L’Inde française/Chapitre 50

L’Inde française.
Deux années sur la côte de Coromandel.
Challamel (p. 306-313).

CHAPITRE L

LA CHASSE AUX ÉLÉPHANTS


Les fatigues de la précédente journée me tinrent au lit jusque vers neuf heures du matin, dans cet état de somnolence et de rêve, qui n’est pas le sommeil, mais qui procure un repos plein de douceur et de bien-être.

En rouvrant les yeux, je vis entrer le thassildar, qui me rappela que nous étions attendus à dîner par le rajah, mais que, avant l’heure fixée pour le repas, il tenait à me faire visiter en détail la principale pagode de Tanjore.

— Cette pagode et le palais du roi, me dit-il ; sont les deux merveilles de ce petit royaume.

Je me levai et je suivis mon guide qui, en quelques minutes, me mit en présence d’un monument tout à fait remarquable. La grande pagode de Tanjore est d’une architecture à la fois sévère et hardie ; elle est aussi grandiose que les célèbres pagodes de Villenour et de Djaghernaut et les temples sacrés de Delhi et de Bénarès.

Je restai longtemps en contemplation devant ce chef-d’œuvre de l’art indien, et je n’en fus tiré que par la voix de mon compagnon, qui m’annonça que l’heure était venue de nous diriger vers le palais.

Nous nous rendîmes à la résidence royale, où se trouvait déjà l’inévitable M. Fakland, assez mal remis des émotions de la veille. Comme toujours, le méthodique résident était en costume de cérémonie, frac noir, souliers vernis et cravate blanche.

Mon costume faisait avec le sien un étrange contraste : j’étais en jaquette de toile et en pantalon blanc. Mon sans-façon choqua probablement l’Anglais, mais le rajah ne s’en aperçut point et me combla d’attentions de tout genre qui firent froncer le sourcil au résident.

À table, le rajah me plaça à sa droite, réservant la gauche à M. Fakland et ayant en face de lui son vizir. Tout autour allaient et venaient de nombreux domestiques, et le tableau du fond était garni d’un double rang de cavaliers en uniforme de fantaisie doré sur toutes les coutures.

Ce repas est le plus complétement original de ceux auxquels j’ai pris part pendant les deux années que j’ai passées dans l’Inde. Il consista en quarante-huit plats de karri ou, pour dire plus juste, de mets divers assaisonnés au karri. C’était de la couleur locale poussée jusqu’à l’exagération.

— Sa Hautesse, me dit le thassildar, a tenu à vous offrir une collation dont les éléments européens sont absolument préparés à la manière indienne.

Je remerciai le rajah de cette gracieuse attention, d’autant plus que j’adore le karri et que, au risque de provoquer chez moi un peu de surexcitation, je fis aux plats autant d’honneur qu’ils en méritaient.

Quant à M. Fakland, il s’occupait bien, selon ce qu’il croyait être son devoir, de ce que je pouvais dire au jeune prince, des sourires échangés entre nous et de nos moindres gestes ; mais il paraissait gêné dans ses vêtements de gala et sans doute la griffe du tigre n’était pas étrangère à son embarras.

Aussi, lorsque je lui demandai des nouvelles de sa blessure, le résident me répondit avec une grimace :

— La blessure n’est rien, et je ne m’en suis plus occupé depuis hier. Mais je ne comprends pas que la bête se soit attaquée à mon pantalon ; c’est mal choisir l’endroit pour griffer les gens.

— Ne vous plaignez point, mon cher Fakland, dit le rajah ; les ongles du tigre ne sont pas souvent aussi inoffensifs, et vous avez eu beaucoup de chance hier.

— Sans l’adresse et le courage de Votre Hautesse, interrompis-je à mon tour, M. Fakland était un homme mort.

— Aussi pourquoi persister à rester à cheval, quand il est plus commode et beaucoup moins périlleux de se poster sur un éléphant ?

— Je crains ce pachyderme ; il me donne le mal de mer.

— À propos, ajouta le rajah, nous chassons demain l’éléphant. Je regrette que vous ne soyez pas des nôtres.

— Mais je me propose d’avoir l’honneur de vous accompagner…

— Venez, si cela peut vous être agréable ; cependant votre blessure…

— Si mal placée ! murmurai-je.

— Monsieur, dit le résident d’un ton sec, ma blessure est tout à fait guérie. Je n’ai perdu dans cette affaire…

— Que votre pantalon.

Le diner terminé, le rajah nous congédia sous le prétexte de s’occuper des affaires du pays. Il est supposable qu’il ne s’en occupa pas le moins du monde, car il se renferma, tout le reste de la journée, dans les appartements de ses femmes.

Le lendemain, le départ eut lieu plus tôt encore que la veille, car nous avions une longue route à faire avant d’atteindre la frontière de la forêt où nous attendaient nos mahaottes et les éléphants apprivoisés dont le concours est indispensable dans la poursuite des pachydermes ;

Il ne nous fallut pas moins de deux heures pour atteindre la branche la plus méridionale du Cavery et de trois autres heures pour aller de là au rendez-vous désigné. Toute notre troupe, le rajah en tête, était à cheval, et nous soulevions des flots de poussière, car notre escorte d’hommes se composait de plusieurs régiments. Nous traînions même à notre suite une batterie d’artillerie.

Le point vers lequel nous nous dirigeâmes est placé à peu près au milieu de la route, entre le Cavery et Madura ; nous rencontrâmes plusieurs bois avant de nous arrêter, mais ils sont entièrement dénués d’éléphants. Ceux-ci ne campent guère que dans les forêts touffues où ils trouvent autant d’air et d’espace qu’il en faut à leur colossale constitution.

L’île de Ceylan, avec ses montagnes étagées, ses forêts immenses, ses ravins profonds, est bien le terrain qui convient aux pachydermes. Aussi y deviennent-ils d’une taille et d’une force prodigieuses. Ceux que l’on rencontre dans le sud de la péninsule, même à la hauteur de Ceylan, sont loin d’être aussi gros.

On chasse les éléphants de plusieurs manières, soit à pied ou à cheval, en tirailleurs, courant les risques d’un duel dangereux, quelquefois affrontant une lutte de ruse avec l’animal le plus terrible de la terre lorsqu’il est excité, menacé de voir une avalanche de ces monstrueux quadrupèdes fondre sur vous avec la rapidité de la foudre.

Une pareille chasse ne peut être pratiquée que par des chasseurs émérites, très-expérimentés et très-prévoyants, qui savent se ménager un refuge sur un arbre aux longs rameaux et au tronc assez solide pour que les trompes de ses adversaires ne le déracinent point. Elle serait mortelle pour des amateurs qui, se fiant uniquement sur leur courage, se verraient bientôt entourés et mis en pièces.

La course aux éléphants la plus commune, celle à laquelle nous nous livrâmes, n’est sans doute pas sans péril, mais le péril est moindre que par l’attaque directe, et les plus novices s’en tirent à leur honneur. Tantôt on produit un défoncement du sol qu’on recouvre de branchages et dans lequel vient donner l’éléphant, tantôt le traquenard ou kraal est préparé pour une bande entière.

Un vaste enclos fermé d’un côté par des barricades de bananiers et de cocotiers présente à son entrée une sorte de défilé au bout duquel on place des femelles apprivoisées. Les batteurs font lever une bande d’éléphants sauvages ; ils les cernent autant que faire se peut en dirigeant leur marche vers l’enclos ; ils les effrayent avec des feux devant lesquels recule le troupeau.

Puis, à mesure que les feux se rapprochent, la bande tout entière s’élance et pénètre comme un ouragan dans le kraal ; à sa suite, les cavaliers entrent avec des éléphants privés, et, tandis que les pachydermes sauvages sont arrêtés par les femelles, les chasseurs entourent leurs énormes pattes d’un lacet et confient la garde des prisonniers aux éléphants domestiques qui, à l’aide de leurs trompes, se chargent de mettre les récalcitrants à la raison.

Dans une expédition de ce genre, on fait rarement usage des armes à feu. On ne tue pas, on capture ; à moins que la vie d’un chasseur ne soit sérieusement menacée, personne ne tire, car on tient avant tout à enlever le gibier vivant.

Nous ne prîmes pas moins d’une douzaine d’éléphants dans la journée ; ce résultat fut obtenu sans coûter une goutte de sang à qui que ce soit. Le résident lui-même, malgré la difficulté qu’il éprouvait à se tenir à cheval, n’eut pas à regretter la perte d’un nouveau pantalon. La journée lui aurait semblé tout à fait bonne si j’avais épargné sa susceptibilité.

Mais, sur ce chapitre je me montrai impitoyable. J’aurais tout pardonné à ce rogue personnage, son caractère pointu, son humeur désagréable, ses manies excentriques ; je me serais même abstenu de rire en le voyant cavalcader à la façon d’une paire de pincettes, mais l’espionnage dont il ne nous fit pas grâce une seule minute était indigne d’un véritable gentleman, et son aveugle défiance méritait certes les petites leçons que je lui donnai.

Quand nous défilâmes, le soir, dans les rues de la capitale, à la lueur des torches, la population nous fit une ovation en règle. Elle s’agenouilla même devant les douze prisonniers que nous lui amenions, car l’éléphant est un animal sacré dans l’Inde. Il est vrai que le serpent, notamment l’horrible cobra-capella, est l’objet d’un culte régulier de la part de certaines castes, ce qui prouve une fois de plus que tous les goûts sont dans la nature.

Malgré les pressantes instances du rajah, qui voulait me retenir près de lui, et les témoignages d’affection du thassildar, après avoir passé deux jours encore dans la capitale du Tanjaour, annonçai mon départ à mes hôtes pour le jour suivant.

Le rajah me pria d’accepter quelques cadeaux. Je voulus refuser ; mais il fallut se soumettre à l’usage, car l’usage règne en souverain du nord au sud de la péninsule. Je ne pus me soustraire davantage à la garde d’honneur dont Scher-Sing me fit accompagner.

Le vizir, en personne, me conduisit jusqu’à la frontière française. Là je pris congé de mon escorte, j’embrassai le vizir, le priant de renouveler mes remerciements à son souverain et de ne pas m’oublier auprès de M. Fakland qui a dû se sentir soulagé d’un poids énorme en me voyant quitter le Tanjaour avant l’annexion.