Ch. Vimont (p. 99-108).



CHAPITRE XIV.


Le jour était venu où lord John Russel devait présenter le bill de réforme : dès les quatre heures la Chambre était occupée ; beaucoup de membres que la salle ne pouvait pas contenir (car elle ne peut contenir tous ses membres) attendaient dans les corridors ; les galeries étaient comblées ; les alentours et les rues qui avoisinent la Chambre se trouvaient remplis de citoyens agités qui, se divisant par groupes, s’entretenaient de l’événement du jour.

Lord John Russel s’avança enfin près de la table dans un grand silence, et lut avec assurance, mais d’une voix qui manque de force, le bill tant annoncé. L’étonnement et l’agitation de la Chambre furent extrêmes ; à peine écouta-t-on les membres qui répondirent. Julien rentra chez lui, ne pouvant cette nuit ni se coucher ni dormir, contant à l’Indienne son étonnement, son inquiétude, les nouvelles destinées où l’on appelait l’Angleterre. Il s’oublia lui-même dans cette nuit fameuse ; et quand Anna lui demanda quelle conduite il allait tenir, s’il voterait pour la réforme, il dit non ; mais songeant qu’il était nommé pour une province, que la crise serait grande, il ajouta qu’il ne croyait pas voter pour cette réforme, mais qu’il n’avait pas examiné la conduite qu’il devait tenir. Le lendemain Londres fut dans une agitation qui devait bientôt se répandre dans toute l’Angleterre. Chaque ville, chaque homme était étonné : le bill dépassait ce qu’on avait attendu ; Julien n’entendait partout que des opinions violentes, naissant de l’agitation du moment, son rendu par l’instrument au moment où il est frappé, mais qui s’éteignent sans trace ni valeur. Pour lui il se demandait :

« Est-ce le chef-d’œuvre du pouvoir d’avoir ainsi dépassé l’attente du pays et de rallier la nation à la royauté ? Est-ce au contraire imprudent et absurde d’exciter un peuple déjà agité, et de rendre dangereux par sa violence un changement favorable s’il était graduel ? »

On ne pouvait pas dire que les ministres cédaient à la nécessité, puisqu’ils avaient étonné tout le monde ; on savait que lord Brougham, celui des ministres dont la capacité devait inspirer le plus de confiance, n’aurait pas voulu un bill si violent. D’ailleurs, sommes-nous au temps où des concessions pareilles rallient un peuple à la royauté ? Les ministres semblaient plutôt vouloir flatter la nation en hommes subjugués et faibles qui ne voient que ce qu’on leur montre, et croient faire une merveille en faisant plus qu’on ne leur demande. Ils venaient de mettre en branle des choses trop fortes pour leurs mains et dont ils n’avaient pas prévu le poids.

Julien était dans ces idées quand M. Bolton entra dans son cabinet. M. Bolton, qui avait une santé de fer et dont le visage ne trahissait nulle impression, avait pourtant l’air fatigué. Julien avait contribué à sa nomination au Parlement.

« Cher Bolton, s’écria-t-il en le voyant entrer, que dites-vous de tout ceci ? est-ce pour appuyer ce bill que vous voilà dans la Chambre des communes ? »

M. Bolton était grave ; il se trouvait dans une position délicate ; si ses électeurs, son ambition comme tous ses intérêts l’appelaient à soutenir le bill, son jugement calme blâmait les ministres et portait attention aux discours de l’opposition, dont il n’était pourtant pas la dupe.

« Ils vont trop vite, dit-il à Julien, mais il faut les suivre ; il ne sert à rien de vouloir retenir un pays. Les hommes prudens, en s’unissant aux ministres, empêcheront le peuple d’emporter la place d’assaut.

— Je ne nie pas que, par la marche progressive des choses, les classes moyennes, riches et cultivées ne doivent obtenir une part plus grande dans les affaires, au détriment sans doute de l’aristocratie vieillie ; mais il me semble impossible de donner son appui aux mesures qu’on prend pour atteindre ce but.

— Les hommes qui agissent en second ordre, reprit M. Bolton, doivent admettre les faits dominateurs qu’ils ne peuvent pas changer, et se ranger là-dessus. Si la forme de gouvernement actuelle était la meilleure (et comment notre espèce progressive pourrait-elle dire qu’une forme est la meilleure ?), je voudrais me ranger comme vous avec les Langton, Hampden, Russell, Argyle, Chatam ; mais dès qu’en principe je suis pour la réforme, il faut la suivre sans entrer dans des distinctions que le peuple ne comprend plus. Bien qu’en augmentant l’influence populaire les affaires doivent perdre de leur hauteur, la richesse de l’Angleterre les tiendra toujours plus élevées et plus compliquées qu’en France.

— Non, non, dit Julien après quelques momens de réflexion, le bill est malhabile et coupable ; ce n’est plus de la science politique : la nation se manque à elle-même, je ne saurais être du parti des vainqueurs. Un homme dans notre histoire s’est surtout attiré mon respect : lord Falkland n’aimait-il pas la liberté ? la postérité l’a-t-elle regardé comme un ennemi du peuple ? Lord Falkland se rangea du côté du Roi ; il se fit tuer durant la guerre civile, à cause de la douleur que lui causaient les maux de sa patrie. Si les temps sont changés, c’est une raison de plus pour suivre Lucius Falkland, car le peuple a gagné sa cause et n’a plus besoin que d’être modéré. »

Ce n’était pas tant l’ambition que l’amour du travail qui dominait M. Bolton ; les affaires d’Angleterre lui appartenaient par la nature de son caractère et de son intelligence, précisément en rapport avec ces affaires. Il comprenait Julien ; dans sa position, peut-être, il eût pris le même parti, mais il se trouvait un autre devoir à remplir. Il aimait Julien, le croyant appelé à jouer un rôle et le voyant avec plaisir s’y préparer. Une mutuelle bienveillance les unissait.

« Vous n’avez dû qu’à un mariage riche, dit Julien, les moyens de vous faire nommer à la Chambre, où vous appelaient vos talens. Je dirai qu’en Angleterre on est séparé de l’égalité par une génération : l’homme pauvre qui veut arriver aux affaires doit d’abord faire fortune, et c’est son fils qui en profite pour parvenir. On a donné le pouvoir au talent et à l’argent unis. On parvient par les bourgs, mais en servant l’aristocratie : tout se range du côté de la force, et le peuple est, au moral comme au matériel, faible par sa puissance même, son grand nombre. On a dit que l’Angleterre avait trois pouvoirs, les communes, les pairs, et le roi ou les ministres ; le fait est qu’elle n’en a qu’un, l’aristocratie occupant le ministère et les deux Chambres, accueillant le talent dans toutes les classes et se réglant sur l’opinion. »