L’Ingénieux Hidalgo Don Quichotte de la Manche/Deuxième partie/Chapitre LXXIII

Traduction par Louis Viardot.
J.-J. Dubochet (tome 2p. 736-744).


CHAPITRE LXXIII.

Des présages sinistres qui frappèrent Don Quichotte à l’entrée de son village, ainsi que d’autres événements qui décorent et rehaussent cette grande histoire.



À l’entrée du pays, suivant ce que rapporte Cid Hamet, Don Quichotte vit sur les aires[1] deux petits garçons qui se querellaient ; et l’un d’eux dit à l’autre : « Tu as beau faire, Périquillo, tu ne la reverras plus, ni de ta vie, ni de tes jours. » Don Quichotte entendit ce propos. « Ami, dit-il à Sancho, prends-tu garde à ce que dit ce petit garçon : Tu ne la reverras plus, ni de ta vie, ni de tes jours ? — Eh bien, répondit Sancho, qu’importe que ce petit garçon ait dit cela ? — Comment ! reprit Don Quichotte, ne vois-tu pas qu’en appliquant cette parole à ma situation, elle signifie que je ne reverrai plus Dulcinée ? » Sancho voulait répliquer, mais il en fut empêché par la vue d’un lièvre qui venait en fuyant à travers la campagne, poursuivi par des chasseurs et par une meute de lévriers. La pauvre bête, tout épouvantée, vint se réfugier et se blottir sous les pieds du grison. Sancho prit le lièvre à la main, et le présenta à Don Quichotte, qui ne cessait de répéter : « Malum signum, malum signum. Un lièvre fuit, des lévriers le poursuivent ; c’en est fait, Dulcinée ne paraîtra plus. — Vous êtes vraiment étrange, dit Sancho ; supposons que ce lièvre soit Dulcinée du Toboso, et ces lévriers qui le poursuivent les enchanteurs malandrins qui l’ont changée en paysanne ; elle fuit, je l’attrape, et la remets au pouvoir de votre grâce, qui la tient dans ses bras et la caresse à son aise ; quel mauvais signe est-ce là ? et quel mauvais présage peut-on tirer d’ici ? »

Les deux petits querelleurs s’approchèrent pour voir le lièvre, et Sancho leur demanda pourquoi ils se disputaient. Ils répondirent que celui qui avait dit : Tu ne la reverras plus de ta vie, avait pris à l’autre une petite cage à grillons, qu’il pensait bien ne jamais lui rendre. Sancho tira de sa poche une pièce de six blancs, et la donna au petit garçon pour sa cage, qu’il mit dans les mains de Don Quichotte, en disant : « Allons, seigneur, voilà ces mauvais présages rompus et détruits ; et ils n’ont pas plus de rapport avec nos affaires, à ce que j’imagine, tout sot que je suis, que les nuages de l’an passé. Si j’ai bonne mémoire, j’ai ouï dire au curé de notre village que ce n’est pas d’une personne chrétienne et éclairée de faire attention à ces enfantillages ; et votre grâce m’a dit la même chose ces jours passés, en me faisant comprendre que tous ces chrétiens qui regardent aux présages ne sont que des imbéciles. Il ne faut pas insister là-dessus ; passons outre, et entrons dans le pays. »

Les chasseurs arrivèrent, demandèrent leur lièvre, que Don Quichotte rendit ; puis le chevalier se remit en marche, et rencontra, à l’entrée du village, le curé et le bachelier Carrasco, qui se promenaient dans un petit pré en récitant leur bréviaire. Or, il faut savoir que Sancho Panza avait jeté sur le grison, par-dessus le paquet des armes, et pour lui servir de caparaçon, la tunique en bouracan parsemée de flammes peintes, dont on l’avait affublé dans le château du duc, la nuit où Altisidore ressuscita ; il avait aussi posé la mitre pointue sur la tête de l’âne, ce qui faisait la plus étrange métamorphose, et le plus singulier accoutrement où jamais baudet se fût vu dans le monde. Les deux aventuriers furent aussitôt reconnus par le curé et le bachelier, qui accoururent à eux les bras ouverts. Don Quichotte mit pied à terre, et embrassa étroitement ses deux amis. Les polissons du village, qui sont des lynx dont on ne peut se débarrasser, aperçurent de loin la mitre du grison, et, accourant le voir, ils se disaient les uns aux autres : « Holà ! enfants ; holà ! hé ! venez voir l’âne de Sancho Panza, plus galant que Mingo Révulgo[2], et la bête de Don Quichotte, plus maigre aujourd’hui que le premier jour ! » Finalement, entourés de ces polissons et accompagnés du curé et de Carrasco, ils entrèrent dans le pays, et furent tout droit à la maison de Don Quichotte, où ils trouvèrent sur la porte la gouvernante et la nièce, auxquelles était parvenue déjà la nouvelle de leur arrivée. On avait, ni plus ni moins, donné la même nouvelle à Thérèse Panza, femme de Sancho, laquelle, échevelée et demi-nue, traînant par la main Sanchica sa fille, accourut au-devant de son mari. Mais, ne le voyant point paré et attifé comme elle pensait que devait être un gouverneur, elle s’écria : « Eh ! mari, comme vous voilà fait ! il me semble que vous venez à pied, comme un chien, et les pattes enflées. Vous avez plutôt la mine d’un mauvais sujet que d’un gouverneur. — Tais-toi, Thérèse, répondit Sancho. Bien souvent, où il y a des crochets il n’y a pas de lard pendu. Allons à la maison ; là tu entendras des merveilles. J’apporte de l’argent, ce qui est l’essentiel, gagné par mon industrie, et sans préjudice d’autrui. — Apportez de l’argent, mon bon mari, repartit Thérèse, qu’il soit gagné par-ci ou par-là, et, de quelque manière qu’il vous vienne, vous n’aurez pas fait mode nouvelle en ce monde. » Sanchica sauta au cou de son père, et lui demanda s’il apportait quelque chose ; car elle l’attendait, dit-elle, comme la pluie du mois de mai. Puis, le prenant d’un côté par sa ceinture de cuir, tandis que de l’autre sa femme le tenait sous le bras, tirant l’âne par le licou, ils s’en allèrent tous trois à leur maison, laissant Don Quichotte dans la sienne, au pouvoir de sa gouvernante et de sa nièce, et en compagnie du curé et du bachelier.

Don Quichotte, sans attendre ni délai ni occasion, s’enferma sur-le-champ en tête-à-tête avec ses deux amis ; puis il leur conta succinctement sa défaite, et l’engagement qu’il avait pris de ne pas quitter son village d’une année, engagement qu’il pensait bien remplir au pied de la lettre, sans y déroger d’un atome, comme chevalier errant, obligé par les règles ponctuelles de la chevalerie errante. Il ajouta qu’il avait pensé à se faire berger pendant cette année, et à se distraire dans la solitude des champs, où il pourrait donner carrière et lâcher la bride à ses amoureuses pensées, tout en exerçant la vertueuse profession pastorale. Enfin, il les supplia, s’ils n’avaient pas beaucoup à faire, et si de plus graves occupations ne les en empêchaient, de vouloir bien être ses compagnons. « J’achèterai, dit-il, un troupeau de brebis bien suffisant pour qu’on nous donne le nom de bergers ; et je dois vous apprendre que le principal de l’affaire est déjà fait, car je vous ai trouvé des noms qui vous iront comme faits au moule. — Quels sont-ils ? demanda le curé. — Moi, reprit Don Quichotte, je m’appellerai le pasteur Quichottiz ; vous, seigneur bachelier, le pasteur Carrascon ; vous, seigneur curé, le pasteur Curiambro ; et Sancho Panza, le pasteur Panzino. »

Les deux amis tombèrent de leur haut en voyant la nouvelle folie de Don Quichotte ; mais, dans la crainte qu’il ne se sauvât une autre fois du pays pour retourner à ses expéditions de chevalerie, espérant d’ailleurs qu’on pourrait le guérir dans le cours de cette année, ils souscrivirent à son nouveau projet, approuvèrent sa folle pensée comme très-raisonnable, et s’offrirent pour compagnons de ses exercices champêtres. « Il y a plus, ajouta Samson Carrasco : étant, comme le sait déjà le monde entier, très-célèbre poëte, je composerai à chaque pas des vers pastoraux, ou héroïques, ou comme la fantaisie m’en prendra, afin de passer le temps dans ces solitudes inhabitées, par lesquelles nous allons errer. Ce qui est le plus nécessaire, mes chers seigneurs, c’est que chacun choisisse le nom de la bergère qu’il pense célébrer dans ses poésies, et que nous ne laissions pas un arbre, si dur qu’il soit, sans y graver et couronner son nom, suivant l’usage immémorial des bergers amoureux. — Voilà qui est à merveille ! répondit Don Quichotte. Pour moi, je n’ai pas besoin de chercher le nom de quelque feinte bergère ; car voici la sans pareille Dulcinée du Toboso, gloire de ces rives, parure de ces prairies, orgueil de la beauté, fleur des grâces de l’esprit, et, finalement, personne accomplie, sur qui peut bien reposer toute louange, fût-elle hyperbole. — Cela est vrai, dit le curé. Mais, nous autres, nous chercherons par ici quelques petites bergerettes avenantes, qui nous aillent à la main, si ce n’est à l’âme. — Et si elles viennent à manquer, ajouta Samson Carrasco, nous leur donnerons les noms de ces bergères imprimées et gravées, dont le monde est rempli, les Philis, Amaryllis, Dianes, Fléridas, Galatées, Bélisardes. Puisqu’on les vend au marché, nous pouvons bien les acheter aussi, et en faire les nôtres. Si ma dame, ou, pour mieux dire, ma bergère, s’appelle Anne, par hasard, je la chanterai sous le nom d’Anarda ; si elle se nomme Françoise, je l’appellerai Francénia ; Lucie, Lucinde, et ainsi du reste. Tout s’arrange de cette façon-là. Et Sancho Panza lui-même, s’il vient à entrer dans cette confrérie, pourra célébrer sa femme Thérèse, sous le nom de Térésaïna[3]. » Don Quichotte se mit à rire de l’application de ce nom ; et le curé, l’ayant comblé d’éloges pour l’honorable résolution qu’il avait prise, s’offrit de nouveau à lui faire compagnie tout le temps que lui laisseraient ses devoirs essentiels. Cela fait, les deux amis prirent congé du chevalier, en l’engageant et le priant de prendre bien soin de sa santé, sans rien ménager de ce qui lui fût bon.

Le sort voulut que la nièce et la gouvernante entendissent toute la conversation, et, dès que Don Quichotte fut seul, elles entrèrent toutes deux auprès de lui. « Qu’est-ce que ceci, seigneur oncle ? dit la nièce. Quand nous pensions, la gouvernante et moi, que votre grâce venait se retirer enfin dans sa maison pour y passer une vie tranquille et honnête, voilà que vous voulez vous fourrer dans de nouveaux labyrinthes, et vous faire pastoureau, toi qui t’en viens, pastoureau, toi qui t’en vas ! En vérité ! la paille d’orge est trop dure pour en faire des chalumeaux. » La gouvernante s’empressa d’ajouter : « Et comment votre grâce pourra-t-elle passer dans les champs les siestes d’été et les nuits d’hiver, et entendre le hurlement des loups ? Par ma foi, c’est un métier d’hommes robustes, endurcis, élevés à ce travail dès les langes et le maillot. Mal pour mal, il vaut encore mieux être chevalier errant que berger. Tenez, seigneur, prenez mon conseil ; je ne le donne pas repue de pain et de vin, mais à jeun, et avec les cinquante ans d’âge que j’ai sur la tête : restez chez vous, réglez vos affaires, confessez-vous chaque semaine, faites l’aumône aux pauvres, et, sur mon âme, s’il vous en arrive mal… — C’est bon, c’est bon, mes filles, leur répondit Don Quichotte ; je sais fort bien ce que j’ai à faire. Menez-moi au lit ; car il me semble que je ne suis pas très-bien portant ; et soyez certaines que, soit chevalier, soit berger errant, je ne cesserai pas de veiller à ce que rien ne vous manque, ainsi que vous le verrez à l’œuvre. » Et les deux bonnes filles, nièce et gouvernante, le conduisirent à son lit, où elles lui donnèrent à manger, et le choyèrent de leur mieux.


  1. Il n’y a point de granges en Espagne. On bat les grains en plein vent, sur des places unies, disposées à l’entrée des villages, et qu’on appelle las eras.
  2. Le héros d’anciens couplets populaires, où on lui dit :

    ¡ Ah ! Mingo Revulgo, ò hao !
    ¿ Que es de tu sayo de blao ?
    ¿ No le vistes en domingo ?

    « Hé ! Mingo Revulgo, ho hé ! qu’as-tu fait de ton pourpoint de drap bleu ? est-ce que tu ne le mets pas le dimanche ? »

  3. Aina est un vieux mot qui veut dire vite, à la hâte. Teresaïna signifierait Thérèse la pétulante. Sancho l’appelait précédemment Téresona, qui aurait signifié Thérèse la grosse.