L’Ingénieux Hidalgo Don Quichotte de la Manche/Deuxième partie/Chapitre XLVII

Traduction par Louis Viardot.
J.-J. Dubochet (tome 2p. 483-494).


CHAPITRE XLVII.

Où l’on continue de raconter comment se conduisait Sancho dans son gouvernement.



L’histoire raconte que, de la salle d’audience, on conduisit Sancho à un somptueux palais, où, dans une grande salle, était dressée une table élégamment et royalement servie. Dès que Sancho entra dans la salle du festin, les clairons sonnèrent, et quatre pages s’avancèrent pour lui verser de l’eau sur les mains, cérémonie que Sancho laissa faire avec une parfaite gravité. La musique cessa, et Sancho s’assit au haut bout de la table, car il n’y avait pas d’autre siège ni d’autre couvert tout à l’entour. Alors vint se mettre debout à ses côtés un personnage, qu’on reconnut ensuite pour médecin, tenant à la main une baguette de baleine ; puis on enleva une fine et blanche nappe qui couvrait les fruits et les mets de toutes sortes dont la table était chargée. Une espèce d’ecclésiastique donna la bénédiction, et un page mit une bavette à franges sous le menton de Sancho. Un autre page, qui faisait l’office de maître d’hôtel, lui présenta un plat de fruits. Mais à peine Sancho en eut-il mangé une bouchée, que l’homme à la baleine toucha le plat du bout de sa baguette, et on le desservit avec une célérité merveilleuse. Le maître d’hôtel approcha aussitôt un autre mets, que Sancho se mit en devoir de goûter ; mais, avant qu’il y eût porté, non les dents, mais seulement la main, déjà la baguette avait touché le plat, et un page l’avait emporté avec autant de promptitude que le plat de fruits. Quand Sancho vit cela, il resta immobile de surprise ; puis, regardant tous les assistants à la ronde, il demanda s’il fallait manger ce dîner comme au jeu de passe-passe. L’homme à la verge répondit : « Il ne faut manger, seigneur gouverneur, que suivant l’usage et la coutume des autres îles où il y a des gouverneurs comme vous. Moi, seigneur, je suis médecin, gagé pour être celui des gouverneurs de cette île. Je m’occupe beaucoup plus de leur santé que de la mienne, travaillant nuit et jour, et étudiant la complexion du gouverneur pour réussir à le guérir s’il vient à tomber malade. Ma principale occupation est d’assister à ses repas, pour le laisser manger ce qui me semble lui convenir, et lui défendre ce que j’imagine devoir être nuisible à son estomac[1]. Ainsi j’ai fait enlever le plat de fruits, parce que c’est une chose trop humide, et, quant à l’autre mets, je l’ai fait enlever aussi, parce que c’est une substance trop chaude, et qu’il y a beaucoup d’épices qui excitent la soif. Or, celui qui boit beaucoup détruit et consomme l’humide radical, dans lequel consiste la vie. — En ce cas, reprit Sancho, ce plat de perdrix rôties, et qui me semblent cuites fort à point, ne peut me faire aucun mal ? — Le seigneur gouverneur, répondit le médecin, ne mangera pas de ces perdrix tant que je serai vivant. — Et pourquoi ? demanda Sancho. — Pourquoi ? reprit le médecin ; parce que notre maître Hippocrate, boussole et lumière de la médecine, a dit dans un aphorisme : Omnis saturatio mala, perdicis autem pessima[2], ce qui signifie : « Toute indigestion est mauvaise ; mais celle de perdrix très-mauvaise. » — S’il en est ainsi, dit Sancho, que le seigneur docteur voie un peu, parmi tous les mets qu’il y a sur cette table, quel est celui qui me fera le plus de bien, ou le moins de mal, et qu’il veuille bien m’en laisser manger à mon aise sans me le bâtonner, car, par la vie du gouverneur (Dieu veuille m’en laisser jouir !) je meurs de faim. Si l’on m’empêche de manger, quoi qu’en dise le seigneur docteur et quelque regret qu’il en ait, ce sera plutôt m’ôter la vie que me la conserver. — Votre grâce a parfaitement raison, seigneur gouverneur, répondit le médecin. Aussi suis-je d’avis que votre grâce ne mange point de ces lapins fricassés que voilà, parce que c’est un mets de bête à poil[3]. Quant à cette pièce de veau, si elle n’était pas rôtie et mise en daube, on en pourrait goûter ; mais il ne faut pas y songer en cet état. »

Sancho dit alors : « Ce grand plat qui est là, plus loin, et d’où sort tant de fumée, il me semble que c’est une olla podrida[4] ; et dans ces ollas podridas, il y a tant de choses et de tant d’espèces, que je ne puis manquer d’en rencontrer quelqu’une qui me soit bonne au goût et à la santé. — Absit ! s’écria le médecin ; loin de nous une semblable pensée. Il n’y a rien au monde de pire digestion qu’une olla podrida. C’est bon pour les chanoines, pour les recteurs de collèges, pour les noces de village ; mais qu’on en délivre les tables des gouverneurs, où doit régner toute délicatesse et toute ponctualité. La raison en est claire : où que ce soit, et de qui que ce soit, les médecines simples sont toujours plus en estime que les médecines composées, car dans les simples on ne peut se tromper, mais dans les composées, cela est très-facile, en altérant la quantité des médicaments qui doivent les composer. Ce que le seigneur gouverneur doit manger maintenant, s’il veut m’en croire, pour conserver et même pour corroborer sa santé, c’est un cent de fines oublies, et trois à quatre lèches de coing, bien minces, qui, en lui fortifiant l’estomac, aideront singulièrement à la digestion. »

Quand Sancho entendit cela, il se jeta en arrière sur le dossier de sa chaise, regarda fixement le médecin, et lui demanda d’un ton grave comment il s’appelait, et où il avait étudié. « Moi, seigneur gouverneur, répondit le médecin, je m’appelle le docteur Pédro Récio de Aguéro[5] ; je suis natif d’un village appelé Tirtéafuéra[6], qui est entre Caracuel et Almodovar del Campo, à main droite, et j’ai reçu le grade de docteur à l’université d’Osuna. — Eh bien ! s’écria Sancho tout enflammé de colère, seigneur docteur Pédro Récio de mauvais augure, natif de Tirtéafuéra, village qui est à main droite quand on va de Caracuel à Almodovar del Campo, gradué par l’université d’Osuna, ôtez-vous de devant moi vite et vite, ou sinon, je jure par le soleil que je prends un gourdin, et qu’à coups de trique, en commençant par vous, je ne laisse pas médecin dans l’île entière ; au moins de ceux que je reconnaîtrai bien pour des ignorants, car les médecins instruits, prudents et discrets, je les placerai sur ma tête, et les honorerai comme des hommes divins. Mais, je le répète, que Pédro Récio s’en aille vite d’ici ; sinon, j’empoigne cette chaise où je suis assis, et je la lui casse sur la tête. Qu’on m’en demande ensuite compte à la résidence[7] ; il suffira de dire, pour ma décharge, que j’ai rendu service à Dieu en assommant un méchant médecin, bourreau de la république. Et qu’on me donne à manger, ou qu’on reprenne le gouvernement, car un métier qui ne donne pas de quoi vivre à celui qui l’exerce ne vaut pas deux fèves. »

Le docteur s’épouvanta en voyant le gouverneur si fort en colère, et voulut faire Tirteafuera de la salle ; mais, à ce même instant, on entendit sonner dans la rue un cornet de postillon. Le maître d’hôtel courut à la fenêtre, et dit, en revenant : « Voici venir un courrier du duc, monseigneur ; il apporte sans doute quelque dépêche importante. » Le courrier entra, couvert de sueur et haletant de fatigue. Il tira de son sein un pli qu’il remit aux mains du gouverneur, et Sancho le passa à celles du majordome, en lui ordonnant de lire la suscription. Elle était ainsi conçue : À Don Sancho Panza, gouverneur de l’île Barataria, pour lui remettre en mains propres, ou en celles de son secrétaire. « Et qui est ici mon secrétaire ? » demanda aussitôt Sancho. Alors un des assistants répondit : « Moi, seigneur, car je sais lire et écrire, et je suis Biscayen. — Avec ce titre par-dessus le marché, reprit Sancho, vous pourriez être secrétaire de l’empereur lui-même[8]. Ouvrez ce pli, et voyez ce qu’il contient. »

Le secrétaire nouveau-né obéit, et, après avoir lu la dépêche, il dit que c’était une affaire qu’il fallait traiter en secret. Sancho ordonna de vider la salle, et de n’y laisser que le majordome et le maître d’hôtel. Tous les autres s’en allèrent avec le médecin, et aussitôt le secrétaire lut la dépêche, qui s’exprimait ainsi :

« Il est arrivé à ma connaissance que certains ennemis de moi et de cette île que vous gouvernez doivent lui donner un furieux assaut, je ne sais quelle nuit. Ayez soin de veiller et de rester sur le qui-vive, afin de n’être pas pris au dépourvu. Je sais aussi, par des espions dignes de foi, que quatre personnes déguisées sont entrées dans votre ville pour vous ôter la vie, parce qu’on redoute singulièrement la pénétration de votre esprit. Ayez l’œil au guet, voyez bien qui s’approche pour vous parler, et ne mangez rien de ce qu’on vous présentera. J’aurai soin de vous porter secours si vous vous trouvez en péril ; mais vous agirez en toute chose comme on l’attend de votre intelligence. De ce pays, le 16 août, à quatre heures du matin. Votre ami, le duc. »

Sancho demeura frappé de stupeur, et les assistants montrèrent un saisissement égal. Alors, se tournant vers le majordome, il lui dit : « Ce qu’il faut faire à présent, je veux dire tout de suite, c’est de mettre au fond d’un cachot le docteur Récio ; car si quelqu’un doit me tuer, c’est lui, et de la mort la plus lente et la plus horrible, comme est celle de la faim. — Il me semble aussi, dit le maître d’hôtel, que votre grâce fera bien de ne pas manger de tout ce qui est sur cette table, car la plupart de ces friandises ont été offertes par des religieuses ; et, comme on a coutume de dire, derrière la croix se tient le diable. — Je ne le nie pas, reprit Sancho. Quant à présent, qu’on me donne un bon morceau de pain, et quatre à cinq livres de raisin, où l’on ne peut avoir logé le poison, car enfin je ne puis vivre sans manger. Et, si nous avons à nous tenir prêts pour ces batailles qui nous menacent, il faut être bien restauré, car ce sont les tripes qui portent le cœur, et non le cœur les tripes. Vous, secrétaire, répondez au duc mon seigneur, et dites-lui qu’on exécutera tout ce qu’il ordonne, sans qu’il y manque un point. Vous donnerez de ma part un baise-main à madame la duchesse, et vous ajouterez que je la supplie de ne pas oublier une chose, qui est d’envoyer par un exprès ma lettre et mon paquet à ma femme Thérèse Panza ; qu’en cela elle me fera grand merci, et que j’aurai soin de la servir en tout ce que mes forces me permettront. Chemin faisant, vous pourrez enchâsser dans la lettre un baise-main à mon seigneur Don Quichotte, pour qu’il voie que je suis, comme on dit, pain reconnaissant. Et vous, en bon secrétaire et en bon Biscayen, vous pourrez ajouter tout ce que vous voudrez et qui viendra bien à propos. Maintenant, qu’on lève cette nappe, et qu’on me donne à manger. Après cela, je me verrai le blanc des yeux avec autant d’espions, d’assassins et d’enchanteurs qu’il en viendra fondre sur moi et sur mon île. »

En ce moment, un page entra. « Voici, dit-il, un laboureur commerçant qui veut parler à votre seigneurie d’une affaire, à ce qu’il dit, de haute importance. — C’est une étrange chose que ces gens affairés ! s’écria Sancho. Est-il possible qu’ils soient assez bêtes pour ne pas s’apercevoir que ce n’est pas à ces heures-ci qu’ils devraient venir traiter de leurs affaires ? Est-ce que, par hasard, nous autres gouverneurs, nous autres juges, nous ne sommes pas des hommes de chair et d’os ? Ne faut-il pas qu’ils nous laissent reposer le temps qu’exige la nécessité, ou sinon, veulent-ils que nous soyons fabriqués de marbre ? En mon âme et conscience, si le gouvernement me dure entre les mains (ce que je ne crois guère, à ce que j’entrevois), je mettrai à la raison plus d’un homme d’affaires. Pour aujourd’hui, dites à ce brave homme qu’il entre ; mais qu’on s’assure d’abord que ce n’est pas un des espions ou de mes assassins. — Non, seigneur, répondit le page, car il a l’air d’une sainte Nitouche, et je n’y entends pas grand’chose, ou il est bon comme le bon pain. — D’ailleurs, il n’y a rien à craindre, ajouta le majordome ; nous sommes tous ici. — Serait-il possible, maître d’hôtel, demanda Sancho, à présent que le docteur Pédro Récio s’en est allé, que je mangeasse quelque chose de pesant et de substantiel, ne fût-ce qu’un quartier de pain et un oignon ? — Cette nuit, au souper, répondit le maître d’hôtel, on réparera le défaut du dîner, et votre seigneurie sera pleinement payée et satisfaite. — Dieu le veuille ! répliqua Sancho. »

En ce moment entra le laboureur, que, sur sa mine, on reconnaissait à mille lieues pour une bonne âme et une bonne bête. La première chose qu’il fit fut de demander : « Qui est de vous tous le seigneur gouverneur ? — Qui pourrait-ce être, répondit le secrétaire, sinon celui qui est assis dans le fauteuil ? — Alors, je m’humilie en sa présence, reprit le laboureur ; » et, se mettant à deux genoux, il lui demanda sa main pour la baiser. Sancho la lui refusa, le fit relever, et l’engagea à dire ce qu’il voulait. Le paysan obéit, et dit aussitôt : « Moi, seigneur, je suis laboureur, natif de Miguel-Turra, un village qui est à deux lieues de Ciudad-Réal. — Allons, s’écria Sancho, nous avons un autre Tirtéafuéra ! Parlez, frère, et tout ce que je puis vous dire, c’est que je connais fort bien Miguel-Turra, qui n’est pas loin de mon pays. — Le cas est donc, seigneur, continua le paysan, que, par la miséricorde de Dieu, je suis marié en forme et en face de la sainte Église catholique romaine ; j’ai deux fils étudiants : le cadet apprend pour être bachelier, l’aîné pour être licencié. Je suis veuf, parce que ma femme est morte, ou plutôt parce qu’un mauvais médecin me l’a tuée, en la purgeant lorsqu’elle était enceinte ; et si Dieu avait permis que le fruit vînt à terme, et que ce fût un fils, je l’aurais fait instruire pour être docteur, afin qu’il ne portât pas envie à ses frères le bachelier et le licencié. — De façon, interrompit Sancho, que si votre femme n’était pas morte, ou si on ne l’avait pas fait mourir, vous ne seriez pas veuf à présent ? — Non, seigneur, en aucune manière, répondit le laboureur. — Nous voilà bien avancés, reprit Sancho. En avant, frère, en avant ; il est plutôt l’heure de dormir que de traiter d’affaires. — Je dis donc, continua le laboureur, que celui de mes fils qui doit être bachelier s’est amouraché, dans le pays même, d’une fille appelée Clara Perlerina, fille d’André Perlerino, très-riche laboureur. Et ce nom de Perlerins ne leur vient ni de généalogie, ni d’aucune terre, mais parce que tous les gens de cette famille sont culs-de-jatte[9] ; et, pour adoucir le nom, on les appelle Perlerins. Et pourtant, s’il faut dire la vérité, la jeune fille est comme une perle orientale. Regardée du côté droit, elle ressemble à une fleur des champs ; du côté gauche, elle n’est pas si bien, parce qu’il lui manque l’œil qu’elle a perdu de la petite vérole. Et, bien que les marques et les fossettes qui lui restent sur le visage soient nombreuses et profondes, ceux qui l’aiment bien disent que ce ne sont pas des fossettes, mais des fosses où s’ensevelissent les âmes de ses amants. Elle est si propre que, pour ne pas se salir la figure, elle porte, comme on dit, le nez retroussé, si bien qu’on dirait qu’il se sauve de la bouche. Avec tout cela, elle paraît belle à ravir, car elle a la bouche grande, au point que s’il ne lui manquait pas dix à douze dents du devant et du fond, cette bouche pourrait passer et outre-passer parmi les mieux formées. Des lèvres, je n’ai rien à dire, parce qu’elles sont si fines et si délicates que, si c’était la mode de dévider des lèvres, on en pourrait faire un écheveau. Mais, comme elles ont une tout autre couleur que celle qu’on voit ordinairement aux lèvres, elles semblent miraculeuses, car elles sont jaspées de bleu, de vert et de violet. Et que le seigneur gouverneur me pardonne si je lui fais avec tant de détail la peinture des qualités de celle qui doit à la fin des fins devenir ma fille ; c’est que je l’aime bien, et qu’elle ne me semble pas mal. — Peignez tout ce qui vous fera plaisir, répondit Sancho, car la peinture me divertit, et, si j’avais dîné, il n’y aurait pas de meilleur dessert pour moi que votre portrait. — C’est aussi ce qui me reste à faire, pour vous servir, reprit le laboureur. Mais un temps viendra où nous serons quelque chose, si nous ne sommes rien à présent. Je dis donc, seigneur, que, si je pouvais peindre la gentillesse et la hauteur de son corps, ce serait une chose à tomber d’admiration. Mais ce n’est pas possible, parce qu’elle est courbée et pliée en deux, si bien qu’elle a les genoux dans la bouche ; et pourtant il est facile de voir que, si elle pouvait se lever, elle toucherait le toit avec la tête. Elle aurait bien déjà donné la main à mon bachelier, mais c’est qu’elle ne peut pas l’étendre, parce que cette main est nouée, et cependant on reconnaît, aux ongles longs et cannelés, la belle forme qu’elle aurait eue. — Voilà qui est bien, dit Sancho ; et supposez, frère, que vous l’ayez dépeinte des pieds à la tête, que voulez-vous maintenant ? Venez au fait sans détours ni ruelles, sans retaille ni allonge. — Je voudrais, seigneur, répondit le paysan, que votre grâce me fît la grâce de me donner une lettre de recommandation pour le père de ma bru, en le suppliant de vouloir bien faire ce mariage au plus vite, parce que nous ne sommes inégaux ni dans les biens de la fortune, ni dans ceux de la nature. En effet, pour dire la vérité, seigneur gouverneur, mon fils est possédé du diable, et il n’y a pas de jour que les malins esprits ne le tourmentent trois ou quatre fois ; et de plus, pour être tombé un beau jour dans le feu, il a le visage ridé comme un vieux parchemin, avec les yeux un peu coulants et pleureurs. Mais aussi il a un caractère d’ange, et si ce n’était qu’il se gourme et se rosse lui-même sur lui-même, ce serait un bienheureux. — Voulez-vous encore autre chose, brave homme ? demanda Sancho. — Oui, je voudrais bien autre chose, reprit le laboureur ; seulement je n’ose pas le dire. Mais enfin, vaille que vaille, il ne faut pas que ça me pourrisse dans l’estomac. Je dis donc, seigneur, que je voudrais que votre grâce me donnât trois cents ou bien six cents ducats pour grossir la dot de mon bachelier, je veux dire pour l’aider à se mettre en ménage ; car enfin, il faut bien que ces enfants aient de quoi vivre par eux-mêmes, sans être exposés aux impertinences des beaux-pères. — Voyez si vous voulez encore autre chose, dit Sancho, et ne vous privez pas de le dire, par honte ou par timidité. — Non, certainement, rien de plus, » répondit le laboureur.

Il avait à peine parlé que le gouverneur se leva tout debout, empoigna la chaise sur laquelle il était assis, et s’écria : « Je jure Dieu, Don pataud, manant et malappris, que, si vous ne vous sauvez et vous cachez de ma présence, je vous casse et vous ouvre la tête avec cette chaise. Maraud, maroufle, peintre du diable, c’est à ces heures-ci que tu viens me demander six cents ducats ? D’où les aurais-je, puant que tu es ? et pourquoi te les donnerais-je, si je les avais, sournois imbécile ? Qu’est-ce que me font à moi Miguel-Turra et tout le lignage des Perlerins ? Va-t’en, dis-je, ou sinon, par la vie du duc mon seigneur, je fais ce que je t’ai dit. Tu ne dois pas être de Miguel-Turra, mais bien quelque rusé fourbe, et c’est pour me tenter que l’enfer t’envoie ici. Dis-moi, homme dénaturé, il n’y a pas encore un jour et demi que j’ai le gouvernement, et tu veux que j’aie déjà ramassé six cents ducats ! » Le maître d’hôtel fit alors signe au laboureur de sortir de la salle, et l’autre s’en alla tête baissée, avec tout l’air d’avoir peur que le gouverneur n’exécutât sa menace, car le fripon avait parfaitement joué son rôle.

Mais laissons Sancho avec sa colère, et que la paix, comme on dit, revienne à la danse. Il faut retourner à Don Quichotte, que nous avons laissé le visage couvert d’emplâtres, et soignant ses blessures de chat, dont il ne guérit pas en moins de huit jours, pendant l’un desquels il lui arriva ce que Cid Hamet promet de rapporter avec la ponctuelle véracité qu’il met à conter toutes les choses de cette histoire, quelque infiniment petites qu’elles puissent être.


  1. On lit dans le livre des Étiquettes, composé par Olivier de la Marche pour le duc de Bourgogne, Charles-le-Téméraire, et qui fut adopté par les rois d’Espagne de la maison d’Autriche pour les règlements de leur palais : « Le duc a six docteurs en médecine qui servent à visiter la personne et l’état de la santé du prince : quand le duc est à table, ils se tiennent derrière lui, pour regarder quels mets et quels plats on sert au duc, et lui conseiller, suivant leur opinion, ceux qui lui feront le plus de bien. »
  2. L’aphorisme est : Omnis saturatio mala, panis autem pessima.
  3. Peliagudo signifie également, au figuré, embrouillé, épineux, difficile.
  4. La olla podrida (mot à mot pot-pourri) est un mélange de plusieurs sortes de viandes et d’assaisonnements.
  5. Recio signifie raide, intraitable, et aguero, augure.
  6. Tirteafuera, ou mieux tirateafuera, signifie va-t’en d’ici. C’est ainsi que l’emploie Simon Abril dans la traduction de l’Eunuque, de Térence, où la servante Pythias dit au valet Chéréa :

     
    Neque pol servandum tib
    Quidquam dare ausim, neque te servare. Apage te.

    (Acte V, scène ii.)

     
    En buena fe que ni yo osaria
    Darte a guardar nada, ni menos guardarte
    Yo, Tirateafuera.

  7. À l’expiration de leurs charges, les gouverneurs, comme certains autres employés de l’état, étaient tenus à résider quelque temps dans le pays qu’ils avaient administré. Pendant ce temps, ils restaient exposés aux réclamations de leurs subordonnés, devenus leurs égaux. Les Espagnols avaient pris cette sage coutume des Arabes.
  8. Les Biscayens, à l’époque de Cervantès, étaient, presque de temps immémorial, en possession des places de secrétaires du roi et du conseil.
  9. En espagnol perlaticos (paralytiques).