L’Ingénieux Hidalgo Don Quichotte de la Manche/Deuxième partie/Chapitre XVIII

Traduction par Louis Viardot.
J.-J. Dubochet (tome 2p. 182-193).


CHAPITRE XVIII.

De ce qui arriva à Don Quichotte dans le château ou la maison du chevalier du Gaban-Vert, ainsi que d’autres choses extravagantes.



Don Quichotte trouva la maison de Don Diégo spacieuse, comme elles le sont à la campagne, avec les armes sculptées en pierre brute sur la porte d’entrée ; la cave s’ouvrant dans la cour, et, sous le portail, plusieurs grandes cruches de terre à garder le vin, rangées en rond. Comme ces cruches se fabriquent au Toboso, elles lui rappelèrent le souvenir de sa dame enchantée ; et, soupirant aussitôt, sans prendre garde à ce qu’il disait, ni à ceux qui pouvaient l’entendre, il s’écria : « Ô doux trésor, trouvé pour mon malheur ! doux et joyeux quand Dieu le voulait bien[1] ! Ô cruches tobosines, qui avez rappelé à mon souvenir le doux trésor de mon amer chagrin ! » Ces exclamations furent entendues de l’étudiant poëte, fils de Don Diégo, qui était venu le recevoir avec sa mère ; et la mère et le fils restèrent interdits devant l’étrange figure de Don Quichotte. Celui-ci, mettant pied à terre, alla, avec une courtoisie parfaite, demander à la dame ses mains à baiser, et Don Diégo lui dit : « Recevez, madame, avec votre bonne grâce accoutumée, le seigneur Don Quichotte de la Manche, que je vous présente, chevalier errant de profession, et le plus vaillant, le plus discret qui soit au monde. » La dame, qui se nommait Doña Cristina, le reçut avec de grands témoignages de politesse et de bienveillance, tandis que Don Quichotte s’offrait à son service avec les expressions les plus choisies et les plus courtoises. Il répéta presque les mêmes cérémonies avec l’étudiant, qui, en écoutant parler Don Quichotte, le tint pour un homme de sens et d’esprit.

Ici, l’auteur de cette histoire décrit avec tous ses détails la maison de Don Diégo, peignant dans cette description tout ce que contient la maison d’un riche gentilhomme campagnard. Mais le traducteur a trouvé bon de passer ces minuties sous silence, parce qu’elles ne vont pas bien à l’objet principal de l’histoire, laquelle tire plus de force de la vérité que de froides digressions.

On fit entrer Don Quichotte dans une salle, où Sancho le désarma, et il resta en chausses à la vallonne et en pourpoint de chamois, tout souillé de la moisissure des armes. Il portait un collet vallon, à la façon des étudiants, sans amidon ni dentelle ; ses brodequins étaient jaunes et ses souliers enduits de cire. Il passa sur l’épaule sa bonne épée, qui pendait à un baudrier de peau de loup marin, et qu’il ne ceignait pas autour de son corps, parce qu’il fut, dit-on, malade des reins pendant longues années. Il jeta enfin sur son dos un petit manteau de bon drap brun. Mais, avant toutes choses, dans cinq ou six chaudronnées d’eau (car sur la quantité des chaudronnées il y a quelque différence) il se lava la tête et le visage, et pourtant la dernière eau restait encore couleur de petit lait, grâce à la gourmandise de Sancho et à l’acquisition du fatal fromage blanc qui avait si bien barbouillé son maître.

Paré de ces beaux atours, et prenant une contenance aimable et dégagée, Don Quichotte entra dans une autre pièce où l’attendait l’étudiant pour lui faire compagnie jusqu’à ce que la table fût mise, car, pour la venue d’un si noble hôte, madame Doña Christina avait voulu montrer qu’elle savait bien recevoir ceux qui arrivaient chez elle.

Pendant que Don Quichotte se désarmait, Don Lorenzo (ainsi se nommait le fils de Don Diégo) eut le temps de dire à son père : « Que faut-il penser, seigneur, de ce gentilhomme que votre grâce vient de nous amener à la maison ? Son nom, sa figure, et ce que vous dites qu’il est chevalier errant, nous ont jetés, ma mère et moi, dans une grande surprise. — Je n’en sais vraiment rien, mon fils, répondit Don Diégo. Tout ce que je puis dire, c’est que je l’ai vu faire des choses dignes du plus grand fou du monde, et tenir des propos si raisonnables qu’ils effaçaient ses actions. Mais parle-lui toi-même, tâte le pouls à sa science, et, puisque tu es spirituel, juge de son esprit ou de sa sottise le plus convenablement possible, bien qu’à vrai dire je le tienne pour fou plutôt que pour sage. »

Après cela, Don Lorenzo alla, comme on l’a dit, faire compagnie à Don Quichotte, et, dans la conversation qu’ils eurent ensemble, Don Quichotte dit, entre autres choses, à Don Lorenzo : « Le seigneur Don Diégo de Miranda, père de votre grâce, m’a fait part du rare talent et de l’esprit ingénieux que vous possédez ; il m’a dit surtout que votre grâce est un grand poëte. — Poëte, c’est possible, répondit Don Lorenzo ; mais grand, je ne m’en flatte pas. La vérité est que je suis quelque peu amateur de la poésie, et que j’aime à lire les bons poëtes ; mais ce n’est pas une raison pour qu’on me donne le nom de grand poëte, comme a dit mon père. — Cette humilité me plaît, répondit Don Quichotte, car il n’y a pas de poëte qui ne soit arrogant, et ne pense de lui-même qu’il est le premier poëte du monde. — Il n’y a pas non plus de règle sans exception, reprit Don Lorenzo, et tel peut se rencontrer qui soit poëte et ne pense pas l’être. — Peu seront dans ce cas, répondit Don Quichotte ; mais dites-moi, je vous prie, quels sont les vers que vous avez maintenant sur le métier, et qui vous tiennent, à ce que m’a dit votre père, un peu soucieux et préoccupé ? Si c’est quelque glose, par hasard, je m’entends assez bien en fait de gloses, et je serais enchanté de les voir. S’il s’agit d’une joute littéraire[2], que votre grâce tâche d’avoir le second prix ; car le premier se donne toujours à la faveur ou à la qualité de la personne, tandis que le second ne s’obtient que par stricte justice, de manière que le troisième devient le second, et que le premier, à ce compte, n’est plus que le troisième, à la façon des licences qui se donnent dans les universités. Mais cependant, c’est une grande chose que le nom de premier prix. » « Jusqu’à présent, se dit tout bas Don Lorenzo, je ne puis vous prendre pour fou ; continuons. » « Il me semble, dit-il que votre grâce a fréquenté les écoles ; quelles sciences avez-vous étudiées ? — Celle de la chevalerie errante, répondit Don Quichotte, qui est aussi haute que celle de la poésie, et qui la passe même de deux doigts. — Je ne sais quelle est cette science, répliqua Don Lorenzo, et jusqu’à présent je n’en avais pas ouï parler. — C’est une science, repartit Don Quichotte, qui renferme en elle toutes les sciences du monde. En effet, celui qui la professe doit être jurisconsulte et connaître les lois de la justice distributive et commutative, pour rendre à chacun ce qui lui appartient. Il doit être théologien, pour savoir donner clairement raison de la foi chrétienne qu’il professe, en quelque part qu’elle lui soit demandée. Il doit être médecin, et surtout botaniste, pour connaître, au milieu des déserts et des lieux inhabités, les herbes qui ont la vertu de guérir les blessures, car le chevalier errant ne doit pas chercher à tout bout de champ quelqu’un pour le panser. Il doit être astronome, pour connaître par les étoiles combien d’heures de la nuit sont passées, sous quel climat, en quelle partie du monde il se trouve. Il doit savoir les mathématiques, car à chaque pas il aura besoin d’elles ; et, laissant de côté, comme bien entendu, qu’il doit être orné de toutes les vertus théologales et cardinales, je passe à d’autres bagatelles, et je dis qu’il doit savoir nager, comme on dit que nageait le poisson Nicolas[3]. Il doit savoir ferrer un cheval, mettre la selle et la bride ; et, remontant aux choses d’en haut, il doit garder sa foi à Dieu et à sa dame[4] ; il doit être chaste dans les pensées, décent dans les paroles, libéral dans les œuvres, vaillant dans les actions, patient dans les peines, charitable avec les nécessiteux, et finalement, demeurer le ferme champion de la vérité, dût-il, pour la défendre, lui en coûter la vie. De toutes ces grandes et petites qualités se compose un bon chevalier errant ; voyez maintenant, seigneur Don Lorenzo, si c’est une science à la bavette, celle qu’apprend le chevalier qui l’étudie pour en faire sa profession, et si elle peut se mettre au niveau des plus huppées que l’on enseigne dans les gymnases et les écoles. — S’il en était ainsi, répondit Don Lorenzo, je dirais que cette science l’emporte sur toutes les autres. — Comment, s’il en était ainsi ? répliqua Don Quichotte. — Ce que je veux dire, reprit Don Lorenzo, c’est que je doute qu’il y ait eu et qu’il y ait à cette heure des chevaliers errants, et surtout parés de tant de vertus. — J’ai déjà dit bien des fois ce que je vais répéter, répondit Don Quichotte ; c’est que la plupart des gens de ce monde sont d’avis qu’il n’y a pas eu de chevaliers errants ; et comme je suis d’avis que, si le ciel ne leur fait miraculeusement entendre cette vérité, qu’il y en eut et qu’il y en a, toute peine serait prise inutilement, ainsi que me l’a maintes fois prouvé l’expérience, je ne veux pas m’arrêter maintenant à tirer votre grâce de l’erreur qu’elle partage avec tant d’autres. Ce que je pense faire, c’est prier le ciel qu’il vous en tire et vous fasse comprendre combien furent véritables et nécessaires au monde les chevaliers errants dans les siècles passés, et combien ils seraient utiles dans le siècle présent, s’ils étaient encore de mise. Mais aujourd’hui triomphent, pour les péchés du monde, la paresse, l’oisiveté, la gourmandise et la mollesse. — Voilà que notre hôte nous échappe, s’écria tout bas Don Lorenzo ; mais pourtant c’est un fou remarquable, et je serais moi-même un sot de n’en pas avoir cette opinion. »

Là se termina leur entretien, parce qu’on les appela pour dîner. Don Diégo demanda à son fils ce qu’il avait pu tirer au net de l’esprit de son hôte : « Je défie, répondit le jeune homme, tous les médecins et tous les copistes de rien tirer du brouillon de sa folie. C’est un fou pour ainsi dire entrelardé, qui a des intervalles lucides. »

On se mit à table, et le dîner fut, comme Don Diégo avait dit en chemin qu’il avait coutume de l’offrir à ses convives, bien servi, abondant et savoureux. Mais ce qui enchanta le plus Don Quichotte, ce fut le merveilleux silence qu’on gardait dans toute la maison, qui ressemblait à un couvent de chartreux. Quand on eut enlevé la nappe, récité les grâces et jeté de l’eau sur les mains, Don Quichotte pria instamment Don Lorenzo de lui dire les vers de la joute littéraire. L’étudiant répondit : « Pour ne pas ressembler à ces poëtes qui, lorsqu’on leur demande de réciter leurs vers, s’y refusent, et quand on ne les leur demande pas, nous les jettent au nez, je dirai ma glose, de laquelle je n’espère aucun prix, car c’est uniquement comme exercice d’esprit que je l’ai faite. — Un de mes amis, homme habile, reprit Don Quichotte, était d’avis qu’il ne fallait fatiguer personne à gloser des vers. La raison, disait-il, c’est que jamais la glose ne peut atteindre au texte, et que la plupart du temps elle s’éloigne de son sens et de son objet ; que d’ailleurs les lois de la glose sont trop sévères, qu’elles ne souffrent ni interrogations, ni les mots dit-il ou dirais-je ; qu’elles ne permettent ni de faire avec les verbes des substantifs, ni de changer le sens du propre au figuré, et qu’enfin elles contiennent une foule d’entraves et de difficultés qui enchaînent et embarrassent les glosateurs, comme votre grâce doit parfaitement le savoir. — En vérité, seigneur Don Quichotte, dit Don Lorenzo, je voudrais prendre votre grâce dans une erreur soutenue et répétée ; mais je ne puis, car vous me glissez des mains comme une anguille. — Je n’entends pas, répondit Don Quichotte, ce que dit ni ce que veut dire votre grâce par ces mots, que je lui glisse dans les mains. — Je me ferai bientôt entendre, répliqua Don Lorenzo ; mais, maintenant, que votre grâce veuille bien écouter les vers glosés et la glose. Les voici.

Si pour moi ce qui fut revient à être,
Je n’aurai plus besoin d’espérer :
Ou bien que le temps vienne déjà
De ce qui doit ensuite advenir[5].


GLOSE

« À la fin, comme tout passe, s’est passé aussi le bien qu’en un temps m’avait donné la Fortune libérale. Mais elle ne me l’a plus rendu, ni en abondance, ni avec épargne. Il y a des siècles que tu me vois, Fortune, prosterné à tes pieds ; rends-moi mon bonheur passé, et je serai pleinement heureux, si pour moi ce qui fut revient à être.

» Je ne veux d’autre plaisir ni d’autre gloire, d’autre palme, d’autre victoire ni d’autre triomphe, que de retrouver le contentement qui est une peine dans ma mémoire. Si tu me ramènes à ce point, Fortune, à l’instant se calmera toute l’ardeur de mon feu, et surtout si ce bien vient sur-le-champ, je n’aurai plus besoin d’espérer.

» Je demande des choses impossibles, car, que le temps revienne à être ce qu’une fois il a été, c’est une chose à laquelle aucun pouvoir sur la terre n’est encore parvenu. Le temps court, il vole, il part légèrement pour ne plus revenir, et l’on se tromperait en pensant ou que déjà le temps fût passé, ou bien que le temps vienne déjà.

» Vivre en continuelle perplexité, tantôt avec l’espoir, tantôt avec la crainte, c’est une mort manifeste, et il vaut mieux, en mourant, chercher une issue à la douleur. Mon intérêt serait d’en finir ; mais il n’en est pas ainsi, car, par une meilleure réflexion, ce qui me rend la vie c’est la crainte de ce qui doit ensuite advenir. »

Quand Don Lorenzo eut achevé de débiter sa glose, Don Quichotte se leva tout debout, et, lui saisissant la main droite, il s’écria, d’une voix haute qui ressemblait à des cris : « Par le ciel et toutes ses grandeurs, généreux enfant, vous êtes le meilleur poëte de l’univers ; vous méritez d’être couronné de lauriers, non par Chypre, ni par Gaëte, comme a dit un poëte, auquel Dieu fasse miséricorde[6], mais par les académies d’Athènes, si elles existaient encore, et par celles aujourd’hui existantes de Paris, de Bologne et de Salamanque. Plût à Dieu que les juges qui vous refuseraient le premier prix fussent percés de flèches par Apollon, et que jamais les muses ne franchissent le seuil de leurs portes. Récitez-moi, seigneur, je vous en supplie, quelques vers de grande mesure, car je veux sonder sur tous les points votre admirable génie[7]. »

Est-il besoin de dire que Don Lorenzo fut ravi de se voir louer par Don Quichotte, bien qu’il le tînt pour un fou ? Ô puissance de l’adulation ! que tu as d’étendue et que tu portes loin les limites de ton agréable juridiction ! Don Lorenzo rendit hommage à cette vérité, car il condescendit au désir de Don Quichotte, en lui récitant ce sonnet sur l’histoire de Pyrame et Thisbé.


SONNET.

« Le mur est brisé par la belle jeune fille qui ouvrit le cœur généreux de Pyrame. L’amour part de Chypre, et va en droiture voir la fente étroite et prodigieuse.

» Là parle le silence, car la voix n’ose point passer par un si étroit détroit ; les âmes, oui, car l’amour a coutume de rendre facile la plus difficile des choses.

» Le désir a mal réussi, et la démarche de l’imprudente vierge attire, au lieu de son plaisir, sa mort. Voyez quelle histoire :

» Tous deux en même temps, ô cas étrange ! les tue, les couvre et les ressuscite, une épée, une tombe, un souvenir. »

« Béni soit Dieu ! s’écria Don Quichotte quand il eut entendu le sonnet de Don Lorenzo ; parmi la multitude de poëtes consommés qui vivent aujourd’hui, je n’ai pas vu un poëte aussi consommé que votre grâce, mon cher seigneur ; c’est du moins ce que me donne à penser l’ingénieuse composition de ce sonnet. »

Don Quichotte resta quatre jours parfaitement traité dans la maison de Don Diégo. Au bout de ce temps, il lui demanda la permission de partir. « Je vous suis très-obligé, lui dit-il, du bon accueil que j’ai reçu dans votre maison ; mais comme il sied mal aux chevaliers errants de donner beaucoup d’heures à l’oisiveté et à la mollesse, je veux aller remplir le devoir de ma profession, en cherchant les aventures, dont j’ai connaissance que cette terre abonde. J’espère ainsi passer le temps, en attendant l’époque des joutes de Saragosse, qui sont l’objet direct de mon voyage. Mais je veux d’abord pénétrer dans la caverne de Montésinos, de laquelle on conte tant et de si grandes merveilles dans ces environs ; je chercherai en même temps à découvrir l’origine et les véritables sources des sept lacs appelés vulgairement lagunes de Ruidera. » Don Diégo et son fils louèrent hautement sa noble résolution, et l’engagèrent à prendre de leur maison et de leur bien tout ce qui lui ferait plaisir, s’offrant à lui rendre service avec toute la bonne volonté possible, obligés qu’ils y étaient par le mérite de sa personne et l’honorable profession qu’il exerçait.

Enfin le jour du départ arriva, aussi joyeux pour Don Quichotte que triste et fatal pour Sancho Panza, qui, se trouvant fort bien de l’abondance des cuisines de Don Diégo, se désolait de retourner à la disette en usage dans les forêts et les déserts, et d’être réduit aux chétives provisions de son bissac. Néanmoins, il le remplit tout comble de ce qui lui sembla le plus nécessaire. Quand Don Quichotte prit congé de ses hôtes, il dit à Don Lorenzo : « Je ne sais si j’ai déjà dit à votre grâce, et, en tout cas, je le lui répète, que si vous voulez abréger les peines et le chemin pour arriver au faîte inaccessible du temple de la Renommée, vous n’avez qu’une chose à faire : laissez le sentier de la poésie, quelque peu étroit, et prenez le très-étroit sentier de la chevalerie errante. Cela suffit pour devenir empereur en un tour de main. »

Par ces propos, Don Quichotte acheva de décider le procès de sa folie, et plus encore par ceux qu’il ajouta : « Dieu sait, dit-il, si je voudrais emmener avec moi le seigneur Don Lorenzo, pour lui enseigner comment il faut épargner les humbles et fouler aux pieds les superbes[8], vertus inhérentes à la profession que j’exerce. Mais, puisque son jeune âge ne l’exige point encore, et que ses louables études s’y refusent, je me bornerai à lui donner un conseil : c’est qu’étant poëte, il pourra devenir célèbre s’il se guide plutôt sur l’opinion d’autrui que sur la sienne propre. Il n’y a ni père ni mère auxquels leurs enfants semblent laids, et, pour les enfants de l’intelligence, cette erreur a plus cours encore. »

Le père et le fils s’étonnèrent de nouveau des propos entremêlés de Don Quichotte, tantôt sensés, tantôt extravagants, et de la ténacité qu’il mettait à se lancer incessamment à la quête de ses mal chanceuses aventures, terme et but de tous ses désirs. Après s’être mutuellement réitéré les politesses et les offres de service, avec la gracieuse permission de la dame du château, Don Quichotte et Sancho s’éloignèrent, l’un sur Rossinante, l’autre sur le grison.


  1. Cervantès met ici dans la bouche de Don Quichotte deux vers populaires qui commencent le dixième sonnet de Garcilaso de la Vega :

    ¡ O dulces prendas, por mi mal halladas !
    Dulces y alegres cuando Dios queria.


    Ces vers sont imités de Virgile (Æn., lib. IV)

    Dulces exuviæ, dum fata deusque sinebant.

  2. Les joutes littéraires étaient encore fort à la mode au temps de Cervantès, qui avait lui-même, étant à Séville, remporté le premier prix à un concours ouvert à Saragosse pour la canonisation de saint Hyacinthe, et qui concourut encore, vers la fin de sa vie, dans la joute ouverte pour l’éloge de sainte Thérèse. Il y eut, à la mort de Lope de Véga, une joute de cette espèce pour célébrer ses louanges, et les meilleures pièces du concours furent réunies sous le titre de Fama postuma. — Cristoval Suarez de Figuéroa dit, dans son Pasagero (Alivio 3) : « Pour une joute, qui eut lieu ces jours passés en l’honneur de saint Antoine de Padoue, cinq mille pièces de vers sont arrivées au concours ; de façon qu’après avoir tapissé deux cloîtres et la nef de l’église avec les plus élégantes de ces poésies, il en est resté de quoi remplir cent autres monastères. »
  3. En espagnol el peje Nicolas, en italien Pesce Cola. C’est le nom qu’on donnait à un célèbre nageur du quinzième siècle, natif de Catane en Sicile. Il passait, dit-on, sa vie plutôt dans l’eau que sur terre, et périt enfin en allant chercher, au fond du golfe de Messine, une tasse d’or qu’y avait jetée le roi de Naples Don Fadrique. Son histoire, fort populaire en Italie et en Espagne, est pourtant moins singulière que celle d’un homme né au village de Lierganès, près de Santander, en 1660, et nommé Francisco de la Véga Casar. Le P. Feijoo, contemporain de l’événement, raconte, en deux endroits de ses ouvrages (Teatro critico et Cartas), que cet homme vécut plusieurs années en pleine mer, que des pêcheurs de la baie de Cadix le prirent dans leurs filets, qu’il fut ramené dans son pays, et qu’il s’échappa de nouveau, au bout de quelque temps, pour retourner à la mer, d’où il ne reparut plus.
  4. Nemo duplici potest amore ligari, dit un des canons du Statut d’Amour, rapporté par André, chapelain de la cour de France, au treizième siècle, dans son livre de Arte amandi (cap. xiii).
  5. La glose, espèce de jeu d’esprit dans le goût des acrostiches, dont Cervantès donne un exemple et fait expliquer les règles par don Quichotte, était, au dire de Lope de Véga, une très-ancienne composition, propre à l’Espagne et inconnue des autres nations. On en trouve en effet un grand nombre, dans le Cancionero general, qui remontent au quinzième siècle. On proposait toujours pour objet de la glose des vers difficiles, non-seulement à placer à la fin des strophes, mais même à comprendre clairement.
  6. Il y a dans cette phrase une moquerie dirigée contre quelque poëte du temps, mais dont on n’a pu retrouver la clef.
  7. Cervantès a voulu sans doute montrer ici l’exagération si commune aux louangeurs, et l’on ne peut croire qu’il se soit donné sérieusement à lui-même de si emphatiques éloges. Il se rendait mieux justice, dans son Voyage au Parnasse, lorsqu’il disait de lui même : « Moi qui veille et travaille sans cesse pour sembler avoir cette grâce de poëte que le ciel n’a pas voulu me donner… »
  8. Don Quichotte applique aux chevaliers errants le Parcere subjectis et debellare superbos que Virgile attribuait au peuple romain.