L’Inde française/Chapitre 52
Deux années sur la côte de Coromandel.
CHAPITRE LII
LE CONGÉ
Les absents ont toujours tort, si l’on en croit la sagesse des nations ; je devais éprouver à mon tour la vérité du proverbe. Mes longues absences réitérées avaient été mises à profit par mes ennemis et surtout par mes obligés, et je sentis, vers la fin de l’année 1853, une certaine froideur s’établir dans mes relations avec l’hôtel du gouvernement.
Dénué d’ambition, ne faisant jamais de zèle hors de propos, incapable de flatter la puissance, me moquant volontiers des démonstrations de servilité que je voyais se manifester sous mes yeux, je devais fatalement provoquer l’explosion d’une hostilité trop longtemps comprimée ; une ligue se forma contre moi. Je la prévis avant son éclosion et je ne fis rien pour l’empêcher.
Mes adversaires, admirablement servis par mon indifférence, trouvèrent mille occasions pour une, de faire naître la défiance là où régnait la plus sympathique affection. Le mois que je passai aux Nelghéries, les quelques jours de mon excursion dans le Tanjaour, un autre mois consacré à remplir une mission au Bengale donnèrent à la médisance le temps nécessaire pour produire tout son effet.
Il m’aurait suffi d’une courte explication pour changer l’état des choses et bouleverser le complot. Je dédaignai de la demander et je m’arrangeai pour qu’on ne me l’offrît point. À partir de cette époque, je ne reçus plus que les visites de quelques amis restés fidèles ; je rompis ouvertement, non-seulement avec les malveillants mais aussi avec les indécis et les poltrons. Seuls, les Indiens me témoignèrent une touchante sympathie pour la part très-active que j’avais prise à la mesure qui avait consacré leurs droits en diminuant leurs charges.
Je n’assistai donc plus aux dîners du gouvernement que comme un invité ordinaire, à titre officiel, et lorsqu’il ne me fut pas possible de décliner l’invitation. Je m’abstins désormais de paraître à ces bals dont j’étais autrefois le commissaire obligé. Les dix-huit mois que j’avais vécu dans l’Inde commençaient même à me peser beaucoup, et je rêvais à une combinaison qui me permit de reprendre la route de France lorsqu’une indisposition vint à mon aide.
Cette indisposition n’était qu’un prétexte, mais je m’en servis avec une certaine habileté. Un matin, j’allai rendre visite à l’amiral de Verninac, qui me reçut fort bien ; je lui communiquai mon désir de quitter la colonie, où, lui dis-je, je n’ai plus de services à rendre ni au pays, ni à la population, ni à vous.
— Vous auriez tort, me dit l’amiral, d’abandonner la position que vous occupez ici. Quoi que vous supposiez, mes sentiments pour vous sont restés les mêmes, et rien ne les changera. Seulement, ayant usé de la collaboration de bien des gens, je crois qu’il est d’une bonne politique de vivre avec eux sur le pied de la cordialité. Imitez-moi et vous serez tranquille.
— Je me sens peu propre à me montrer gracieux à l’endroit des gens dont vous parlez, amiral ; je suis malade ; je sens la nostalgie m’envahir, et comme je me suis surmené, toutes les fatigues passées m’accablent à la fois.
— Cependant tout le monde se trouve bien ici.
— Oui, ceux qui s’en tiennent à la vie négative ; mais songez aux courses auxquelles je me suis livré coup sur coup. On ne se meut pas impunément dans l’Inde comme en Europe. Vous m’avez envoyé à Dacca, loge française située au nord-est de Calcutta, sur les confins du Bengale et du pays d’Assam, parce que la tradition prétendait qu’en évacuant ce point les Français y avaient enterré des trésors. J’ai fait faire des fouilles qui ont duré une quinzaine de jours et sont restées infructueuses. En passant, j’ai profité de l’occasion pour visiter notre comptoir d’Yanaon, sur la côte d’Orixa, et notre loge de Mazulipatam, dans les Circars.
— De superbes pays, interrompit l’amiral.
— Très-beaux, en effet, mais Mazulipatam est à cent dix lieues de Pondichéry, et j’ai accompli cette traite pour voir une maison de garde surmontée d’un pavillon français, deux petits terrains habités par deux cents Indiens et une aldée de quelques familles, Francepett (Pett, en tamoul, signifie bourg), grande comme une des places de Paris.
— Yanaon est une ville charmante peuplée de sept mille habitants.
— Tout à fait charmante, précisément parce qu’elle est bâtie au confluent du Godavéry et de la rivière Coringny, mais il faut aller la chercher à trente lieues au-dessus de Mazulipatam, sous un climat accablant, et, comme je remplis mes missions en conscience, j’ai parcouru les 1430 hectares de son territoire par un soleil à rôtir un troupeau de bœufs en marche.
— Juger par soi-même est une excellente chose ; vous êtes revenu convaincu que ce comptoir est bien placé, que son sol est très-fertile et qu’on y fabrique des tissus et des statuettes en cuivre, en bois et en ivoire, qui ne manquent pas de mérite. Enfin, ne perdez pas de vue qu’Yanaon faisait partie autrefois de la province de Golconde, fameuse par ses diamants et par ses richesses de toute sorte.
— De là, je me suis rendu à Chandernagor, puis à Calcutta, afin de solliciter du vice-roi des Indes l’autorisation de porter nos fouilles en dehors de notre loge de Dacca et d’opérer, au besoin, sur le territoire anglais.
— N’oubliez point, interrompit l’amiral, que vous avez sollicité vous-même la mission que vous avez remplie. Vous désiriez voir le plus possible de ce pays féerique. Sur la courte distance qui sépare Calcutta de Chandernagor, vous avez visité, sur la rive gauche de l’Hoogly, l’ancienne ville de Sérampour, bâtie par les Danois, et la grande imprimerie où une corporation d’anabaptistes tire chaque année la Bible à des millions d’exemplaires. Sur la rive droite, vous avez admiré la villa de plaisance du vice-roi, Barrackpour, avec son parc immense, ses volières, sa ménagerie, ses fermes et tout ce qu’on y a entassé de rare et de précieux.
— Certes, je ne me plains pas, amiral, d’avoir vu tout cela ; ce sont autant de souvenirs amoncelés dans les casiers de ma mémoire ; mais j’ai voulu inspecter nos cinq loges du Bengale situées à des centaines de lieues l’une de l’autre. Il en coûterait moins de fatigue à un homme de faire trois fois de suite le tour de la France que d’aller de Cassimbazar à Balasore, de Jougdia à Patna. Je ne suis pas non plus fâché d’avoir franchi trois ou quatre bras de l’Hoogly et d’avoir passé le Gange pour atteindre Dacca. Mais j’ai été très-éprouvé par ces courses, par l’humidité et par la chaleur. Je sens que j’ai besoin de l’air natal pour me remettre, et je vous prie de m’accorder un congé.
— Sauf les cas bien constatés de maladie grave, nos règlements s’opposent à ce qu’un congé soit accordé à un fonctionnaire avant qu’il ait accompli cinq années de résidence.
— Je me verrai donc contraint de donner ma démission.
— Pour rentrer en France à vos frais ! Avez-vous les quatre ou cinq mille francs nécessaires à votre rapatriement ?
— Je n’ai pas la moindre économie.
Le cas était embarrassant. Cependant l’amiral comprit que ma résolution était irrévocable, et il me promit de chercher un biais. Le lendemain même le biais était trouvé. L’amiral s’entendit avec l’ordonnateur, le commissaire de la marine Moras, qui était resté de mes amis ; ils firent appeler le chef du service de santé qui constata, après un court examen de ma personne, la maladie grave que je lui désignai ; puis, à la prochaine réunion du conseil de gouvernement, lecture faite du rapport du médecin, un congé de six mois à passer en France me fut voté à l’unanimité. Ce vote impliquait celui d’un crédit pour mes dépenses de voyage.
Enchanté de se séparer de moi, le contrôleur Robert ne fit aucune objection ; il vota même le congé ; on m’a assuré, depuis, qu’il avait adressé un rapport contraire au contrôleur en chef à Paris, et j’ai lieu de croire à ce rapport, puisque mon congé ne fut pas approuvé et qu’une dépêche prescrivit au gouverneur d’infliger un blâme à l’ordonnateur qui l’avait proposé.
Or, lorsque la dépêche parvint à Pondichéry, l’amiral était en tournée dans les districts de Karikal ; les fonctions de gouverneur étaient exercées intérimairement par l’excellent M. Moras qui n’aura pas manqué sans doute de se décerner à lui-même le suif, comme on dit en langage maritime, dont le ministre donnait l’ordre au chef de la colonie de lui transmettre l’expression.