenté des pertes dont s’affligeait Zoraïde que de la crainte de voir ces pirates passer à d’autres violences, et lui enlever, après ses riches et précieux bijoux, celui qui valait plus encore et qu’elle estimait davantage. Mais, par bonheur, les désirs de ces gens ne vont pas plus loin que l’argent et le butin, dont ne peut jamais se rassasier leur avarice, qui se montra, en effet, si insatiable, qu’ils nous auraient enlevé jusqu’aux habits de captifs, s’ils eussent pu en tirer parti.

» Quelques-uns d’entre eux furent d’avis de nous jeter tous à la mer, enveloppés dans une voile, parce qu’ils avaient l’intention de trafiquer dans quelques ports d’Espagne sous pavillon breton, et que s’ils nous eussent emmenés vivants, on aurait découvert et puni leur vol. Mais le capitaine, qui avait dépouillé ma chère Zoraïde, dit qu’il se contentait de sa prise, et qu’il ne voulait toucher à aucun port d’Espagne, mais continuer sa route au plus vite, passer le détroit de Gibraltar, de nuit et comme il pourrait, et regagner la Rochelle, d’où il était parti. Ils résolurent, en conséquence, de nous donner la chaloupe de leur vaisseau, et tout ce qu’il fallait pour la courte navigation qui nous restait à faire ; ce qu’ils exécutèrent le lendemain, en vue de la terre d’Espagne ; douce et joyeuse vue, qui nous fit oublier tous nos malheurs, toutes nos misères, comme si d’autres que nous les eussent essuyés : tant est grand le bonheur de recouvrer la liberté perdue !

» Il pouvait être à peu près midi quand ils nous mirent dans la chaloupe, en nous donnant deux barils d’eau et quelques biscuits ; le capitaine, touché de je ne sais quelle compassion, donna même à la belle Zoraïde, au moment de l’embarquer, quarante écus d’or, et ne permit point que ses soldats lui ôtassent les vêtements qu’elle porte aujourd’hui. Nous descendîmes dans la barque, et nous leur rendîmes grâce du bien qu’ils nous faisaient, montrant plus de reconnaissance que de rancune. Ils prirent aussitôt le large, dans la direction du détroit ; et nous, sans regarder d’autre boussole que la terre qui s’offrait à nos yeux, nous nous mîmes à ramer avec tant d’ardeur, qu’au coucher du soleil nous étions assez près, à ce qu’il nous sembla, pour aborder avant que la nuit fût bien avancée. Mais la lune était cachée, et le ciel obscur ; et, comme nous ignorions en quels parages nous étions arrivés, il ne nous parut pas prudent de prendre terre. Cependant plusieurs d’entre nous étaient de cet avis ; ils voulaient que nous abordassions, fût-ce sur des rochers et loin de toute habitation, parce que, disaient-ils, c’était le seul moyen d’être à l’abri de la crainte que nous devions avoir de rencontrer quelques navires des corsaires de Tétouan, lesquels quittent la Berbérie à l’entrée de la nuit, arrivent au point du jour sur les côtes d’Espagne, font quelque prise, et retournent dormir chez eux. Enfin, parmi les avis contraires, on s’arrêta à celui d’approcher peu à peu, et, si le calme de la mer le permettait, de débarquer où nous pourrions. C’est ce que nous fîmes, et il n’était pas encore minuit quand nous arrivâmes au pied d’une haute montagne, non si voisine de la mer qu’il n’y eût un peu d’espace où l’on pût commodément aborder. Nous échouâmes notre barque sur le sable, et, sautant à terre, nous baisâmes à genoux le sol de la patrie ; puis, les yeux baignés des douces larmes de la joie, nous rendîmes grâces à Dieu, notre Seigneur, du bien incomparable qu’il nous avait fait pendant notre voyage. Nous ôtâmes ensuite de la barque les provisions qu’elle contenait, et l’ayant tirée sur le rivage, nous gravîmes une grande partie du flanc de la montagne ; car, même arrivés là, nous ne pouvions calmer l’agitation de nos cœurs, ni nous persuader que cette terre qui nous portait était bien une terre de chrétiens.

» Le jour parut plus tard que nous ne l’eussions désiré, et nous achevâmes de gagner le sommet de la montagne pour voir si de là on découvrirait un village ou des cabanes de bergers. Mais, quelque loin que nous étendissions la vue, nous n’aperçûmes ni habitation, ni sentier, ni être vivant. Toutefois nous résolûmes de pénétrer plus avant dans le pays, certains de rencontrer bientôt quelqu’un qui nous fît connaître où nous étions. Ce qui me tourmentait le plus, c’était de voir Zoraïde marcher à pied sur cet âpre terrain ; je la pris bien un moment sur mes épaules, mais ma fatigue la fatiguait plus que son repos ne la reposait ; aussi ne voulut-elle plus me laisser prendre cette peine, et elle cheminait, en me donnant la main, avec patience et gaieté. Nous avions fait à peine un quart de lieue, que le bruit d’une clochette frappa nos oreilles. À ce bruit, qui annonçait le voisinage d’un troupeau, nous regardâmes attentivement si quelqu’un se montrait, et nous aperçûmes, au pied d’un liége, un jeune pâtre qui s’amusait paisiblement à tailler un bâton avec son couteau. Nous l’appelâmes, et lui, tournant la tête, se leva d’un seul bond. Mais, à ce que nous sûmes depuis, les premiers qu’il aperçut furent Zoraïde et le renégat, et comme il les vit en habits moresques, il crut que tous les Mores de la Berbérie étaient à ses trousses. Se sauvant donc de toute la vitesse de ses jambes à travers le bois, il se mit à crier à tue-tête : « Aux Mores, aux Mores ! Les Mores sont dans le pays. Aux Mores ! aux armes, aux armes ! » À ces cris, nous demeurâmes tous fort déconcertés, et nous ne savions que faire ; mais, considérant que le pâtre, en criant de la sorte, allait répandre l’alarme dans le pays, et que la cavalerie garde-côte viendrait bientôt nous reconnaître, nous fîmes ôter au renégat ses vêtements turcs, et il mit une veste ou casaque de captif, qu’un des nôtres lui donna, restant les bras en chemise ; puis, après nous être recommandés à Dieu, nous suivîmes le même chemin qu’avait pris le berger, attendant que la cavalerie de la côte vînt fondre sur nous. Notre pensée ne nous trompa point : deux heures ne s’étaient pas encore écoulées, lorsqu’en débouchant des broussailles dans la plaine, nous découvrîmes une cinquantaine de cavaliers qui venaient au grand trot à notre rencontre. Dès que nous les aperçûmes, nous fîmes halte pour les attendre. Quand ils furent arrivés, et qu’au lieu de Mores qu’ils cherchaient, ils virent tant de pauvres chrétiens, ils s’arrêtèrent tout surpris, et l’un d’eux nous demanda si c’était, par hasard, à propos de nous qu’un pâtre avait appelé aux armes. « Oui, » lui répondis-je ; et comme je voulais commencer à lui raconter mon aventure, à lui dire d’où nous venions et qui nous étions, un chrétien de ceux qui venaient avec nous reconnut le cavalier qui m’avait fait la question ; et, sans me laisser dire un mot de plus, il s’écria : « Grâces soient rendues à Dieu, qui nous a conduits en si bon port ! car, si je ne me trompe, la terre que nous foulons est celle de Velez-Malaga ; à moins que les longues années de ma captivité ne m’aient ôté la mémoire au point de ne plus me rappeler que vous, seigneur, qui nous demandez qui nous sommes, vous êtes mon oncle Pedro de Bustamante. » À peine le captif chrétien eut-il dit ces mots, que le cavalier sauta de son cheval, et vint serrer le jeune homme dans ses bras. « Ah ! s’écria-t-il, je te reconnais, neveu de mon âme et de ma vie, toi que j’ai pleuré pour mort, ainsi que ma sœur, ta mère, et tous les tiens, qui sont encore vivants. Dieu leur a fait la grâce de leur conserver la vie pour qu’ils jouissent du plaisir de te revoir. Nous venions d’apprendre que tu étais à Alger, et je comprends, à tes habits et à ceux de toute cette compagnie, que vous avez miraculeusement recouvré la liberté. — Rien de plus vrai, reprit le jeune homme, et le temps ne nous manquera pas pour vous conter toutes nos aventures. »


» Quand les cavaliers entendirent que nous étions des captifs chrétiens, ils mirent tous pied à terre, et chacun nous offrit son cheval pour nous mener à la ville de Velez-Malaga, qui était à une lieue et demie. Quelques-uns d’entre eux, auxquels nous dîmes où nous avions laissé notre barque, retournèrent la chercher pour la porter à la ville. Les autres nous firent monter en croupe, et Zoraïde s’assit sur le cheval de l’oncle de notre compagnon. Toute la population de la ville, ayant appris notre arrivée par quelqu’un qui avait pris les devants, sortit à notre rencontre. Ces gens ne s’étonnaient pas de voir des captifs délivrés, ni des Mores captifs, puisque sur tout ce rivage ils sont habitués à voir des uns et des autres. Mais ils s’étonnaient de la beauté de Zoraïde, qui était alors dans tout son éclat ; car la fatigue de la marche et la joie de se voir enfin, sans crainte de disgrâce, en pays de chrétiens, animaient son visage de si vives couleurs, que, si la tendresse ne m’eût point aveuglé, j’aurais osé dire qu’il n’y avait pas dans le monde entier une plus belle créature. Nous allâmes tout droit à l’église, rendre grâces à Dieu de la faveur qu’il nous avait faite, et Zoraïde, en entrant dans le temple, s’écria qu’il y avait là des figures qui ressemblaient à celle de Lella Maryem. Nous lui dîmes que c’étaient ses images, et le renégat lui fit comprendre du mieux qu’il pût ce que ces images signifiaient, afin qu’elle les adorât, comme si réellement chacune d’elles eût été la même Lella Maryem qui lui était apparue. Zoraïde, qui a l’intelligence vive, et un esprit naturel pénétrant, comprit aussitôt tout ce qu’on lui dit à propos des images[9]. De là nous fûmes ramenés dans la ville, et distribués tous en différentes maisons. Mais le chrétien qui était du pays nous conduisit, le renégat, Zoraïde et moi, dans celle de ses parents, qui jouissaient d’une honnête aisance, et qui nous accueillirent avec autant d’amour que leur propre fils.

» Nous restâmes six jours à Velez, au bout desquels le renégat, ayant fait dresser une enquête, se rendit à Grenade pour rentrer, par le moyen de la sainte Inquisition, dans le saint giron de l’Église. Les autres chrétiens délivrés s’en allèrent chacun où il leur plut. Nous restâmes seuls, Zoraïde et moi, n’ayant que les écus qu’elle devait à la courtoisie du capitaine français. J’en achetai cet animal qui fait sa monture, et, lui servant jusqu’à cette heure de père et d’écuyer, mais non d’époux, je la mène à mon pays, dans l’intention de savoir si mon père est encore vivant, ou si quelqu’un de mes frères a trouvé plus que moi la fortune favorable, bien que le Ciel, en me donnant Zoraïde pour compagne, ait rendu mon sort tel que nul autre, quelque heureux qu’il pût être, ne me semblerait aussi désirable. La patience avec laquelle Zoraïde supporte toutes les incommodités, toutes les privations qu’entraîne après soi la pauvreté, et le désir qu’elle montre de se voir enfin chrétienne, sont si grands, si admirables, que j’en suis émerveillé et résolu de la servir tout le reste de ma vie. Cependant le bonheur que j’éprouve à penser que je suis à elle et qu’elle est à moi est troublé par une autre pensée : je ne sais si je trouverai dans mon pays quelque humble asile où la recueillir, si le temps et la mort n’auront pas fait tant de ravage dans la fortune et la vie de mon père et de mes frères que je ne trouve, à leur place, personne qui daigne seulement me reconnaître. Voilà, seigneurs, tout ce que j’avais à vous dire de mon histoire ; si elle est agréable et curieuse, c’est à vos intelligences éclairées qu’il appartient d’en juger. Quant à moi, j’aurais voulu la conter plus brièvement, bien que la crainte de vous fatiguer m’ait fait taire plus d’une circonstance et plus d’un détail[10]. »


  1. Sargel, ou Cherchel, est situé sur les ruines d’une cité romaine qui s’appelait, à ce qu’on suppose, Julia Cæsarea. C’était, au commencement du seizième siècle, une petite ville d’environ trois cents feux, qui fut presque dépeuplée lorsque Barberousse se rendit maître d’Alger. Les Morisques, chassés d’Espagne en 1610, s’y réfugièrent en grand nombre, attirés par la fertilité des champs, et y établirent un commerce assez considérable, non-seulement de figues sèches, mais de faïence, d’acier et de bois de construction. Le port de Sargel, qui pouvait contenir alors vingt galères abritées, fut comblé par le sable et les débris d’édifices dans le tremblement de terre de 1738.
  2. Voir la note 18, au chap. précédent.
  3. C’est la langue franque. Le P. Haedo s’exprime ainsi dans la Topografia, (chap. 29) : « La troisième langue qu’on parle à Alger est celle que les Mores et les Turcs appellent franque. C’est un mélange de diverses langues chrétiennes, et d’expressions qui sont, pour la plupart, italiennes ou espagnoles, et quelquefois portugaises, depuis peu. Comme à cette confusion de toutes sortes d’idiomes se joint la mauvaise prononciation des Mores et des Turcs, qui ne connaissent ni les modes, ni les temps, ni les cas, la langue franque d’Alger n’est plus qu’un jargon semblable au parler d’un nègre novice nouvellement amené en Espagne. »
  4. C’est-à-dire l’Albanais Mami. Il était capitan de la flotte où servait le corsaire qui fit Cervantès prisonnier, et, « si cruelle bête, dit Haedo, que sa maison et ses vaisseaux étaient remplis de nez et d’oreilles qu’il coupait, pour le moindre motif, aux pauvres chrétiens captifs. » Cervantès fait encore mention de lui dans la Galatée et d’autres ouvrages.
  5. Le zoltani valait quarante âpres d’argent, ou presque deux piastres fortes d’Espagne.
  6. Bagarins, de bahar, mer, signifie matelots. « Les Mores des montagnes, dit Haedo, qui vivent dans Alger, gagnent leur vie, les uns en servant des Turcs ou de riches Mores ; les autres, en travaillant aux jardins ou aux vignes, et quelques-uns en ramant sur les galères et les galiotes ; ceux-ci, qui louent leurs services, sont appelés bagarinès. » (Topografia, cap. II.)
  7. Commandant d’un bâtiment algérien.
  8. Kava est le nom que donnent les Arabes à Florinde, fille du comte Julien.

    Voici ce que dit, sur ce promontoire, Luis del Marmol, dans sa Descripcion general de Africa (lib iv, cap. 43), après avoir parlé des ruines de Césarée : « Là sont encore debout les débris de deux temples antiques…, dans l’un desquels est un dôme très-élevé, que les Mores appellent Cobor rhoumi, ce qui veut dire sépulcre romain ; mais les chrétiens, peu versés dans l’arabe, l’appellent Cava rhoumia, et disent fabuleusement que là est enterrée la Cava, fille du comte Julien… À l’est de cette ville, est une grande montagne boisée, que les chrétiens appellent de la Mauvaise Femme, d’où l’on tire, pour Alger, tout le bois de construction des navires. » Cette montagne est probablement le cap Cajinès.

  9. On sait que les musulmans sont iconoclastes, et qu’ils proscrivent, comme une idolâtrie, toute espèce de représentation d’êtres animés.
  10. L’aventure du captif est répétée dans la comédie los Baños de Argel, et Lope de Vega l’a introduite également dans celle intitulée los Cautivos de Argel. Cervantès la donne comme une histoire véritable, et termine ainsi la première de ces pièces : « Ce conte d’amour et de doux souvenir se conserve toujours à Alger, et l’on y montrerait encore aujourd’hui la fenêtre et le jardin… »