L’Inde française/Chapitre 49

L’Inde française.
Deux années sur la côte de Coromandel.
Challamel (p. 298-305).

CHAPITRE XLIX

CHASSE AU TIGRE


Le rajah du Tanjaour était un jeune homme de petite taille, au front déprimé, aux traits fatigués, n’ayant d’autre passion que celle de collectionner des bêtes fauves, dont la ménagerie qui servait d’antichambre à sa résidence offrait de très-remarquables échantillons.

Scher-Sing était admirablement façonné pour la situation qu’il s’était faite lui-même. Ignorant et paresseux, il se reposait entièrement sur le thassildar du soin de diriger l’administration intérieure de son palais, et sur M. Fakland, le résident, pour tout ce qui touchait à la direction extérieure.

En choisissant M. Fakland pour la position qu’il occupait, la cour des directeurs avait fait preuve d’intelligence et de tact. Maigre, d’une taille élevée, d’un visage austère, lugubre comme un Anglais attaqué du spleen, le résident était doué, en outre, d’une défiance prodigieuse. Il voyait partout des ennemis ou des traîtres, prêts à ruiner son influence, à amoindrir ou à détourner son autorité.

Pour ce qui me concerne, je suis convaincu que, à ses yeux, l’invitation à laquelle je m’étais rendu avec tant d’empressement n’était qu’un prétexte pour couvrir de machiavéliques projets. Mon intimité avec le vizir lui inspira sans doute la pensée que ma visite n’avait d’autre but que de soustraire le jeune rajah à l’influence britannique, de rompre violemment le traité qui le liait à la Compagnie et de donner à la France l’ancien royaume du Tanjaour, dont les maganoms de Karikal avaient fait, pendant des siècles, partie intégrante.

C’était de la folie, sans doute ; mais, étant donné le caractère ombrageux du personnage, cette folie était sous certains rapports explicable. À ses yeux, le secrétaire général du gouvernement français était nécessairement un agent politique ayant mission de tâter le terrain et de préparer un changement de domination. M. Fakland ne songeait pas que le fonctionnaire en visite n’était, à Tanjore, qu’un simple particulier ; qu’il y était venu seul et qu’il était absurde de lui supposer l’intention d’annexer le Tanjaour aux possessions françaises du Malagala.

Quoi qu’il en soit, l’air contraint du résident et la froideur de son accueil ne me laissèrent aucun doute sur le degré de confiance que je lui inspirais. Il avait pris l’habitude de quitter le rajah le moins possible. Pendant les quelques jours que je passai à Tanjore, il se fit son ombre et le suivit impitoyablement partout. Je ne m’inquiétai guère de ces petites manœuvres ; je riais même de bon cœur des préoccupations fébriles que procurait ma présence à l’excellent M. Fakland, et je ne laissai échapper aucune occasion de les augmenter.

Ma première journée fut employée à visiter le palais du roi, qui est l’un des plus magnifiques de l’Inde. M. Fakland ne nous lâcha pas d’une minute. Le rajah nous ayant prévenus qu’un grand tigre lui était signalé dans les jungles situées à deux lieues de la capitale, sur l’un des bras du Cavery, et que la chasse aurait lieu le surlendemain, je vis pâlir M. Fakland.

Peu amateur de cette chasse dangereuse, le résident était en outre un détestable cavalier et craignait surtout de monter sur un éléphant dont les caprices pouvaient compromettre la sécurité de sa précieuse personne. Il fut bien tenté de décliner l’invitation du rajah ; mais il se décida lorsqu’il m’entendit remercier le jeune prince de sa gracieuse attention.

— Cette partie, me dit Scher-Sing, est donnée en votre honneur et pour vous, Saheb, mon vizir m’ayant assuré que vous n’avez jamais assisté à une pareille chasse.

— Je suis aux ordres de Votre Hautesse, répliquai-je en m’inclinant ; je l’accompagnerai après-demain dans les jungles. Cette petite promenade ne sera probablement pas du goût de l’aimable M. Fakland…

— J’irai, Monsieur, et avec infiniment de plaisir, s’écria alors le résident avec une vivacité qui ne lui était pas habituelle.

Après avoir consacré le reste de l’après-midi à nos préparatifs pour l’expédition du lendemain, parcouru en long et en large les allées du merveilleux jardin qui tient au palais royal, je regagnai mon gîte et je me dépêchai de m’endormir afin d’être prêt à l’heure matinale fixée pour le départ.

Il était trois heures à peine, lorsque je fus réveillé en sursaut par le thassildar. Je m’habillai à la hâte. Nous trouvâmes à notre porte de fort beaux chevaux de selle, richement harnachés, et nous nous dirigeâmes au trot vers le rendez-vous de chasse, à deux lieues dans l’ouest de Tanjore, à deux cents mètres environ des jungles ; qui nous cachaient la rive droite d’un des grands bras du Cavery.

À peine y étions-nous depuis quelques minutes que nous entendîmes le piétinement des chevaux et le bruit que produisent les armes en frappant sur des corps solides. Le rajah arrivait escorté de plusieurs régiments de cavalerie et ayant à ses côtes M. Fakland, qui paraissait très-mal à l’aise sur sa monture.

Tout le monde mit immédiatement pied à terre ; puis, tandis qu’une partie des cavaliers pénétrait dans les jungles, des serviteurs amenèrent des éléphants dressés à la chasse des fauves. M. Fakland fut le seul d’entre nous qui refusa d’abandonner son cheval, parce qu’il avait toujours sur le cœur une chute assez désagréable qu’un pachyderme aussi jeune que folâtre lui avait fait subir l’année précédente.

Un officier de cipayes se détache bientôt des jungles et vint nous prévenir que le mangeur d’hommes était dans son domaine. Alors, sur un signe du rajah, les chasseurs se mirent en route. La plate-forme de chaque éléphant aurait pu rivaliser avec un arsenal pour le nombre et la variété des armes qu’on y avait entassées. Le conducteur de ma colossale monture, le mahaotte, pour le désigner par son nom indien, me fit remarquer jusqu’à quel point la prévoyance de notre hôte s’était distinguée. J’avais à portée de ma main quatre fusils à deux coups, deux revolvers et deux paires de gros pistolets tous chargés à balles, ainsi que deux sabres birmans et une hache.

Nos éléphants se portèrent d’un pas rapide et sonore jusqu’à la limite des jungles ; ils s’arrêtèrent un instant avant d’y pénétrer, dressant la trompe et flairant l’air autour d’eux. Ils sentirent le voisinage du fauve, car ils frappèrent fortement la terre de leurs pieds de devant et poussèrent des cris qui n’accusaient point la crainte, au contraire ; car ils s’élancèrent avec impétuosité vers le bouquet le plus touffu.

En se voyant pour ainsi dire acculé dans le centre du bois, ayant d’un côté le fleuve au large lit, de l’autre des milliers de soldats et de chasseurs, le tigre sentit le péril de sa situation : au froissement des branches, on devina qu’il glissait aussi doucement que possible afin de ne pas manquer son coup et de ne s’élancer que lorsqu’il aurait trouvé une issue facile.

Nos éléphants, avec l’intelligence et l’intrépidité qui distinguent ces animaux, suivirent, sans le voir, les mouvements du fauve ; les rabatteurs en firent autant de leur côté, de sorte que, lorsque le tigre bondit de la jungle, il se trouva en présence d’une multitude de bêtes et de gens prêts à le bien recevoir.

Il battit ses flancs pendant quelques secondes, regardant avec des yeux sanglants la barrière humaine qui lui fermait la retraite vers la plaine, cherchant la victime qu’il comptait immoler la première à sa terrible fureur. Nous ne le perdîmes pas de vue, et peut-être allait-il rentrer dans le fourré ou s’élancer dans le fleuve, lorsque le cheval de M. Fakland, effrayé par la présence du monstre, fit un tel mouvement de recul qu’il faillit jeter bas son cavalier. Celui-ci ne se maintint en selle qu’en le serrant vigoureusement entre ses longues jambes osseuses, et, après une ou deux oscillations, il reprit son équilibre.

Mais la pression rapprocha des flancs de l’animal les éperons démesurés dont le résident avait orné ses bottes ; le fer, pénétrant des deux côtés du ventre avec une grande violence, fit faire au cheval un bond involontaire en avant, si bien que monture et chasseur se trouvèrent à portée du fauve.

L’occasion de mériter son titre de mangeur d’hommes, en dévorant un agent supérieur de la Compagnie, ne se fut pas plutôt offerte au tigre qu’il fit un bond formidable. Heureusement, le rajah raccourcit l’ellipse qu’il prétendait accomplir en lui logeant une balle dans la mâchoire. L’effort du tigre se borna à enlever avec ses griffes une partie de la culotte du résident. Il est vrai qu’il enleva en même temps un peu de la chair, ce qui nous valut un goddam très-énergique.

À peine blessé, le fauve s’élança de nouveau, et un cavalier de l’escorte fut immédiatement couché par terre. Plusieurs coups de feu retentirent en même temps, et le mangeur d’hommes, rendu plus furieux par de nombreuses blessures, abandonna la victime qu’il tenait expirante sous sa griffe pour tenter un suprême effort. Il s’élança sur l’éléphant du rajah. Le mahaotte, voyant le danger que courait son maître, enfonça dans sa gueule la moitié de son sabre, et l’éléphant, atteint aussi par l’embrassement qu’il venait de subir, lança d’un coup de trompe l’agresseur à vingt mètres de là.

Une fois à bas, le tigre devint le but d’une fusillade générale. Cependant l’honneur de sa défaite revint entièrement aux éléphants, qui s’élancèrent sur lui, le piétinèrent malgré sa résistance désespérée, et finalement l’achevèrent en le perçant de leurs défenses.

On fit alors le relevé de la journée : nous eûmes une mort à regretter, celle du pauvre cavalier abattu par le tigre. Le mestry, ou médecin du rajah, déclara que la blessure du résident était une simple égratignure qui serait guérie le lendemain. Quant au cheval et à l’éléphant blessés ; ils l’étaient légèrement et les soins qu’on prit d’eux ne tardèrent point à les remettre en parfait état de santé.

Nous rentrâmes en ville, harassés par cet exercice violent qui avait duré plusieurs heures ; mais, en dépit de la fatigue, j’éprouvai la plus vive satisfaction d’avoir assisté à cette guerre émouvante et pleine de périls de l’homme contre le plus terrible carnassier de la création.

Au moment où j’allais me mettre au lit, des émissaires du rajah m’apportèrent de la part de leur maître la peau du tigre mis à mort par nos armes. C’était une galanterie royale. La peau, d’un jaune vif éclatant, avec des nuances qu’on aurait dites bronzées, indiquait une bête de la plus grande taille et d’une force considérable. J’ai rapporté en France ce trophée cynégétique.