L’Inde française/Chapitre 51

L’Inde française.
Deux années sur la côte de Coromandel.
Challamel (p. 314-322).

CHAPITRE LI

L’ÉMIGRATION


Au retour de mes excursions, je trouvai l’administration fort occupée d’une question qui intéressait directement l’avenir et la prospérité de toutes nos autres colonies.

Je veux parler ici de l’émigration.

L’émancipation des esclaves, proclamée par la révolution de 1848, a été une mesure nécessaire, équitable, inévitable, qui s’imposait d’elle-même à tout esprit droit, mais dont la réalisation immédiate pouvait entraîner la ruine des grandes exploitations rurales, et, comme conséquence fatale, celle de nos colonies à esclaves.

Aussi les philanthropes, qui rêvaient l’abolition de l’esclavage sur toute l’étendue des territoires transatlantiques abrités par notre pavillon, dans le but d’éviter ou d’amoindrir la catastrophe, préparaient la transition, depuis plusieurs années, et ménageaient une sorte de compromis entre les propriétaires d’esclaves et les travailleurs agricoles.

La république de 1848 ne devait pas tenir compte des ménagements et des lenteurs d’une émancipation graduelle. Son droit était de la décréter sans délai et sans exception. C’est ce qu’elle fit et elle fit bien.

Cependant on ne tarda pas de s’apercevoir que les anciens esclaves se méprenaient complètement sur la portée de l’acte qui les rendait à la liberté. Le défaut d’éducation aidant, l’effervescence des premières heures les entraîna à croire que l’abolition de l’esclavage n’était autre chose que l’abolition du travail.

Quelques-uns des émancipés, poussant plus loin l’hyperbole, se figurèrent véritablement que la mesure dont ils étaient l’objet supprimait jusqu’à la différence des couleurs de la peau, et j’ai pu me convaincre moi-même du sens qu’ils attachaient à l’émancipation, lorsque, un jour de l’année 1849, étant entré chez un marchand de tabac d’une de nos Antilles afin d’y faire l’acquisition de quelques paquets de cigares spéciaux à nos colonies, je commis l’imprudence de demander des bouts-de-nègre.

Un nouvel émancipé, noir comme le plus noir des Caffres, se trouvait dans la boutique. Il leva la tête en entendant ma demande, et m’interpellant en mauvais français :

— Vous, Monsieur, me dit-il, oublie que Nègres ont été abolis par l’émancipation.

— Alors il n’y en a plus, mon ami ?

— Plus du tout ; moi citoyen, toi citoyen, tous égaux, tous blancs.

Je ne répliquai pas un mot ; mais, prenant mon interlocuteur par la main, je l’amenai devant une glace qui ornait le fond de la boutique.

— Regardez, lui dis-je.

Il regarda et, à son tour, ne trouva rien à répondre. Évidemment ce brave garçon n’y entendait pas malice ; il voulait dire autre chose et n’avait pas su exprimer sa pensée. Mais, en fait, son ignorance et celle de ses congénères, habilement exploitées par l’ambition politique, mirent en péril sérieux la société coloniale.

Le résultat immédiat des suggestions dont on les accabla fut la désertion des ateliers, le renoncement aux travaux de l’agriculture, qu’ils considéraient à tort comme l’une des obligations de l’esclavage, et leur affiliation à des clubs où des meneurs retors leur enseignèrent l’art de voter en leur faveur.

Une loi, aussi équitable que celle de l’abolition, avait bien indemnisé les anciens maîtres de la perte qu’on leur avait fait subir en supprimant ce qu’ils avaient acheté et payé ; mais cette loi n’allait pas et ne pouvait pas aller jusqu’à contraindre les émancipés à continuer de travailler sur les habitations, et on put craindre sérieusement que la grande culture ne disparût bientôt entièrement de nos possessions transatlantiques.

Il fallut donc de toute nécessité recourir à un expédient pour la sauver. On s’adressa à l’émigration étrangère, au travailleur libre, contractant un engagement avec un propriétaire, pour un temps déterminé, comme les garçons de ferme en contractent, en France, avec les fermiers.

On s’adressa d’abord à des habitants de Madère, où la déplorable situation de vignobles autrefois célèbres rendait la main d’œuvre à peu près inoccupée. Des Madériens se transportèrent dans nos Antilles, et essayèrent d’y remplacer les nègres. Ce premier essai échoua radicalement.

Les Madériens ne pouvant braver impunément le travail agricole dans nos colonies, on eut l’idée de recruter sur la côte d’Afrique les ouvriers ruraux dont avait besoin le sol intertropical ; mais ici on se trouva en face des lois et des règlements promulguée contre la traite.

Certes, rien ne ressemble moins à l’acte criminel qui constitue la traite et qui consiste à enlever, malgré eux, les gens d’un pays pour aller les vendre ailleurs, que la signature volontaire d’un engagement librement discuté. Mais les Anglais, sous un prétexte de philanthropie mal entendu, n’y voient point de différence et confondent volontiers sous le nom de traite les actes aussi innocents que licites du louage des bras du travailleur à un propriétaire d’usine ou de terre, moyennant un salaire convenu d’avance.

La vraie philanthropie, la philanthropie intelligente aurait, au contraire, favorisé l’émigration africaine au lieu de l’interdire. Personne n’ignore que les roitelets de l’intérieur de l’Afrique se livrent entr’eux à des guerres continuelles et qu’ils mettent volontiers à mort leurs prisonniers. Au temps de l’esclavage, ils ne les tuaient point ; ils les vendaient à des marchands de chair humaine.

Depuis que la traite est traquée sur toutes les côtes, ils en font des sacrifices humains comme au Dahomey, où chaque fête royale entraîne la mort de nombreuses victimes.

Il vaudrait mieux, dans l’intérêt de l’humanité, traiter du rachat des prisonniers qu’on transporterait dans les colonies et qu’on transformerait en engagés libres sous la surveillance et sous le patronage de l’État, à moins que l’Angleterre, d’accord avec les autres puissances civilisées, ne se décide enfin à mettre à la raison les chefs presque tous barbares du continent africain.

Le recrutement des travailleurs nous étant interdit en Afrique, la nécessité nous a contraint de le chercher ailleurs. Nous sommes parvenus, non sans peine, à le faire tant bien que mal dans l’Inde. Il nous a fallu pour cela vaincre d’abord la résistance de nos voisins sur le territoire desquels nous devions prendre nos travailleurs, puis la répugnance des Indiens eux-mêmes qui ont longtemps considéré l’expatriation comme un fait anormal, irréligieux, presque déshonorant.

Les Anglais ont fini par comprendre qu’ils n’avaient pas à interdire des opérations surveillées et honnêtes. Les Indiens se sont rendus à la voix de leurs intérêts, admettant en définitive que l’expatriation ne blesse point la loi religieuse et qu’elle ne déshonore personne.

En conséquence, Pondichéry vit une société d’émigration se former et établir son siège dans ses murs, et l’on n’évalue pas à moins de 70,000 individus le nombre d’émigrants qui, de 1848 à 1863, fut expédié par cette société dans nos colonies de la Martinique, de la Guadeloupe, de la Guyane et de la Réunion.

Les contrats d’engagement étaient livrés à raison de 42 roupies pour chaque travailleur expédié dans le centre Amérique et de 39 roupies pour ceux à destination de la Réunion.

Par suite d’une convention conclue entre la France et l’Angleterre le 1er juillet 1861, tous les ports de l’Inde anglaise furent ouverts à notre recrutement, et, à l’expiration du privilège de la société d’émigration, en 1862, le gouvernement français établit un agent spécial dans chacune des villes de Calcutta, Madras, Pondichéry, Yanaon, Karikal, Bombay et Mahé pourvu d’un mandat régulier et d’un exequatur du gouvernement anglais, opérant, en un mot, officiellement sans le contrôle de l’autorité des deux pays.

Les colonies adressent leurs demandes à ces agents pour le nombre de bras dont le concours est nécessaire ; elles traitent avec lui des conditions de l’engagement, de l’expédition, du voyage de retour, du salaire des travailleurs, et les agents expédient les immigrants.

Rien n’est plus moral assurément, n’offre plus de garanties que ce mode de procéder. Ces sortes d’engagements se pratiquent en France et en Angleterre, et personne n’a l’idée de les blâmer. D’où vient donc qu’on persiste à les condamner dans certains cercles politiques ?

L’orateur qui, sous la première révolution, s’écria un jour à la tribune : « Périssent nos colonies plutôt qu’un principe ! » était à coup sûr un républicain convaincu, mais, en même temps, un médiocre homme d’État. On devait croire, en tenant compte de la différence des époques, que cette phrase sonore et creuse n’aurait plus d’écho aujourd’hui. Cependant certaines gens croient bien faire en remettant en lumière les vieilles idées et les mots hors d’usage.

N’en déplaise à ces esprits chagrins et méticuleux jugeant constamment à faux, l’émigration, telle qu’elle se fait de nos jours, ne ressemble en rien à la traite de honteuse mémoire. La surveillance et le contrôle suivent l’opération dans toutes ses phases ; la liberté de l’engagé est absolument garantie, son bien-être assuré il loue son travail et n’aliène ni son corps ni son âme.

Les politiques, qui blâment l’institution, feraient mieux d’étudier un système qui vînt aider nos colonies à sortir de la crise qu’elles traversent. L’émigration jusqu’ici est le seul moyen qui les ait soutenues ; je conviens que le moyen est coûteux ; aussi je ne demande pas mieux que les critiques se cotisent pour en fournir un autre, mais je les défie bien de le trouver en dehors du travail.

Or, ces mêmes politiques ne nieront peut-être point que leurs prédications plus ou moins intéressées ont causé le mal dont souffrent nos départements d’outre-mer. Si, profitant de l’influence que les événements leur avaient donnée sur des esprits faibles et crédules, ils leur avaient appris que le travail est la loi de l’humanité, que le travail procure l’indépendance à l’homme et assure la liberté du peuple, les anciens esclaves, devenus citoyens, n’auraient pas déserté l’atelier ni la culture.

On a préféré lancer ces pauvres diables dans le mouvement, leur parler de leurs droits sans jamais leur dire un mot des devoirs que ces droits leur imposent, si bien que la masse ignorante a pu dire hautement :

— J’étais contraint de travailler autrefois quand j’étais esclave. Maintenant libre, je ne veux plus rien faire.

Or, si les anciens cultivateurs coloniaux se croisent les bras, la conséquence logique de leur attitude est de forcer les propriétaires à les remplacer par des immigrants décidés à travailler. Je ne vois donc que d’autre solution à cette grave question. Il ne s’agit que d’améliorer les procédés de l’émigration, qui peut avoir des vices mais qui est perfectible comme toutes les choses humaines et qui, en tous cas, est aussi morale que la traite était odieuse et l’esclavage monstrueux.