Ch. Vimont (p. 109--).



CHAPITRE XV.


Julien n’était pas décidé sur ce qu’il devait faire ; des pensées diverses l’agitaient, lorsqu’en entrant à la Chambre à sept heures, il fut rencontré dans une des salles par lord Hampshire, qui s’écria :

« Eh bien, qu’en dites-vous ? c’est absurde, jamais cela ne passera. Quelle folie ! C’est la France qui nous mène là ! »

Au même instant M. Surrey, membre des Communes, beau-frère de lord Hampshire, s’approcha :

« Tout est perdu, dit-il, l’Angleterre va être en pleine révolution.

— Vous croyez cela ? dit son beau-frère ; il n’en sera rien. Mais voici M. Bolton qui se rend à sa place, arrêtons-le. Monsieur Bolton, êtes-vous content ? »

M. Bolton répondit :

« Nous allons bien loin, je ne m’attendais pas à une réforme si complète, je la soutiendrai.

— Ce qu’il faudrait, dit lord Hampshire, ce serait de proposer un autre bill et d’arrêter celui-ci.

— Le voulez-vous ? demanda Julien, je suis avec vous.

— Il en était question hier chez sir Robert Peel ; nous verrons.

— On est trop étonné, reprit M. Bolton, on ne fera rien ; le parti du ministère même est surpris ; pour moi, je pense qu’ils vont trop vite, mais qu’il faut les suivre.

— Eh bien, dit M. Surrey, qui n’avait pas deux idées en harmonie, peut-être ce bill ne fera rien du tout ; on disait cela hier : on nous ôte les bourgs, mais nous aurons plus d’élections de provinces ; enfin on devait s’attendre qu’une réforme serait une réforme.

— Comment ! s’écria lord Hampshire, défranchiser les bourgs ! ajouter des villes à la représentation ! donner deux membres de plus à vingt sept comtés ! mettre le droit électoral dans les villes à dix livres par an du loyer d’une maison, ce qui ajouterait peut-être cinq cent mille électeurs aux électeurs actuels ! mais c’est formidable : le pouvoir est en démence, il faut l’interdire ; c’est ce que nous ferons.

— Les deux membres de plus donnés aux vingt-sept comtés, reprit M. Surrey en hésitant, rendront à l’aristocratie, qui influera sur ces élections-là, le pouvoir qu’on lui ôte ; et le droit électoral de dix livres donne l’élection au bas peuple, qui nous reviendra toujours.

— Eh ! mon frère, que dites-vous ? lord Brougham lui-même a trouvé ce droit électoral trop bas dans le conseil ; et quant à nous rendre l’influence, ne vous y fiez pas, dans l’agitation où se trouverait le peuple, possédé comme il l’est par l’idée que la réforme abolira les taxes énormes et lui donnera le bien-être.

— La réforme est grande sans doute, dit M. Bolton, mais nous ne faisons qu’exercer les droits que la constitution nous laisse : chaque comté jadis devait envoyer aux Communes deux chevaliers, chaque ville deux bourgeois, chaque bourg deux membres ; les comtés ont retenu ce nombre qui devient trop mince pour les plus considérables ; les villes nouvelles n’ont pas de représentans, tandis que les bourgs ruinés ont conservé les leurs. Nous remettrons les choses dans l’ordre de progression équivalent à l’ordre passé : on n’a jamais craint de toucher à la représentation, qui fut modifiée selon les temps.

— Elle fut modifiée en faveur de l’aristocratie, répondit Julien ; je craindrais qu’une représentation si populaire, aidée de la liberté de la presse, ne détruisît la pairie et la monarchie. Quand le parlement de la république fit périr le roi, il vota pour détruire la Chambre des lords.

— Le projet n’est pas assez pour un système général, dit lord Hampshire, car il laisse des irrégularités comme en avait l’ancien ; et ce projet est trop, si l’on veut garder l’esprit de la constitution actuelle, qui est de n’exclure aucune classe du gouvernement, et cependant de laisser quelques barrières contre les passions et les absurdités du vulgaire. Les vœux, les efforts seront vains, le bill sera rejeté… Mais je vous retiens, Messieurs, séparons-nous. Vive la France ! elle nous mène à la remorque, et du moins elle rit des révolutions ; je l’ai vue en juillet agir gaîment, ici tout est sérieux et morne à périr. »

En disant ces mots il se sépara des autres, qui entrèrent dans la Chambre des communes.

La Chambre contenait peu de monde, les membres ne faisaient qu’entrer et sortir, car l’orateur, debout alors, n’excitait nul intérêt. Julien s’assit un moment à sa place, il était agité, il songeait à un autre bill ; mais comment, lui, jeune et sans influence personnelle, pourrait-il rallier l’opposition ? Il voulut du moins le tenter, et quittant la Chambre, où l’orateur parlait dans un vide toujours plus complet, il se rendit dans les salles pour trouver des membres de l’opposition et causer avec eux. Mais, comme avait dit M. Bolton, le parti était dérouté, Julien ne trouva ni résolution ni zèle, et une certitude que le bill serait rejeté qui paralysait les efforts pour l’éloigner. Julien se promit d’aller le lendemain voir plusieurs des membres. Il retrouva de la douceur près de l’Indienne ; il eût voulu pouvoir oublier en l’aimant les affaires qui le tourmentaient ; mais si elle calmait son irritation, elle ne la détruisait pas. Le lendemain il déjeuna à peine avec elle, et sortit aussitôt pour voir les membres de l’opposition et se concerter avec eux pour un autre bill.

Anna resta triste à l’attendre ; elle le voyait trop agité pour sa santé, et songeait que les affaires publiques ont tué les hommes qui les ont suivies avec trop d’ardeur. Cette pensée la jetait dans un désespoir où elle ne voyait point de remède, car il était impossible d’arracher Julien à la Chambre. Il ne rentra qu’un moment pour s’habiller, avant de se rendre à la Chambre ; il était sombre.

« Je n’ai pas le temps de vous conter ce que j’ai entendu, dit-il à Anna, mais j’ai peu d’espoir de succès ; je vais faire de derniers efforts à la Chambre ces jours-ci. »