L’Inde française/Chapitre 53

L’Inde française.
Deux années sur la côte de Coromandel.
Challamel (p. 330-335).

CHAPITRE LIII

FAREWELL


Je fixai mon départ au 1er janvier 1854, à une heure du matin. Cette précaution me dispensait des visites officielles du jour de l’an, aussi ennuyeuses qu’inutiles. Je me bornai à convier mes fidèles à diner, le 31 décembre, à la gamelle. Ma dernière soirée à Pondichéry fut ainsi consacrée à ceux que j’aimais. J’éprouvai un sentiment de joie très-vive à me voir entouré, au moment de dire un éternel adieu au pays, de cœurs émus et à serrer des mains loyales.

La reconnaissante affection de la population indienne me ménageait une autre satisfaction. Il est d’usage que, dans la nuit qui précède le 1er janvier, les serviteurs hindous couvrent de feuillages et de fleurs la maison du maître qu’ils veulent honorer. Le bruit de mon départ s’était répandu dans la ville et, cette fois, les habitants de la ville noire se chargèrent de remplir la tâche dévolue aux gens du service intérieur. Voulant que ma maison fût ornée à temps, des escouades de coolies vinrent y travailler pendant le dîner. Ils opérèrent avec tant de discrétion, que je ne me doutai pas un seul instant de la surprise qui m’attendait à la sortie.

Obéissant à l’affection que j’avais su leur inspirer, mes domestiques avaient sollicité comme une faveur de m’accompagner jusqu’à Madras, où je devais prendre le paquebot anglais. Mon dobachi avait organisé notre caravane. Des charrettes à bœufs, chargées du bagage que j’emportais avec moi en France, et mes ayas m’attendaient, vers deux heures, à la halte la plus voisine, où il était convenu que je les rejoindrais en palanquin.

À l’heure fixée, ayant pris congé de mes amis, je montai dans mon palanquin au milieu d’une foule immense composée d’indigènes, qui me saluèrent de leurs acclamations. Plusieurs centaines de torches éclairaient cette scène ; mon hôtel, de la base au faîte, était couvert de verdure, avec toutes leurs branches et leurs fruits. La porte cochère était encadrée de cocotiers et de palmiers. Mes porteurs eurent une peine infinie à se frayer un passage à travers cette multitude, et, lorsqu’ils purent s’élancer au pas rapide et régulier qui distingue leur caste, la plus grande partie des assistants se mirent à leurs trousses en faisant retentir l’air de vivats prolongés.

J’atteignis ainsi le Bengalow, où stationnaient mes voitures et la moitié de ma maisonnée, ayant pour cortège tous mes autres serviteurs et quelques milliers d’Indiens agitant leurs torches et criant de toute la force de leurs poumons :

— Saheb ! Saheb ! Adieu, saheb !

La même scène se renouvela, lorsque, ayant renvoyé mon palanquin, mes charrettes se mirent en marche. Je portai la main sur mon cœur en signe d’adieu à la foule, qui reprit lentement le chemin de Pondichéry. À partir de ce moment, la marche de mon équipage prit l’allure calme et majestueuse qui convient à des bœufs traînant une grandeur déchue, et j’arrivai à Madras sans autre incident que celui qui m’attendait à Saint-Thomé, sur l’une des hauteurs qui dominent la ville.

Un corps d’armée de la Compagnie s’y livrait à des manœuvres au moment où ma caravane défilait. La musique d’un régiment de higlanders se fit entendre alors ; ce fut un chant français très-connu qui frappa mon oreille. On aurait dit que la musique n’attendait que mon passage pour le saluer d’un air de mon pays : cet air était le Chant des Girondins, dont les rues de Paris avaient si longtemps retenti.

Malgré moi, je me mis à répéter ces paroles :

Mourir pour la patrie !

J’allais la revoir : deux larmes tombèrent de mes yeux.

À peine installé dans un hôtel modeste, laissant mes domestiques prendre les dernières dispositions pour un séjour qui devait être de courte durée, je me dirigeai vers la demeure d’un honorable négociant français, établi à Madras depuis longtemps, et pour lequel j’avais une lettre de recommandation et de crédit. En même temps que la banque et les opérations d’importation et d’exportation, M. Lecot exerçait les fonctions de vice-consul de France dans ce port. Ses compatriotes sont unanimes pour louer la façon dont il remplit cet important mandat.

Généreux autant que riche, M. Lecot est venu en aide à bien des misères. Le titre de Français était à ses yeux un titre à sa bienveillance. Il eut l’obligeance de me conduire lui-même à l’agence de la malle afin d’arrêter mon passage sur le paquebot attendu le lendemain, de Calcutta. J’acquittai le prix du transport jusqu’à Marseille, et, tranquille de ce côté, je m’apprêtai à prendre congé de mon guide en le remerciant de sa complaisance, mais l’excellent homme ne l’entendait pas ainsi.

— Il est à peine dix heures du matin, me dit-il, vous avez toute la journée à vous. Je veux que vous déjeuniez avec moi.

J’essayai vainement de décliner cette offre.

— Je n’admets point de défaite, ajouta-t-il ; vous me désobligeriez fort en n’acceptant point. Nous irons déjeuner à ma villa, qui est à trois milles de la ville ; je vous présenterai à ma femme et à ma famille. Je vous promets de vous ramener à quatre heures au plus tard et de vous rendre votre liberté ; jusque-là, vous êtes mon prisonnier.

En quelques minutes, une élégante victoria, menée par des chevaux rapides, nous entraina à la villa de l’honorable M. Lecot, petit palais de marbre dans laquelle tout ce que le luxe peut enfanter de merveilles était réuni. Un goût exquis avait présidé à l’ameublement de cette délicieuse retraite cachée au milieu des fleurs les plus rares.

La maîtresse de la maison se montra d’une grâce charmante pour son convive improvisé. Après un déjeuner somptueux, mademoiselle Lecot, blonde jeune fille aux traits délicats et agréables, à la taille svelte et bien prise, dont l’attitude et la toilette révélaient la distinction native, nous fit entendre quelques romances en s’accompagnant sur le piano.

À trois heures et demie, la voiture qui nous avait amenés vint nous prendre ; je dis adieu à ces dames et, à quatre heures précises, je me retrouvai au centre de la ville. Je serrai une dernière fois la main à M. Lecot et je me hâtai de rentrer chez moi afin de consacrer la soirée à mes gens.

Je réglai leurs gages en y ajoutant une large gratification ; je rendis la volée à mes ayas, qui reçurent en bijoux des dots suffisantes pour qu’elles pussent se choisir des maris. Le lendemain, ma maison tout entière m’accompagna jusqu’à la schelingue qui devait me faire franchir la barre et me conduire au paquebot.

Les adieux furent déchirants. Mes ayas pleuraient et sanglotaient sans qu’aucune phrase parvint à calmer leur désespoir ; mes coolies embrassaient mes vêtements. Antou et le cuisinier tenaient chacun une de mes mains et les couvraient de baisers. En manière de dénouement, un Indien accourut comme je franchissais le bord de la schelinguer et me remit un pli cacheté.

Ce pli était une adresse des notables indigènes de Pondichéry, par laquelle ils me suppliaient d’agréer l’expression de leur profonde gratitude, me recommandaient de me souvenir d’eux et me donnaient l’assurance que mon nom resterait à jamais gravé dans leurs cœurs.

Ces braves gens n’avaient pas osé me faire remettre ce témoignage de leur affection sur le territoire français, de peur de blesser quelque susceptibilité malveillante ; ils avaient chargé un émissaire de me l’apporter à Madras au moment même de l’embarquement.