L’Ingénieux Hidalgo Don Quichotte de la Manche/Deuxième partie/Chapitre XLVI

Traduction par Louis Viardot.
J.-J. Dubochet (tome 2p. 474-482).


CHAPITRE XLVI.

De l’épouvantable charivari de sonnettes et de miaulements que reçut Don Quichotte dans le cours de ses amours avec l’amoureuse Altisidore.



Nous avons laissé le grand Don Quichotte enseveli dans les pensées diverses que lui avait causées la sérénade de l’amoureuse fille de compagnie. Il se coucha avec ces pensées ; et, comme si c’eût été des puces, elles ne le laissèrent ni dormir, ni reposer un moment, sans compter qu’à cela se joignait la déconfiture des mailles de ses bas. Mais, comme le temps est léger et que rien ne l’arrête en sa route, il courut à cheval sur les heures, et bientôt arriva celle du matin. À la vue du jour, Don Quichotte quitta la plume oisive, et, toujours diligent, revêtit son pourpoint de chamois, et chaussa ses bottes de voyage pour cacher la mésaventure de ses bas troués. Puis il jeta par là-dessus son manteau d’écarlate, et se mit sur la tête une montera de velours vert, garnie d’un galon d’argent ; il passa le baudrier sur ses épaules, avec sa bonne épée tranchante ; il attacha à sa ceinture un grand chapelet qu’il portait toujours sur lui ; et, dans ce magnifique appareil, il s’avança majestueusement vers le vestibule, où le duc et la duchesse, déjà levés, semblaient être venus l’attendre.

Dans une galerie qu’il devait traverser, Altisidore, et l’autre fille, son amie, s’étaient postées pour le prendre au passage. Dès qu’Altisidore aperçut Don Quichotte, elle feignit de s’évanouir ; et son amie, qui la reçut dans ses bras, s’empressait de lui délacer le corsage de sa robe. Don Quichotte vit cette scène ; il s’approcha d’elles, et dit : « Je sais déjà d’où procèdent ces accidents. — Et moi je n’en sais rien, répondit l’amie, car Altisidore est la plus saine et la mieux portante des femmes de cette maison, et je ne lui ai pas entendu pousser un hélas ! depuis que je la connais. Mais que le ciel confonde autant de chevaliers errants qu’il y en a sur la terre, s’il est vrai qu’ils soient tous ingrats. Retirez-vous, seigneur Don Quichotte, la pauvre enfant ne reviendra point à elle tant que votre grâce restera là. » Alors Don Quichotte répondit : « Faites en sorte, madame, qu’on mette un luth cette nuit dans mon appartement ; je consolerai du mieux qu’il me sera possible cette jeune fille blessée au cœur. Dans le commencement de l’amour, un prompt désabusement est le souverain remède. » Cela dit, il s’éloigna, pour n’être point remarqué de ceux qui pouvaient l’apercevoir.

Il avait à peine tourné les talons que, reprenant ses sens, l’évanouie Altisidore dit à sa compagne : « Il faut avoir soin qu’on lui mette le luth qu’il demande. Don Quichotte, sans doute, veut nous donner de la musique ; elle ne sera pas mauvaise venant de lui. » Aussitôt les deux donzelles allèrent rendre compte à la duchesse de ce qui venait de se passer, et de la demande d’un luth que faisait Don Quichotte. Celle-ci, ravie de joie, se concerta avec le duc et ses femmes, pour jouer au chevalier un tour qui fût plus amusant que nuisible. Dans l’espoir de ce divertissement, tous attendaient l’arrivée de la nuit, laquelle vint aussi vite qu’était venu le jour, que le duc et la duchesse passèrent en délicieuses conversations avec Don Quichotte. Ce même jour, la duchesse dépêcha bien réellement un de ses pages (celui qui avait fait dans la forêt le personnage enchanté de Dulcinée) à Thérèse Panza, avec la lettre de son mari Sancho Panza, et le paquet de hardes qu’il avait laissé pour qu’on l’envoyât à sa femme. Le page était chargé de rapporter une fidèle relation de tout ce qui lui arriverait dans son message.

Cela fait, et onze heures du soir étant sonnées, Don Quichotte, en rentrant dans sa chambre, y trouva une mandoline. Il préluda, ouvrit la fenêtre grillée, et reconnut qu’il y avait du monde au jardin. Ayant alors parcouru toutes les touches de la mandoline, pour la mettre d’accord aussi bien qu’il le pouvait, il cracha, se nettoya le gosier, puis, d’une voix un peu enrouée, mais juste, il chanta le romance suivant, qu’il avait tout exprès composé lui-même ce jour-là.


« Les forces de l’amour ont coutume d’ôter les âmes de leurs gonds, en prenant pour levier l’oisiveté nonchalante.

» La couture, la broderie, le travail continuel, sont l’antidote propre au venin des transports amoureux.

» Pour les filles vivant dans la retraite, qui aspirent à être mariées, l’honnêteté est une dot et la voix de leurs louanges.

» Les chevaliers errants et ceux qui peuplent la cour courtisent les femmes libres, et épousent les honnêtes.

» Il y a des amours de soleil levant qui se pratiquent entre hôte et hôtesse ; mais ils arrivent bientôt au couchant, car ils finissent avec le départ.

» L’amour nouveau venu, qui arrive aujourd’hui et s’en va demain, ne laisse pas les images bien profondément gravées dans l’âme.

» Peinture sur peinture ne brille, ni ne se fait voir ; où il y a une première beauté, la seconde ne gagne pas la partie.

» J’ai Dulcinée du Toboso peinte sur la table rase de l’âme, de telle façon qu’il est impossible de l’en effacer.

» La constance dans les amants est la qualité la plus estimée, celle par qui l’amour fait des miracles, et qui les élève également à la félicité. »


Don Quichotte en était là de son chant, qu’écoutaient le duc, la duchesse, Altisidore et presque tous les gens du château, quand tout à coup, du haut d’un corridor extérieur qui tombait à plomb sur la fenêtre de Don Quichotte, on descendit une corde où étaient attachées plus de cent sonnettes, puis on vida un grand sac plein de chats qui portaient aussi des grelots à la queue. Le vacarme des sonnettes et des miaulements de chats fut si grand que le duc et la duchesse, bien qu’inventeurs de la plaisanterie, en furent effrayés, et que Don Quichotte sentit ses cheveux se dresser sur sa tête. Le sort voulut en outre que deux ou trois chats entrassent par la fenêtre dans sa chambre ; et, comme ils couraient çà et là tout effarés, on aurait dit qu’une légion de diables y prenaient leurs ébats. En cherchant par où s’échapper, ils eurent bientôt éteint les deux bougies qui éclairaient l’appartement ; et, comme la corde aux grosses sonnettes ne cessait de descendre et de monter, la plupart des gens du château, qui n’étaient pas au fait de l’aventure, restaient frappés d’étonnement et d’épouvante.

Don Quichotte cependant se leva tout debout, et, mettant l’épée à la main, il commença à tirer de grandes estocades par la fenêtre, en criant de toute la puissance de sa voix : « Dehors, malins enchanteurs ; dehors, canaille ensorcelée ! Je suis Don Quichotte de la Manche, contre qui ne peuvent prévaloir vos méchantes intentions. » Puis, se tournant vers les chats qui couraient au travers de la chambre, il leur lança plusieurs coups d’épée. Tous alors accoururent à la fenêtre, et s’échappèrent par cette issue. L’un d’eux pourtant, se voyant serré de près par les coups d’épée de Don Quichotte, lui sauta au visage, et lui empoigna le nez avec les griffes et les dents. La douleur fit jeter des cris perçants à Don Quichotte. En les entendant, le duc et la duchesse devinèrent ce que ce pouvait être, et étant accourus en toute hâte à sa chambre, qu’ils ouvrirent avec un passe-partout, ils virent le pauvre chevalier qui se débattait de toutes ses forces pour arracher le chat de sa figure. On apporta des lumières, et l’on aperçut au grand jour la formidable bataille. Le duc s’élança pour séparer les combattants ; mais Don Quichotte s’écria : « Que personne ne s’en mêle ; qu’on me laisse corps à corps avec ce démon, avec ce sorcier, avec cet enchanteur. Je veux lui faire voir, de lui à moi, qui est Don Quichotte de la Manche. » Mais le chat, ne faisant nul cas de ces menaces, grognait et serrait les dents. Enfin le duc lui fit lâcher prise, et le jeta par la fenêtre. Don Quichotte resta avec le visage percé comme un crible, et le nez en fort mauvais état, mais encore plus dépité de ce qu’on ne lui eût pas laissé finir la bataille qu’il avait si bien engagée avec ce malandrin d’enchanteur.

On fit apporter de l’huile d’aparicio[1], et Altisidore lui posa elle-même, de ses blanches mains, des compresses sur toutes les parties blessées. En les appliquant, elle dit à voix basse : « Toutes ces mésaventures t’arrivent, impitoyable chevalier, pour punir le péché de ta dureté et de ton obstination. Plaise à Dieu que ton écuyer Sancho oublie de se fustiger, afin que jamais cette Dulcinée, de toi si chérie, ne sorte de son enchantement, et que tu ne partages point la couche nuptiale avec elle, du moins tant que je vivrai, moi qui t’adore. » À tous ces propos passionnés, Don Quichotte ne répondit pas un seul mot ; il poussa un profond soupir et s’étendit dans son lit, après avoir remercié le duc et la duchesse de leur bienveillance, non point, dit-il, que cette canaille de chats, d’enchanteurs et de sonnettes lui fît la moindre peur, mais pour reconnaître la bonne intention qui les avait fait venir à son secours. Ses nobles hôtes le laissèrent reposer, et s’en allèrent fort chagrins du mauvais succès de la plaisanterie. Ils n’avaient pas cru que Don Quichotte paierait si cher cette aventure, qui lui coûta cinq jours de retraite et de lit, pendant lesquels il lui arriva une autre aventure, plus divertissante que celle-ci. Mais son historien ne veut pas la raconter à cette heure, désireux de retourner à Sancho Panza, qui se montrait fort diligent et fort gracieux dans son gouvernement.


  1. On appelait ainsi un baume composé avec des fleurs de millepertuis. Du nom de cette plante (hiperico en espagnol) s’était formé, par corruption, le mot d’huile d’aparicio.