L’Ingénieux Hidalgo Don Quichotte de la Manche/Deuxième partie/Chapitre I

Traduction par Louis Viardot.
J.-J. Dubochet (tome 2p. 7-21).



SECONDE PARTIE. — CHAPITRE I.

De la manière dont le curé et le barbier se conduisirent avec Don Quichotte au sujet de sa maladie.



Cid Hamet Ben-Engéli raconte, dans la seconde partie de cette histoire et troisième sortie de Don Quichotte, que le curé et le barbier demeurèrent presque un mois sans le voir, afin de ne pas lui rappeler le souvenir des choses passées. Toutefois, ils ne manquèrent pas de visiter sa nièce et sa gouvernante pour leur recommander de le choyer avec grande attention, de lui donner à manger des confortants et des choses bonnes pour le cœur et le cerveau, desquels, suivant toute apparence, procédait son infirmité. Elles répondirent qu’elles faisaient ainsi et continueraient à faire de même avec tout le soin, toute la bonne volonté possibles, car elles commençaient à s’apercevoir que, par moments, leur seigneur témoignait qu’il avait entièrement recouvré l’usage de son bon sens. Cette nouvelle causa beaucoup de joie aux deux amis, qui crurent avoir eu la plus heureuse idée en le ramenant enchanté sur la charrette à bœufs, comme l’a raconté, dans ses derniers chapitres, la première partie de cette grande autant que ponctuelle histoire. Ils résolurent donc de lui rendre visite et de faire l’expérience de sa guérison, bien qu’ils tinssent pour impossible qu’elle fût complète. Ils se promirent également de ne toucher à aucun point de la chevalerie errante, pour ne pas courir le danger de découdre les points de sa blessure, qui était encore si fraîchement reprise[1].

Ils allèrent enfin le voir, et le trouvèrent assis sur son lit, enveloppé dans une camisole de serge verte et coiffé d’un bonnet de laine rouge de Tolède, avec un visage si sec, si enfumé, qu’il semblait être devenu chair de momie. Don Quichotte leur fit très-bon accueil ; et, quand ils s’informèrent de sa santé, il en rendit compte avec beaucoup de sens et d’élégantes expressions. La conversation prit son cours, et l’on vint à parler de ce qu’on appelle raison d’état et modes de gouvernement : l’un réformait cet abus et condamnait celui-là ; l’autre corrigeait cette coutume et réprouvait celle-ci : bref, chacun des trois amis devint un nouveau législateur, un Lycurgue moderne, un Solon tout neuf ; et, tous ensemble, ils refirent si bien l’état de fond en comble, qu’on eût dit qu’ils l’avaient rapporté à la forge, et l’en avaient retiré tout autre qu’ils ne l’y avaient mis. Don Quichotte parla avec tant d’intelligence et d’esprit sur les diverses matières qu’on traita, que les deux examinateurs furent convaincus qu’il avait recouvré toute sa santé et tout son jugement.

La nièce et la gouvernante étaient présentes à l’entretien, et, pleurant de joie, ne cessaient de rendre grâce à Dieu de ce qu’elles voyaient leur seigneur revenu à une si parfaite intelligence. Mais le curé, changeant son projet primitif, qui était de ne pas toucher à la corde de chevalerie, voulut rendre l’expérience complète, et s’assurer si la guérison de Don Quichotte était fausse ou véritable. Il vint donc, de fil en aiguille, à raconter quelques nouvelles qui arrivaient de la capitale. Entre autres choses, il dit qu’on tenait pour certain que le Turc descendait du Bosphore avec une flotte formidable[2] ; mais qu’on ignorait encore son dessein, et sur quels rivages devait fondre une si grande tempête. Il ajouta que, dans cette crainte, qui presque chaque année nous tient sur le qui-vive, toute la chrétienté était en armes, et que sa majesté avait fait mettre en défense les côtes de Naples, de Sicile et de Malte.

Don Quichotte répondit : « Sa majesté agit en prudent capitaine lorsqu’elle met à temps ses états en sûreté, pour que l’ennemi ne les prenne pas au dépourvu. Mais si sa majesté acceptait mon avis, je lui conseillerais une mesure dont elle est certainement, à l’heure qu’il est, bien loin de se douter. » À peine le curé eut-il entendu ces mots qu’il dit en lui-même : « Que Dieu te tende la main, pauvre Don Quichotte ! il me semble que tu te précipites du faîte élevé de ta folie au profond abîme de ta simplicité. » Le barbier, qui avait eu la même pensée que son compère, demanda à Don Quichotte quelle était cette mesure qu’il serait à son avis si utile de prendre. « Peut-être, ajouta-t-il, sera-t-elle bonne à porter sur la longue liste des impertinentes remontrances qu’on a coutume d’adresser aux princes. — La mienne, seigneur râpeur de barbes, reprit Don Quichotte, ne sera point impertinente, mais fort pertinente, au contraire. — Je ne le dis pas en ce sens, répliqua le barbier ; mais parce que l’expérience prouve que tous ou presque tous les expédients qu’on propose à sa majesté sont impossibles ou extravagants, et au détriment du roi ou du royaume. — Eh bien ! répondit Don Quichotte, le mien n’est ni impossible, ni extravagant ; c’est le plus facile, le plus juste, et le mieux avisé qui puisse tomber dans la pensée d’aucun inventeur d’expédients[3]. — Pourquoi votre grâce tarde-t-elle à le dire, seigneur Don Quichotte ? demanda le curé. — Je ne voudrais pas, répondit Don Quichotte, le dire ici à cette heure, et que demain matin il arrivât aux oreilles de messieurs les conseillers du conseil de Castille, de façon qu’un autre reçût les honneurs et le prix de mon travail. — Quant à moi, dit le barbier, je donne ma parole, tant ici-bas que devant Dieu, de ne répéter ce que va dire votre grâce ni à Roi, ni à Roch, ni à nul homme terrestre : serment que j’ai appris dans le romance du curé, lequel avisa le roi du larron qui lui avait volé les cent doubles et sa mule au pas d’amble[4]. — Je ne sais pas l’histoire, répondit Don Quichotte ; mais je sais que le serment est bon, sachant que le seigneur barbier est homme de bien. — Quand même il ne le serait pas, reprit le curé, moi je le cautionne, et me porte garant qu’en ce cas il ne parlera pas plus qu’un muet, sous peine de payer l’amende et le dédit. — Et vous, seigneur curé, dit Don Quichotte, qui vous cautionne ? — Ma profession, répondit le curé, qui m’oblige à garder les secrets.

— Corbleu ! s’écria pour lors Don Quichotte, sa majesté n’a qu’à ordonner, par proclamation publique, qu’à un jour fixé, tous les chevaliers errants qui errent par l’Espagne se réunissent à sa cour ; quand il n’en viendrait qu’une demi-douzaine, tel pourrait se trouver parmi eux, qui suffirait seul pour détruire toute la puissance du Turc. Que vos grâces soient attentives, et suivent bien mon raisonnement. Est-ce, par hasard, chose nouvelle qu’un chevalier errant défasse à lui seul une armée de deux cent mille hommes, comme s’ils n’eussent tous ensemble qu’une seule gorge à couper, ou qu’ils fussent faits de pâte à massepains ? Sinon, voyez plutôt combien d’histoires sont remplies de ces merveilles ! Il faudrait aujourd’hui, à la malheure pour moi, car je ne veux pas dire pour un autre, que vécût le fameux Don Bélianis, ou quelque autre chevalier de l’innombrable lignée d’Amadis de Gaule. Si l’un de ceux-là vivait, et que le Turc se vît face à face avec lui, par ma foi, je ne voudrais pas être dans la peau du Turc. Mais Dieu jettera les yeux sur son peuple, et lui enverra quelqu’un, moins redoutable peut-être que les chevaliers errants du temps passé, qui pourtant ne leur cédera point en valeur. Dieu m’entend, et je n’en dis pas davantage ! — Ah ! sainte Vierge ! s’écria la nièce, qu’on me tue si mon seigneur n’a pas envie de redevenir chevalier errant. — Chevalier errant je dois mourir, répondit Don Quichotte : que le Turc monte ou descende quand il voudra, et en si grande force qu’il pourra ; je répète encore que Dieu m’entend. » Le barbier dit alors : « Permettez-moi, j’en supplie vos grâces, de vous raconter une petite histoire qui est arrivée à Séville ; elle vient si bien à point, que l’envie me prend de vous la raconter. » Don Quichotte donna son assentiment, le curé et les femmes prêtèrent leur attention, et le barbier commença de la sorte :

« Dans l’hôpital des fous, à Séville, il y avait un homme que ses parents avaient fait enfermer comme ayant perdu l’esprit. Il avait été gradué en droit canon par l’université d’Osuna ; mais, selon l’opinion de bien des gens, quand même c’eût été par l’université de Salamanque, il n’en serait pas moins devenu fou. Au bout de quelques années de réclusion, ce licencié s’imagina qu’il avait recouvré le jugement et possédait le plein exercice de ses facultés. Dans cette idée, il écrivit à l’archevêque, en le suppliant avec instance, et dans les termes les plus sensés, de le tirer de la misère où il vivait, puisque Dieu, dans sa miséricorde, lui avait fait grâce de lui rendre la raison. Il ajoutait que ses parents, pour jouir de son bien, le tenaient enfermé, et voulaient, en dépit de la vérité, qu’il restât fou jusqu’à sa mort. Convaincu par plusieurs billets très-sensés et très-spirituels, l’archevêque chargea un de ses chapelains de s’informer, auprès du recteur de l’hôpital, si ce qu’écrivait ce licencié était bien exact, et même de causer avec le fou, afin que, s’il lui semblait avoir recouvré l’esprit, il le tirât de sa loge et lui rendît la liberté. Le chapelain remplit sa mission ; et le recteur lui dit que cet homme était encore fou ; que, bien qu’il parlât maintes fois comme une personne d’intelligence rassise, il éclatait à la fin en telles extravagances, qu’elles égalaient par le nombre et la grandeur tous les propos sensés qu’il avait tenus auparavant, comme on pouvait, au reste, s’en assurer en conversant avec lui. Le chapelain voulut faire l’expérience ; il alla trouver le fou, et l’entretint plus d’une heure entière. Pendant tout ce temps le fou ne laissa pas échapper un mot extravagant ou même équivoque ; au contraire, il parla si raisonnablement que le chapelain fut obligé de croire qu’il était totalement guéri. Entre autres choses, le fou accusa le recteur de l’hôpital. « Il me garde rancune, dit-il, et me dessert, pour ne pas perdre les cadeaux que lui font mes parents afin qu’il dise que je suis encore fou, bien qu’ayant des intervalles lucides. Le plus grand ennemi que j’aie dans ma disgrâce, c’est ma grande fortune, car, pour en jouir, mes héritiers portent un faux jugement et révoquent en doute la grâce que le Seigneur m’a faite, en me rappelant de l’état de brute à l’état d’homme. » Finalement, le fou parla de telle sorte qu’il rendit le recteur suspect, qu’il fit paraître ses parents avaricieux et dénaturés, et se montra lui-même si raisonnable que le chapelain résolut de le conduire à l’archevêque pour que celui-ci reconnût et touchât du doigt la vérité de cette affaire. Dans cette croyance, le bon chapelain pria le recteur de faire rendre au licencié les habits qu’il portait à son entrée dans l’hôpital. À son tour, le recteur le supplia de prendre garde à ce qu’il allait faire, car, sans nul doute, le licencié était encore fou. Mais ses remontrances et ses avis ne réussirent pas à détourner le chapelain de son idée. Le recteur obéit donc, en voyant que c’était un ordre de l’archevêque, et l’on remit au licencié ses anciens habits, qui étaient neufs et décents. Lorsqu’il se vit dépouillé de la casaque de fou et rhabillé en homme sage, il demanda par charité au chapelain la permission d’aller prendre congé de ses camarades les fous. Le chapelain répondit qu’il voulait l’accompagner, et voir les fous qu’il y avait dans la maison. Ils montèrent en effet, et avec eux quelques personnes qui se trouvaient présentes. Quand le licencié arriva devant une cage où l’on tenait enfermé un fou furieux, bien qu’en ce moment tranquille et calme, il lui dit : « Voyez, frère, si vous avez quelque chose à me recommander : je retourne chez moi, puisque Dieu a bien voulu, dans son infinie miséricorde et sans que je le méritasse, me rendre la raison. Me voici en bonne santé et dans mon bon sens, car au pouvoir de Dieu rien n’est impossible. Ayez grande espérance en lui. Puisqu’il m’a remis en mon premier état, il pourra bien vous y remettre également, si vous avez confiance en sa bonté. J’aurai soin de vous envoyer quelques friands morceaux, et mangez-les de bon cœur ; car, en vérité, je m’imagine, comme ayant passé par là, que toutes nos folies procèdent de ce que nous avons l’estomac vide et le cerveau plein d’air. Allons, allons, prenez courage ; l’abattement dans les infortunes détruit la santé et hâte la mort. » Tous ces propos du licencié étaient entendus par un autre fou renfermé dans la cage en face de celle du furieux. Il se leva d’une vieille natte de jonc sur laquelle il était couché tout nu, et demanda à haute voix quel était celui qui s’en allait bien portant de corps et d’esprit. « C’est moi, frère, qui m’en vais, répondit le licencié ; je n’ai plus besoin de rester ici, et je rends au ciel des grâces infinies pour la faveur qu’il m’a faite. — Prenez garde à ce que vous dites, licencié mon ami, répliqua le fou, de peur que le diable ne vous trompe. Pliez la jambe, et restez tranquille dans votre loge, pour éviter l’aller et le retour. — Je sais que je suis guéri, reprit le licencié, et rien ne m’oblige à recommencer mes stations. — Vous, guéri ! s’écria le fou. À la bonne heure, et que Dieu vous conduise. Mais je jure par le nom de Jupiter, dont je représente sur la terre la majesté souveraine, que, pour ce seul péché que Séville commet aujourd’hui en vous tirant de cette maison et en vous tenant pour homme de bon sens, je la frapperai d’un tel châtiment que le souvenir s’en perpétuera dans les siècles des siècles, amen. Ne sais-tu pas, petit bachelier sans cervelle, que je puis le faire comme je le dis, puisque je suis Jupiter tonnant, et que je tiens dans mes mains les foudres destructeurs avec lesquels je menace et bouleverse le monde ? Mais non ; je veux bien n’imposer qu’un seul châtiment à cette ville ignorante : je ne ferai pas pleuvoir, ni sur elle, ni sur tout son district, pendant trois années entières, qui se compteront depuis le jour et la minute où la menace en est prononcée. Ah ! tu es libre, tu es bien portant, tu es raisonnable, et moi je suis attaché, je suis malade, je suis fou ! Bien, bien, je pense à pleuvoir tout comme à me pendre. » Les assistants étaient restés fort attentifs aux cris et aux propos du fou ; mais notre licencié, se tournant vers le chapelain, et lui prenant les mains avec intérêt : « Que votre grâce ne se mette point en peine, mon cher seigneur, lui dit-il, et ne fasse aucun cas de ce que ce fou vient de dire. S’il est Jupiter et qu’il ne veuille pas faire pleuvoir, moi, qui suis Neptune, le père et le dieu des eaux, je ferai tomber la pluie chaque fois qu’il me plaira et qu’il en sera besoin. » À cela, le chapelain répondit : « Toutefois, seigneur Neptune, il ne convient pas de fâcher le seigneur Jupiter. Que votre grâce demeure en sa loge ; une autre fois, quand nous aurons mieux nos aises et notre temps, nous reviendrons vous chercher. » Le recteur et les assistants se mirent à rire, au point de faire presque rougir le chapelain. Quant au licencié, on le déshabilla, puis on le remit dans sa loge ; et le conte est fini. »

« C’est donc là, seigneur barbier, reprit Don Quichotte, ce conte qui venait si bien à point, qu’on ne pouvait se dispenser de nous le servir ? Ah ! seigneur du rasoir, seigneur du rasoir, combien est aveugle celui qui ne voit pas à travers la toile du tamis ! Est-il possible que votre grâce ne sache pas que les comparaisons qui se font d’esprit à esprit, de courage à courage, de beauté à beauté, et de noblesse à noblesse sont toujours odieuses et mal reçues ? Pour moi, seigneur barbier, je ne suis pas Neptune, le dieu des eaux, et n’exige que personne me tienne pour homme d’esprit, ne l’étant pas ; seulement je me fatigue à faire comprendre au monde la faute qu’il commet en ne voulant pas renouveler en lui l’heureux temps où florissait la chevalerie errante. Mais notre âge dépravé n’est pas digne de jouir du bonheur ineffable dont jouirent les âges où les chevaliers errants prirent à charge et à tâche la défense des royaumes, la protection des demoiselles, l’assistance des orphelins, le châtiment des superbes et la récompense des humbles. La plupart des chevaliers qu’on voit aujourd’hui font plutôt bruire le satin, le brocart et les riches étoffes dont ils s’habillent, que la cotte de mailles dont ils s’arment. Il n’y a plus un chevalier qui dorme en plein champ, exposé à la rigueur du ciel, armé de toutes pièces de la tête aux pieds ; il n’y en a plus un qui, sans quitter l’étrier et appuyé sur sa lance, ne songe qu’à tromper le sommeil, comme faisaient les chevaliers errants. Il n’y en a plus un qui sorte de ce bois pour pénétrer dans cette montagne ; puis qui arrive sur une plage stérile et déserte, où bat la mer furieuse, et, trouvant amarré au rivage un petit bateau sans rames, sans voiles, sans gouvernail, sans agrès, s’y jette d’un cœur intrépide, et se livre aux flots implacables d’une mer sans fond, qui tantôt l’élèvent au ciel et tantôt l’entraînent dans l’abîme ; tandis que lui, toujours affrontant la tempête, se trouve tout à coup, quand il y songe le moins, à plus de trois mille lieues de distance de l’endroit où il s’est embarqué, et, sautant sur une terre inconnue, rencontre des aventures dignes d’être écrites, non sur le parchemin, mais sur le bronze. À présent la paresse triomphe de la diligence, l’oisiveté du travail, le vice de la vertu, l’arrogance de la valeur, et la théorie de la pratique dans les armes, qui n’ont vraiment brillé de tout leur éclat que pendant l’âge d’or et parmi les chevaliers errants. Sinon, dites-moi qui fut plus chaste et plus vaillant que le fameux Amadis de Gaule ? qui plus spirituel que Palmerin d’Angleterre ? qui plus accommodant et plus traitable que Tirant-le-Blanc ? qui plus galant que Lisvart de Grèce ? qui plus blessé et plus blessant que Don Bélianis ? qui plus intrépide que Périon de Gaule ? qui plus entreprenant que Félix-Mars d’Hircanie ? qui plus sincère qu’Esplandian ? qui plus hardi que Don Cirongilio de Thrace ? qui plus brave que Rodomont ? qui plus prudent que le roi Sobrin ? qui plus audacieux que Renaud ? qui plus invincible que Roland ? qui plus aimable et plus courtois que Roger, de qui descendent les ducs de Ferrare, suivant Turpin, dans sa Cosmographie[5] ? Tous ces guerriers, et beaucoup d’autres que je pourrais nommer encore, seigneur curé, furent des chevaliers errants, lumière et gloire de la chevalerie. C’est de ceux-là, ou semblables à ceux-là, que je voudrais que fussent les chevaliers de ma proposition au roi ; s’ils l’étaient, sa majesté serait bien servie, épargnerait de grandes dépenses, et le Turc resterait à s’arracher la barbe. Avec tout cela, il faut bien que je reste dans ma loge, puisque le chapelain ne veut pas m’en tirer ; et si Jupiter, comme a dit le barbier, ne veut pas qu’il pleuve, je suis ici, moi, pour faire pleuvoir quand il m’en prendra fantaisie ; et je dis cela pour que le seigneur Plat-à-Barbe sache que je le comprends.

— En vérité, seigneur Don Quichotte, répondit le barbier, je ne parlais pas pour vous déplaire, et que Dieu m’assiste autant que mon intention fut bonne. Votre grâce ne doit pas se fâcher. — Si je dois me fâcher ou non, répliqua Don Quichotte, c’est à moi de le savoir. » Alors le curé prenant la parole : « Bien que je n’aie presque pas encore ouvert la bouche, dit-il, je ne voudrais pas conserver un scrupule qui me tourmente et me ronge la conscience, et qu’a fait naître en moi ce que vient de dire le seigneur Don Quichotte. — Pour bien d’autres choses le seigneur curé a pleine permission, répondit Don Quichotte ; il peut donc exposer son scrupule, car il n’est pas agréable d’avoir la conscience bourrelée. — Eh bien donc, reprit le curé, avec ce sauf-conduit, je dirai que mon scrupule est que je ne puis me persuader en aucune façon que cette multitude de chevaliers errants dont votre grâce, seigneur Don Quichotte, vient de faire mention, aient été réellement et véritablement des gens de chair et d’os vivant dans ce monde ; j’imagine, au contraire, que tout cela n’est que fiction, fable, mensonge, rêves contés par des hommes éveillés, ou, pour mieux dire, à demi dormants. — Ceci est une autre erreur, répondit Don Quichotte, dans laquelle sont tombés un grand nombre de gens qui ne croient pas qu’il y ait eu de tels chevaliers au monde. Quant à moi, j’ai cherché bien souvent, avec toutes sortes de personnes et en toutes sortes d’occasions, à faire luire la lumière de la vérité sur cette illusion presque générale. Quelquefois je n’ai pu réussir ; d’autres fois je suis venu à bout de mon dessein, en l’appuyant sur les bases de la vérité. Cette vérité est si manifeste, que je serais tenté de dire que j’ai vu, de mes propres yeux, Amadis de Gaule ; que c’était un homme de haute taille, blanc de visage, la barbe bien plantée, quoique noire, et le regard moitié doux, moitié sévère, bref dans ses propos, lent à se mettre en colère et prompt à s’apaiser. De la même manière que je viens d’esquisser Amadis, je pourrais peindre et décrire tous les chevaliers que mentionnent les histoires du monde entier, car, par la conviction où je suis qu’ils furent, tels que le racontent leurs histoires, par les exploits qu’ils firent et le caractère qu’ils eurent, on peut, en bonne philosophie, déduire quels furent leurs traits, leur stature et la couleur de leur teint. — Quelle taille semble-t-il à votre grâce, mon seigneur Don Quichotte, demanda le barbier, que devait avoir le géant Morgant ? — En fait de géant, répondit Don Quichotte, les opinions sont partagées sur la question de savoir s’il y en eut ou non dans le monde. Mais la sainte Écriture, qui ne peut manquer d’un atome à la vérité, nous prouve qu’il y en eut, lorsqu’elle nous raconte l’histoire de cet énorme Philistin, Goliath, qui avait sept coudées et demie de haut[6], ce qui est une grandeur démesurée. On a également trouvé, dans l’île de Sicile, des os de jambes et d’épaules dont la longueur prouve qu’ils appartenaient à des géants aussi hauts que de hautes tours. C’est une vérité que démontre la géométrie. Toutefois, je ne saurais trop dire avec certitude quelle fut la taille du géant Morgant ; mais j’imagine qu’elle n’était pas très-grande, et ce qui me fait pencher pour cet avis, c’est que je trouve, dans l’histoire qui fait une mention particulière de ses prouesses[7], qu’il dormait très-souvent sous l’abri d’un toit ; et puisqu’il trouvait des maisons capables de le contenir, il est clair que sa taille n’était pas démesurée. — Rien de plus juste, » reprit le curé ; lequel, prenant plaisir à lui entendre dire de si grandes extravagances, lui demanda quelle idée il se faisait des visages de Renaud de Montauban, de Roland et des autres douze pairs de France, qui tous avaient été chevaliers errants ? — De Renaud, répondit Don Quichotte, j’oserais dire qu’il avait la face large, le teint vermeil, les yeux à fleur de tête et toujours en mouvement ; qu’il était extrêmement chatouilleux et colérique, ami des larrons et des hommes perdus. Quant à Roland, ou Rotoland, ou Orland (car les histoires lui donnent tous ces noms), je suis d’avis, ou plutôt j’affirme qu’il fut de moyenne stature, large des épaules, un peu cagneux des genoux, le teint brun, la barbe rude et rousse, le corps velu, le regard menaçant, la parole brève ; mais courtois, affable et bien élevé. — Si Roland ne fut pas un plus gentil cavalier que ne le dit votre grâce, répliqua le barbier, il ne faut plus s’étonner que madame Angélique-la-Belle le dédaignât pour les grâces séduisantes que devait avoir le petit More à poil follet à qui elle livra ses charmes ; et vraiment elle montra bon goût en préférant la douceur de Médor à la rudesse de Roland. — Cette Angélique, seigneur curé, reprit Don Quichotte, fut une créature légère et fantasque, une coureuse, une écervelée, qui laissa le monde aussi plein du bruit de ses impertinences que de la renommée de sa beauté. Elle méprisa mille grands seigneurs, mille chevaliers braves et spirituels[8], et se contenta d’un petit page au menton cotonneux, sans naissance, sans fortune, sans autre renom que celui qu’avait pu lui donner le fidèle attachement qu’il conserva pour son ami[9]. Le fameux chantre de sa beauté, le grand Arioste, n’osant ou ne voulant pas chanter les aventures qu’eut cette dame après sa vile faiblesse, et qui ne furent pas assurément trop honnêtes, la laisse tout à coup, en disant : et de quelle manière elle reçut le sceptre du Catay, un autre le dira peut-être en chantant sur une meilleure lyre. Sans doute ces mots furent comme une prophétie, car les poëtes se nomment aussi vates, qui veut dire devins ; et la prédiction se vérifia si bien, que, depuis lors, un fameux poëte andalous chanta ses larmes, et un autre poëte castillan, unique en renommée, chanta sa beauté[10].

— Dites-moi, seigneur Don Quichotte, reprit en ce moment le barbier, ne s’est-il pas trouvé quelque poëte qui ait fait quelque satire contre cette dame Angélique, parmi tant d’autres qui ont fait son éloge ? — Je crois bien, répondit Don Quichotte, que si Sacripant ou Roland eussent été poëtes, ils auraient joliment savonné la tête à la demoiselle, car c’est le propre des poëtes dédaignés par leurs dames, feintes ou non feintes, par celles enfin qu’ils ont choisies pour maîtresses de leurs pensées, de se venger par des satires et des libelles diffamatoires : vengeance indigne assurément d’un cœur généreux. Mais, jusqu’à présent, il n’est pas arrivé à ma connaissance un seul vers injurieux contre cette Angélique qui bouleversa le monde[11]. — Miracle ! s’écria le curé…; » et tout à coup ils entendirent la nièce et la gouvernante, qui avaient, depuis quelques instants, quitté la conversation, jeter de grands cris dans la cour ; ils se levèrent, et coururent tous au bruit.


  1. Métaphore empruntée à l’art chirurgical. Il était alors très en usage de coudre une blessure, et l’on exprimait sa grandeur par le nombre de points nécessaires pour la cicatriser. Cette expression rappelle une des plus piquantes aventures de la Nouvelle intitulée Rinconete y Cortadillo. Cervantès y raconte qu’un gentilhomme donna cinquante ducats à un bravache de profession, pour qu’il fît à un autre gentilhomme, son ennemi, une balafre de quatorze points. Mais le bravo, calculant qu’une si longue estafilade ne pouvait tenir sur le visage fort mince de ce gentilhomme, la fit à son laquais, qui avait les joues mieux remplies.
  2. Depuis le milieu du seizième siècle, les entreprises maritimes des Turcs faisaient, en Italie et en Espagne, le sujet ordinaire des conversations politiques. Elles étaient même entrées dans le langage proverbial ; Juan Cortès de Tolédo, auteur du Lazarille de Manzanarès, dit, en parlant d’une belle-mère, que c’était une femme plus redoutée que la descente du Turc. Cervantès dit également, au début de son Voyage au Parnasse, en prenant congé des marches de l’église San-Felipe, sur lesquelles se réunissaient les nouvellistes du temps : « Adieu, promenade de San-Felipe, où je lis, comme dans une gazette de Venise, si le chien turc monte ou descend. »
  3. On appelait ces charlatans politiques arbitristas, et les expédients qu’ils proposaient, arbitrios. Cervantès s’est moqué d’eux fort gaiement dans le Dialogue des Chiens. Voici le moyen qu’y propose un de ces arbitristas, pour combler le vide du trésor royal : « Il faut demander aux cortès que tous les vassaux de sa majesté, de quatorze à soixante ans, soient tenus de jeûner, une fois par mois, au pain et à l’eau, et que toute la dépense qu’ils auraient faite ce jour-là, en fruits, viande, poisson, vin, œufs et légumes, soit évaluée en argent, et fidèlement payée à sa majesté, sous l’obligation de serment. Avec cela, en vingt ans, le trésor est libéré. Car enfin, il y a bien en Espagne plus de trois millions de personnes de cet âge… qui dépensent bien chacune un réal par jour, ne mangeassent-elles que des racines de pissenlit. Or, croyez-vous que ce serait une misère que d’avoir chaque mois plus de trois millions de réaux comme passés au crible ? D’ailleurs, tout serait profit pour les jeûneurs, puisque avec le jeûne ils serviraient à la fois le ciel et le roi ; et, pour un grand nombre, ce serait en outre profitable à la santé. Voilà mon moyen, sans frais ni dépens, et sans nécessité de commissaires, qui sont la ruine de l’état… »
  4. Allusion à quelque romance populaire du temps, aujourd’hui complètement inconnu.
  5. Ce n’est pas suivant Turpin, auquel on n’a jamais attribué de cosmographie ; mais suivant Arioste, dans l’Orlando furioso, dont Roger est le héros véritable.
  6. L’Écriture ne le fait pas si grand. Egressus est vir spurius de castris Philistinorum, nomine Goliath de Geth, altitudinis sex cubitorum et palmi. (Rois, liv. I, chap. xvii.)
  7. C’est le poëme italien Morgante maggiore, de Luigi Pulci. Ce poëme fut traduit librement en espagnol, par Geronimo Anner. Séville, 1550 et 1552.
  8. Roland, Ferragus, Renaud, Agrican, Sacripant, etc.
  9. Médor fut blessé et laissé pour mort sur la place, en allant relever le cadavre de son maître, Daniel d’Almonte. (Orlando furioso, canto xxiii.)
  10. Le poëte andalous est Luis Barahona de Soto, qui fit Les Larmes d’Angélique (Las Lagrimas de Angélica), poëme en douze chants. Grenade, 1586. Le poëte castillan est Lope de Vega, qui fit La Beauté d’Angélique (La Hermosura de Angélica), poëme en vingt chants. Barcelone, 1604.
  11. Quelques années plus tard, Quevedo se fit le vengeur des amants rebutés d’Angélique dans son Orlando burlesco.