L’Ingénieux Hidalgo Don Quichotte de la Manche/Deuxième partie/Chapitre II

Traduction par Louis Viardot.
J.-J. Dubochet (tome 2p. 22-29).


CHAPITRE II.

Qui traite de la notable querelle qu’eut Sancho Panza avec la nièce et la gouvernante de Don Quichotte, ainsi que d’autres événements gracieux.



L’histoire raconte[1] que les cris qu’entendirent Don Quichotte, le curé et le barbier, venaient de la nièce et de la gouvernante, lesquelles faisaient tout ce tapage en parlant à Sancho qui voulait à toute force entrer voir son maître, tandis qu’elles lui défendaient la porte : « Que veut céans ce vagabond ? s’écriait la gouvernante ; retournez chez vous, frère, car c’est vous et nul autre qui embauchez et pervertissez mon seigneur, et qui l’emmenez promener par ces déserts. — Gouvernante de Satan, répondit Sancho, l’embauché, le perverti et l’emmené par ces déserts, c’est moi, et non pas ton maître. Lui m’a emmené à travers le monde, et vous vous trompez de la moitié du juste prix. Lui, dis-je, m’a tiré de ma maison par des tricheries, en me promettant une île que j’attends encore à présent[2]. — Que de mauvaises îles t’étouffent, Sancho maudit, reprit la nièce ; et qu’est-ce que c’est que des îles ? Sans doute quelque chose à manger, goulu, glouton que tu es ! — Ce n’est pas quelque chose à manger, répondit Sancho, mais bien à gouverner, et mieux que quatre villes ensemble, et mieux que par quatre alcades de cour. — Avec tout cela, reprit la gouvernante, vous n’entrerez pas ici, sac de méchanceté, tonneau de malices ; allez gouverner votre maison, et piocher votre coin de terre, et laissez là vos îles et vos îlots. »

Le curé et le barbier se divertissaient fort à écouter ce dialogue des trois personnages ; mais Don Quichotte, craignant que Sancho ne lâchât sa langue, et avec elle un tas de malicieuses simplicités qui pourraient bien ne pas tourner à l’avantage de son maître, l’appela, fit taire les deux femmes, et leur commanda de le laisser entrer. Sancho entra ; et le curé et le barbier prirent congé de Don Quichotte, dont la guérison leur sembla désespérée, quand ils eurent reconnu combien il était imbu de ses égarements et entêté de sa malencontreuse chevalerie. « Vous allez voir, compère, dit le curé au barbier, comment, un beau jour, quand nous y penserons le moins, notre hidalgo reprendra sa volée. — Je n’en fais aucun doute, répondit le barbier ; mais je ne suis pas encore si confondu de la folie du maître que de la simplicité de l’écuyer, qui s’est si bien chaussé son île dans la cervelle que rien au monde ne pourrait le désabuser. — Dieu prenne pitié d’eux, reprit le curé : mais soyons à l’affût, pour voir où aboutira cet assortiment d’extravagances de tel chevalier et de tel écuyer, car on dirait qu’ils ont été coulés tous deux dans le même moule, et que les folies du maître sans les bêtises du valet ne vaudraient pas une obole. — Cela est vrai, ajouta le barbier ; mais je voudrais bien savoir ce qu’ils vont comploter entre eux à cette heure. — Soyez tranquille, répondit le curé, je suis sûr que la nièce ou la gouvernante nous conteront la chose, car elles ne sont pas femmes à se faire faute de l’écouter. »

Cependant, Don Quichotte s’était enfermé avec Sancho dans son appartement. Quand ils se virent seuls, il lui dit : « Je suis profondément peiné, Sancho, que tu aies dit et que tu dises que c’est moi qui t’ai enlevé de ta chaumière, quand tu sais bien que je ne suis pas resté dans ma maison. Ensemble nous sommes partis, ensemble nous avons fait voyage. La même fortune, la même chance a couru pour tous les deux. Si l’on t’a berné une fois, cent fois on m’a moulu de coups ; voilà l’avantage que j’ai gardé sur toi. — C’était fort juste et fort raisonnable, répondit Sancho, car, à ce que m’a dit votre grâce, les mésaventures sont plus le fait des chevaliers errants que de leurs écuyers. — Tu te trompes, Sancho, dit Don Quichotte, d’après la maxime : Quando caput dolet, etc.[3] — Je n’entends pas d’autre langue que la mienne, répondit Sancho. — Je veux dire, reprit Don Quichotte, que quand la tête a mal tous les membres souffrent. Ainsi, puisque je suis ton maître et seigneur, je suis ta tête, et tu es ma partie étant mon valet. Par cette raison, le mal que je ressens doit te faire mal, comme le tien à moi. — C’est ce qui devrait être, repartit Sancho ; mais pendant qu’on me bernait, moi membre, ma tête était derrière le mur qui me regardait voler par les airs sans éprouver la moindre douleur. Et puisque les membres sont obligés de sentir le mal de la tête, elle, à son tour, devrait être obligée de sentir leur mal. — Voudrais-tu dire à présent, Sancho, répondit Don Quichotte, que je ne souffrais pas pendant qu’on te bernait ? Si tu le dis, cesse de le dire et de le penser, car j’éprouvais alors plus de douleur dans mon esprit que toi dans ton corps. Mais laissons cela pour le moment, un temps viendra où nous pourrons peser la chose et la mettre à son vrai point. Dis-moi maintenant, ami Sancho, qu’est-ce qu’on dit de moi dans le pays ? en quelle opinion suis-je parmi le vulgaire, parmi les hidalgos, parmi les chevaliers ? Que dit-on de ma valeur, de mes exploits, de ma courtoisie ? Comment parle-t-on de la résolution que j’ai prise de ressusciter et de rendre au monde l’ordre oublié de la chevalerie errante ? Finalement, Sancho, je veux que tu me dises à ce propos tout ce qui est venu à tes oreilles, et cela sans ajouter au bien, sans ôter au mal la moindre chose. Il appartient à un loyal vassal de dire à son seigneur la vérité, de la lui montrer sous son véritable visage, sans que l’adulation l’augmente ou qu’un vain respect la diminue. Et je veux que tu saches, Sancho, que, si la vérité arrivait à l’oreille des princes toute nue et sans les ornements de la flatterie, on verrait courir d’autres siècles, et d’autres âges passeraient pour l’âge de fer avant le nôtre, que j’imagine devoir être l’âge d’or. Que ceci te serve d’avertissement, Sancho, pour qu’avec bon sens et bonne intention tu rendes à mes oreilles la vérité que tu peux savoir sur tout ce que je t’ai demandé.

— C’est ce que je ferai bien volontiers, mon seigneur, répondit Sancho, à condition que votre grâce ne se fâchera pas de ce que je dirai, puisque vous voulez que je dise les choses toutes nues et sans autres habits que ceux qu’elles avaient en arrivant à ma connaissance. — Je ne me fâcherai d’aucune façon, répliqua Don Quichotte ; tu peux, Sancho, parler librement et sans nul détour. — Eh bien ! la première chose que je dis, reprit Sancho, c’est que le vulgaire vous tient pour radicalement fou, et moi pour non moins imbécile. Les hidalgos disent que votre grâce, sortant des limites de sa qualité, s’est approprié le Don et s’est fait d’assaut gentilhomme, avec quatre pieds de vigne, deux arpents de terre, un haillon par derrière et un autre par-devant. Les gentilshommes disent qu’ils ne voudraient pas que les hidalgos vinssent se mêler à eux, principalement ces hidalgos bons pour être écuyers, qui noircissent leurs souliers à la fumée, et reprisent des bas noirs avec de la soie verte[4]. — Cela, dit Don Quichotte, ne me regarde nullement ; car je suis toujours proprement vêtu, et n’ai jamais d’habits rapiécés ; déchirés, ce serait possible, et plutôt par les armes que par le temps.

— Quant à ce qui touche, continua Sancho, à la valeur, à la courtoisie, aux exploits de votre grâce, enfin à votre affaire personnelle, il y a différentes opinions. Les uns disent : fou, mais amusant ; d’autres : vaillant, mais peu chanceux ; d’autres encore : courtois, mais assommant ; et puis ils se mettent à discourir sur tant de choses, que, ni à vous, ni à moi, ils ne laissent une place nette. — Tu le vois, Sancho, dit Don Quichotte, quelque part que soit la vertu en éminent degré, elle est persécutée. Bien peu, peut-être aucun des grands hommes passés n’a pu échapper aux traits de la calomnie. Jules-César, si brave et si prudent capitaine, fut accusé d’ambition, et de n’avoir ni grande propreté dans ses habits, ni grande pureté dans ses mœurs[5]. On a dit d’Alexandre, auquel ses exploits firent donner le surnom de Grand, qu’il avait certain goût d’ivrognerie ; d’Hercule, le héros des douze travaux, qu’il était lascif et efféminé ; de Galaor, frère d’Amadis de Gaule, qu’il fut plus que médiocrement hargneux ; et de son frère, que ce fut un pleureur. Ainsi donc, mon pauvre Sancho, parmi tant de calomnies contre des hommes illustres, celles qui se débitent contre moi peuvent bien passer, pourvu qu’il n’y en ait pas plus que tu ne m’en as dit. — Ah ! c’est là le hic, mort de vie ! s’écria Sancho. — Comment ! y aurait-il autre chose ? demanda Don Quichotte. — Il reste la queue à écorcher, reprit Sancho ; jusqu’à présent ce n’était que pain bénit ; mais si votre grâce veut savoir tout au long ce qu’il y a au sujet des calomnies qu’on répand sur son compte, je m’en vais vous amener tout à l’heure quelqu’un qui vous les dira toutes, sans qu’il y manque une panse d’a. Hier soir, il nous est arrivé le fils de Bartolomé Carrasco, qui vient d’étudier à Salamanque, où on l’a fait bachelier ; et, comme j’allais lui souhaiter la bienvenue, il me dit que l’histoire de votre grâce était déjà mise en livre, avec le titre de l’Ingénieux hidalgo Don Quichotte de la Manche. Il dit aussi qu’il est fait mention de moi dans

cette histoire, sous mon propre nom de Sancho Panza, et de madame Dulcinée du Toboso, et d’autres choses qui se sont passées entre nous tête à tête, si bien que je fis des signes de croix comme un épouvanté, en voyant comment l’historien qui les a écrites a pu les savoir. — Je t’assure, Sancho, dit Don Quichotte, que cet auteur de notre histoire doit être quelque sage enchanteur. À ces gens-là, rien n’est caché de ce qu’ils veulent écrire. — Pardieu ! je le crois bien, s’écria Sancho, qu’il était sage et enchanteur, puisque, à ce que dit le bachelier Samson Carrasco (c’est ainsi que s’appelle celui dont je viens de parler), l’auteur de l’histoire se nomme Cid Hamet Berengena. — C’est un nom moresque, répondit Don Quichotte. — Sans doute, répliqua Sancho, car j’ai ouï dire que la plupart des Mores aiment beaucoup les aubergines[6]. — Tu dois, Sancho, te tromper quant au surnom de ce Cid, mot qui, en arabe, veut dire seigneur. — C’est bien possible, repartit Sancho ; mais si votre grâce désire que je lui amène ici le bachelier, j’irai le quérir à vol d’oiseau. — Tu me feras grand plaisir, mon ami, répondit Don Quichotte ; ce que tu viens de me dire m’a mis la puce à l’oreille, et je ne mangerai pas morceau qui me profite, avant d’être informé de tout exactement. — Eh bien ! je cours le chercher, s’écria Sancho ; » et, laissant là son seigneur, il se mit en quête du bachelier, avec lequel il revint au bout de quelques instants. Alors entre les trois s’engagea le plus gracieux dialogue.


  1. Formule très-usitée des historiens arabes, auxquels la prirent les anciens chroniqueurs espagnols, et après eux les romanciers, que Cervantès imite à son tour.
  2. Le mot insula, que Don Quichotte emprunte aux romans de chevalerie, était, dès le temps de Cervantès, du vieux langage. Une île s’appelait, alors comme aujourd’hui, isla. Il n’est donc pas étonnant que la nièce et la gouvernante n’entendent pas ce mot. Sancho lui-même n’en a pas une idée très nette. Ainsi la plaisanterie que fait Cervantès, un peu forcée en français, est parfaitement naturelle en espagnol.
  3. Quando caput dolet, cætera membra dolent.
  4. On comptait alors plusieurs degrés dans la noblesse : hidalgos, cavalleros, ricos-hombres, titulos, grandes. J’ai mis gentilshommes au lieu de chevaliers, pour éviter l’équivoque que ce mot ferait naître, appliqué à Don Quichotte.

    Don Diego Clemencin a retrouvé la liste des nobles qui habitaient le bourg d’Argamasilla de Alba, au temps de Cervantès. Il y a une demi-douzaine d’hidalgos incontestés, et une autre demi-douzaine d’hidalgos contestables.

  5. Quant aux mœurs, Suétone est du même avis que Don Quichotte ; mais non quant à la toilette. Au contraire, il reproche à César d’avoir été trop petit-maître… Circa corporis curam morosior, ut non solum tonderetur diligenter ac raderetur, sed velleretur etiam, ut quidam exprobraverunt… cap. 45.
  6. Sancho avait changé le nom de Ben-Engeli en celui de Berengena, qui veut dire aubergine, espèce de légume fort répandue dans le royaume de Valence, où l’avaient portée les Morisques.