Ch. Vimont (p. 123-130).



CHAPITRE XVII.


Dès que Julien eut pris son parti, il voulut s’expliquer devant la Chambre. Les discussions se pressaient ; quelques jeunes membres saisissaient avec empressement une si grande occasion de parler : comme c’était une question générale, ils n’étaient pas retenus par ce besoin de connaissances particulières qui arrête un membre à ses premiers pas, et, débitant leurs opinions sur l’aristocratie, la représentation, le gouvernement, s’appuyant de Machiavel, de Montesquieu, de toutes leurs études de collége, ils croyaient qu’ils allaient étonner la Chambre par la profondeur ou la nouveauté de leurs aperçus, replacés bientôt sur leur banc par cette main puissante de la Chambre des communes, qui tient forcément chaque membre médiocre à sa place. M. Surrey, qui, à l’âge de quarante-cinq ans, s’était avisé de se faire nommer à la Chambre pour prêter son appui à l’aristocratie, avait fait un discours dont il attendait un effet merveilleux. Prenant des leçons chez un acteur de Londres, où il passait la moitié de sa vie, et où il rencontrait de jeunes membres des Communes, il avait étudié ses attitudes, ses gestes, la manière de tenir son chapeau, d’exprimer l’indignation par un mouvement du bras.

« Je parle ce soir, dit-il à Julien, qu’il rencontra à la Chambre le jour où il devait parler ; j’ai trouvé contre la réforme des argumens dont on ne se doutait pas. Les ministres seront furieux, ça m’est égal ; il faut bien leur apprendre à vivre. Je parlerai long-temps, car ce sera moins sec que sir Robert Peel ou M. Stanley, moins jovial que sir Charles Wetherell, plus solide que M. Macaulay ; enfin, si je ne devais pas un peu étonner la Chambre, je ne voudrais pas me lever. »

Julien le quitta pour aller lire en haut, peu curieux de l’entendre. Quand il rentra dans la Chambre, M. Surrey, qui sortait, lui dit :

« Jugez de ma contrariété ! je n’ai pas pu avoir l’œil du président ; je me suis levé deux fois, il ne m’a pas regardé ; il a donné la parole à M. Hunt et ensuite à M. Croker. Je vais dîner, ce soir je serai plus heureux. »

Quand il revint le moment était favorable, peut-être le président l’eût regardé.

« Eh bien, lui demanda Julien qui le rejoignit, vous ne vous êtes pas levé ?

— Faiblesse étrange ! répondit M. Surrey ; la peur m’a pris, je n’avais plus ni voix ni mémoire pour improviser, car je sais quelque chose de ce que je dois dire, quoique j’improvise avec une facilité qui m’étonne moi-même.

— Surrey, le moment est encore favorable, voilà un membre qui parle mal et va se rasseoir ; levez-vous. »

Il s’éloigna, M. Surrey se leva et commença son discours. Après un préambule d’une demi-heure sur l’honorable membre qui l’avait précédé et des réflexions d’une autre demi-heure sur des circonstances personnelles, il demanda si les Communes avaient été en réalité utiles aux libertés de l’Angleterre ? Le bruit des conversations particulières, le mouvement des membres qui entraient et sortaient, couvraient sa voix. Il s’interdit, continua avec une assurance toujours moindre, oublia ce qu’il devait dire ; enfin tournant court, il termina sans que la Chambre se fût aperçue où il s’était arrêté. Il se rassit, mais resta absorbé ; plus tard il dit à Julien :

« Cette Chambre n’a pas le sens commun, on n’y saurait présenter une idée nouvelle. Je crois qu’un grand homme y serait bien déplacé, ne se trouvant ni compris ni suivi. »

Il partit de là pour faire une longue sortie contre la Chambre des communes, accusant l’incapacité des membres, sans douter de son propre talent ; car c’est le trait des hommes qui ne réussissent pas dans les assemblées législatives, de médire de ces assemblées. Si l’éloquence publique tient à l’intelligence des affaires, au goût même de la vie politique, cette éloquence n’en est pas moins une spécialité, un don du ciel, qu’on a ou qu’on n’a pas, qui se développe et s’augmente sans doute par la culture, mais qui ne suit nécessairement ni l’esprit ni le caractère, ni même l’éloquence écrite. Ce pur sang des orateurs, comme l’appelle le plus éloquent des Romains, est aussi rare et aussi dépendant du hasard que toute autre illustration. Remarquant comme nous que le mérite et les idées d’un homme ne constituent pas l’éloquence, il comparait l’orateur au joueur de flûtes, désignant les hommes comme les instrumens du joueur : si les flûtes rendent le son qu’il veut, s’il les manie à sa fantaisie, c’est-à-dire si les hommes sont émus, il est orateur. Un homme vulgaire, cherchant le talent dans l’homme, eût comparé la parole à la flûte ; Cicéron, cherchant le talent dans les impressions qu’il produit, prend l’homme même pour l’instrument de l’orateur.

Sans doute la Chambre des communes est moins facile à remuer que le forum ; derrière le public éclairé au forum, était le peuple prompt à s’émouvoir, et plus accessible, par sa simplicité même, aux choses fortes et grandes ; dans la Chambre il n’y a que la fleur de la société : bien instruite des affaires de détail par ses membres de province, savante et pratique par ses hommes d’affaires et du monde, insolente et moqueuse par sa jeune aristocratie, elle a tout ce qui peut effrayer la jeunesse.