L’Ingénieux Hidalgo Don Quichotte de la Manche/Deuxième partie/Chapitre LXXII

Traduction par Louis Viardot.
J.-J. Dubochet (tome 2p. 729-735).


CHAPITRE LXXII.

Comment Don Quichotte et Sancho arrivèrent à leur village.



Tout ce jour-là, Don Quichotte et Sancho restèrent dans cette auberge de village, attendant la nuit, l’un, pour achever sa pénitence en rase campagne, l’autre, pour en voir la fin, qui devait être aussi celle de ses désirs. Cependant il arriva devant la porte de l’auberge un voyageur à cheval, suivi de trois ou quatre domestiques, l’un desquels, s’adressant à celui qui semblait leur maître : « Votre grâce, lui dit-il, seigneur Don Alvaro Tarfé, peut fort bien passer la sieste ici ; la maison paraît propre et fraîche. » Don Quichotte, entendant cela, dit à Sancho : « Écoute donc, Sancho, quand je feuilletai ce livre de la seconde partie de mon histoire, il me semble que j’y rencontrai en passant ce nom de Don Alvaro Tarfé. — Cela peut bien être, répondit Sancho ; laissons-le mettre pied à terre, ensuite nous le questionnerons. » Le gentilhomme descendit de cheval, et l’hôtesse lui donna, en face de la chambre de Don Quichotte, une salle basse, meublée d’autres serges peintes comme celles qui décoraient l’appartement de notre chevalier. Le nouveau venu se mit en costume d’été ; et, sortant sous le portail de l’auberge, qui était spacieux et frais, il y trouva Don Quichotte se promenant de long en large. « Peut-on savoir quel chemin suit votre grâce, seigneur gentilhomme ? lui demanda-t-il. — Je vais, répondit Don Quichotte, à un village près d’ici, dont je suis natif, et où je demeure. Et votre grâce, où va-t-elle ? — Moi, seigneur, répondit le cavalier, je vais à Grenade, ma patrie. — Bonne patrie, répliqua Don Quichotte ; mais votre grâce voudrait-elle bien, par courtoisie, me dire son nom ? Je crois qu’il m’importe de le savoir plus que je ne pourrais le dire. — Mon nom, répondit le voyageur, est Don Alvaro Tarfé. — Sans aucun doute, répliqua Don Quichotte, je pense que votre grâce est ce même Don Alvaro Tarfé qui figure dans la seconde partie de l’histoire de Don Quichotte de la Manche, récemment imprimée et livrée à la lumière du monde par un auteur moderne. — Je suis lui-même, répondit le gentilhomme ; et ce Don Quichotte, principal personnage de cette histoire, fut mon ami intime. C’est moi qui le tirai de son pays, ou, du moins, qui l’engageai à venir à des joutes qui se faisaient à Saragosse, où j’allais moi-même. Et vraiment, vraiment, je lui ai rendu bien des services, et je l’ai empêché d’avoir les épaules flagellées par le bourreau, pour avoir été un peu trop hardi[1]. — Dites-moi, seigneur Don Alvaro, reprit Don Quichotte, est-ce que je ressemble en quelque chose à ce Don Quichotte dont parle votre grâce ? — Non, certes, répondit le voyageur, en aucune façon. — Et ce Don Quichotte, ajouta le nôtre, n’avait-il pas avec lui un écuyer appelé Sancho Panza ? — Oui, sans doute, répliqua Don Alvaro ; mais quoiqu’il eût la réputation d’être amusant et facétieux, je ne lui ai jamais ouï dire une plaisanterie qui fût plaisante. — Je le crois ma foi bien ! s’écria Sancho ; plaisanter comme il faut n’est pas donné à tout le monde ; et ce Sancho dont parle votre grâce, seigneur gentilhomme, doit être quelque grandissime vaurien, bête et voleur tout à la fois. Le véritable Sancho, c’est moi ; et j’ai plus de facéties à votre service que s’il en pleuvait ; sinon, que votre grâce en fasse l’expérience. Venez-vous-en derrière moi, pour le moins une année, et vous verrez comme elles me tombent de la bouche à chaque pas, si dru et si menu que, sans savoir le plus souvent ce que je dis, je fais rire tous ceux qui m’écoutent[2]. Quant au véritable Don Quichotte de la Manche, le fameux, le vaillant, le discret, l’amoureux, le défaiseur de torts, le tuteur d’orphelins, le défenseur de veuves, le tueur de demoiselles, celui qui a pour unique dame la sans pareille Dulcinée du Toboso, c’est ce seigneur que voilà, c’est mon maître. Tout autre Don Quichotte et tout autre Sancho ne sont que pour la frime, ne sont que des rêves en l’air. — Pardieu ! je le crois bien, répondit Don Alvaro, car vous avez dit plus de bons mots, mon ami, en quatre paroles que vous avez dites, que l’autre Sancho Panza en tous les discours que je lui ai ouï tenir, et le nombre en est grand. Il sentait plus le glouton que le beau parleur, et le niais que le bon plaisant ; et je suis fondé à croire que les enchanteurs qui persécutent Don Quichotte le bon ont voulu me persécuter, moi, avec Don Quichotte le mauvais. Mais, vraiment, je ne sais qu’en dire ; car j’oserais bien jurer que je laisse celui-ci enfermé dans l’hôpital des fous, à Tolède, pour qu’on l’y guérisse ; et voilà que, tout à coup, il survient ici un autre Don Quichotte, quoique bien différent du mien. — Je ne sais, reprit Don Quichotte, si je puis m’appeler bon, mais je puis dire au moins que je ne suis pas le mauvais. Pour preuve de ce que j’avance, je veux, seigneur Don Alvaro Tarfé, que votre grâce sache une chose : c’est qu’en tous les jours de ma vie je n’ai pas mis le pied à Saragosse. Au contraire, pour avoir ouï dire que ce Don Quichotte fantastique s’était trouvé aux joutes de cette ville, je ne voulus pas y entrer, afin de lui donner un démenti à la barbe du monde. Aussi je gagnai tout droit Barcelonne, ville unique par l’emplacement et par la beauté, archive de la courtoisie, refuge des étrangers, hôpital des pauvres, patrie des braves, vengeance des offenses, et correspondance aimable d’amitiés fidèles. Bien que les événements qui m’y sont arrivés ne soient pas d’agréables souvenirs, mais, au contraire, de cuisants regrets, je les supporte sans regret pourtant, et seulement pour avoir joui de sa vue. Enfin, seigneur Don Alvaro Tarfé, je suis Don Quichotte de la Manche, celui dont parle la renommée, et non ce misérable qui a prétendu usurper mon nom et se faire honneur de mes pensées. Je supplie donc votre grâce, au nom de ses devoirs de gentilhomme, de vouloir bien faire une déclaration devant l’alcade de ce village, constatant que votre grâce ne m’avait vu de sa vie jusqu’à présent, que je ne suis pas le Don Quichotte imprimé dans la seconde partie, et que ce Sancho Panza, mon écuyer, n’est pas davantage celui que votre grâce a connu. — Très-volontiers, répondit Don Alvaro ; mais, vraiment, c’est à tomber de surprise que de voir en même temps deux Don Quichotte et deux Sancho Panza, aussi semblables par les noms que différents par les actes. Oui, je répète et soutiens que je n’ai pas vu ce que j’ai vu, et qu’il ne m’est point arrivé ce qui m’est arrivé. — Sans doute, reprit Sancho, que votre grâce est enchantée comme ma dame Dulcinée du Toboso ; et plût au Ciel que votre désenchantement consistât à me donner trois autres mille et tant de coups de fouet, comme je me les donne pour elle ; je me les donnerais vraiment sans aucun intérêt. — Je n’entends pas ce que vous voulez dire par les coups de fouet, répondit Don Alvaro. — Oh ! ce serait trop long à conter maintenant, répliqua Sancho ; mais, plus tard, je vous conterai la chose, si par hasard nous suivons le même chemin.

En causant ainsi, et l’heure du dîner étant venue, Don Quichotte et Don Alvaro se mirent ensemble à table. L’alcade du pays vint à entrer par hasard dans l’auberge avec un greffier. Don Quichotte lui exposa, dans une pétition en forme, comme quoi il convenait à ses droits et intérêts que Don Alvaro Tarfé, ce gentilhomme qui se trouvait présent, fît devant sa grâce la déclaration qu’il ne connaissait point Don Quichotte de la Manche, également présent, et que ce n’était pas celui qui figurait imprimé dans une histoire intitulée : Seconde partie de Don Quichotte de la Manche, composée par un certain Avellanéda, natif de Tordésillas. Enfin, l’alcade procéda judiciairement. La déclaration se fit dans toutes les règles, et avec toutes les formalités requises en pareil cas : ce qui réjouit fort Don Quichotte et Sancho ; comme si une telle déclaration leur eût importé beaucoup, comme si leurs œuvres et leurs paroles n’eussent pas clairement montré la différence des deux Don Quichotte et des deux Sancho Panza.

Une foule de politesses et d’offres de services furent échangées entre Don Alvaro et Don Quichotte, dans lesquelles l’illustre Manchois montra si bien son esprit et sa discrétion, qu’il acheva de désabuser Don Alvaro Tarfé, et que celui-ci finit par croire qu’il était enchanté réellement, puisqu’il touchait du doigt deux Don Quichotte si opposés. Le soir venu, ils partirent ensemble de leur gîte, et trouvèrent, à une demi-lieue environ, deux chemins qui s’écartaient, dont l’un menait au village de Don Quichotte, tandis que l’autre était celui que devait prendre Don Alvaro. Pendant cette courte promenade, Don Quichotte lui avait conté la disgrâce de sa défaite, ainsi que l’enchantement de Dulcinée et le remède indiqué par Merlin. Tout cela jeta dans une nouvelle surprise Don Alvaro, lequel, ayant embrassé cordialement Don Quichotte et Sancho, prit sa route, et les laissa suivre la leur.

Le chevalier passa cette nuit au milieu de quelques arbres, pour donner à Sancho l’occasion d’accomplir sa pénitence. Celui-ci l’accomplit en effet, et de la même manière que la nuit passée, aux dépens de l’écorce des hêtres beaucoup plus que de ses épaules, qu’il préserva si délicatement, que les coups de fouet n’auraient pu en faire envoler une mouche qui s’y serait posée. Le dupé Don Quichotte ne perdit pas un seul point du compte, et trouva que les coups montaient, avec ceux de la nuit précédente, à trois mille vingt-neuf. Il paraît que le soleil s’était levé de grand matin pour voir le sacrifice ; mais, dès que la lumière parut, maître et valet continuèrent leur chemin, s’entretenant ensemble de l’erreur d’où ils avaient tiré Don Alvaro, et s’applaudissant d’avoir pris sa déclaration devant la justice, sous une forme si authentique.

Ce jour-là et la nuit suivante, ils cheminèrent sans qu’il leur arrivât rien qui mérite d’être raconté, si ce n’est pourtant que Sancho finit sa tâche ; ce qui remplit Don Quichotte d’une joie si folle, qu’il attendait le jour pour voir s’il ne trouverait pas en chemin Dulcinée, sa dame, déjà désenchantée ; et, le long de la route, il ne rencontrait pas une femme qu’il n’allât bien vite reconnaître si ce n’était pas Dulcinée du Toboso ; car il tenait pour infaillibles les promesses de Merlin.

Dans ces pensées et ces désirs, ils montèrent une colline du haut de laquelle on découvrait un village. À cette vue, Sancho se mit à genoux, et s’écria : « Ouvre les yeux, patrie désirée, et vois revenir à toi Sancho Panza, ton fils, sinon bien riche, au moins bien étrillé. Ouvre les bras, et reçois aussi ton fils Don Quichotte, lequel, s’il revient vaincu par la main d’autrui, revient vainqueur de lui-même ; ce qui est, à ce qu’il m’a dit, la plus grande victoire qui se puisse remporter. Mais j’apporte de l’argent ; car, si l’on me donnait de bonnes taloches, je me tenais bon sur le dos de ma monture[3]. — Laisse là ces sottises, dit Don Quichotte, et préparons-nous à entrer du pied droit dans notre village, où nous lâcherons la bride à nos fantaisies, pour tracer le plan de la vie pastorale que nous pensons mener. » Cela dit, ils descendirent la colline, et gagnèrent le pays.


  1. Voir les chapitres viii, ix et xxvi du Don Quichotte d’Avellanéda.
  2. Il y a, dans cette tirade, un perpétuel jeu de mots entre gracioso, plaisant, gracias, saillies, bon mots, et gracia, grâce, agrément, dont il est impossible de rendre en français toute la grâce.
  3. Les mêmes expressions proverbiales se trouvaient déjà dans la lettre de Sancho à sa femme Thérèse, chap. xxxvi).