L’Inde française/Chapitre 5
Deux années sur la côte de Coromandel.
CHAPITRE V
SOLIMAN-PACHA
Le lendemain de notre arrivée au Caire, l’amiral et moi nous allâmes rendre visite à Soliman-Pacha, major général de l’armée régulière égyptienne, qu’il a formée et instruite selon la volonté de Méhémet-Ali.
Soliman était, en 1852, un beau vieillard aux cheveux et à la barbe blancs. D’une taille au-dessus de la moyenne, l’ex-colonel Selves, qui s’était réfugié en Égypte en quittant l’armée française, avait conservé la tournure militaire d’un ancien officier de l’Empire. Il nous reçut avec une extrême affabilité, paraissant heureux de voir des compatriotes et surtout de parler avec eux la langue de son pays. On eût dit que notre visite lui apportait un regain de jeunesse.
Il nous raconta son long séjour en Égypte, qui avait remplacé pour lui la patrie perdue, et dans laquelle il avait été assez heureux, après les incertitudes et les dangers d’une vie d’aventures, pour rencontrer les joies de la vie privée et les satisfactions que les caprices du sort réservent si rarement à l’homme de cœur.
Il nous dit les ennuis de son début dans cette vie orientale, qu’il avait rêvée calme et facile, et qu’il avait trouvée plus tumultueuse que l’existence européenne. Il ne s’était fait que lentement et en quelque sorte avec répugnance aux mœurs étranges, aux habitudes et aux allures de sa patrie d’adoption. Cependant, peu à peu, il avait adopté, avec le costume, tous les usages orientaux, à l’exception de la polygamie.
La confiance du vice-roi et de son fils, le généralissime Ibrahim-Pacha, en lui fournissant les éléments propres à occuper son intelligence active et son esprit rempli d’initiative, ne lui laissa guère le temps de songer à autre chose. Tout était à refaire ou à créer dans l’armée égyptienne.
Lorsque le colonel Selves fut chargé de la mission difficile d’en changer entièrement l’organisation, elle était composée de fellahs enlevés de force à l’agriculture, de noirs venus de la Nubie et de l’Abyssinie, et de gens nomades nés sur la lisière du désert et auxquels le désert ne pouvait fournir de quoi apaiser leur faim.
La discipline ne se maintenait qu’à force d’arbitraire et de rigueurs : le bâton fonctionnait sans relâche, c’était l’ultima ratio des chefs. Les soldats se rattrapaient sur les paysans, chez lesquels ils allaient en expéditions fréquentes, aux époques, trop réitérées, où le khédive avait besoin d’argent et ordonnait la levée de l’impôt.
De cette tourbe de pillards et de voleurs, toujours prêts aux exactions, servant le puissant avec bassesse en raison des jouissances matérielles qu’il leur procurait, durs aux faibles sur lesquels ils glanaient impunément après la récolte du maître ; de tous ces gens sans cohésion, sans conscience et sans aveu, grâce à des efforts inouïs, le colonel Selves parvint à faire un corps sérieusement constitué, à lui inculquer une instruction militaire suffisante et à tirer parti des qualités inhérentes à leur nature, qualités perdues jusque-là au milieu de leurs vices : la bravoure et l’indifférence devant la mort.
Il ne faut donc pas s’étonner que Méhémet-Ali et, à côté de lui, Ibrahim, dont l’ambition rêvait d’arracher à la Porte-Ottomane, non-seulement la souveraineté héréditaire de l’Égypte, mais celle de la Syrie et de l’Archipel, aient comblé le colonel de bienfaits. Ce dernier leur avait préparé admirablement l’élément principal de la conquête, et il n’a pas dépendu de lui qu’ils n’atteignissent le but.
Chacun sait les événements qui empêchèrent le rêve du khédive de se transformer en réalité ; ce rêve, presque accompli par la victoire de Nézib, ne s’évanouit que par l’intervention étrangère.
Soliman-Pacha s’animait en nous faisant connaître, jour par jour, les péripéties de cette longue lutte ; il ressentait un certain orgueil en contemplant ce qu’il avait fait des bandes de soldats mises à sa disposition, et regrettait sincèrement que la Providence n’eût pas permis qu’il tirât tout le parti possible d’une armée que son souffle avait rendue excellente.
Il se trouvait exilé désormais sur cette vieille terre dont il avait complété la grandeur et la régénérescence. Depuis que ses deux amis étaient morts, il vivait retiré dans son palais, évitant de multiplier les relations avec leur successeur et n’ayant, disait-il, plus rien à faire ici-bas.
Après avoir prolongé l’entretien pendant deux heures et répondu à toutes les questions que le major général ne nous épargna point, touchant les faits qui venaient de se passer en France, la politique et les affaires en général, nous nous levâmes afin de prendre congé. Soliman nous dit avec une exquise bonne grâce qu’il ne consentait à nous laisser partir qu’à la condition que nous lui promettions de revenir le voir plusieurs fois pendant notre séjour au Caire, et que nous voudrions bien accepter, pour le jour même, un dîner de garçons dans sa résidence.
Nous quittâmes cet excellent homme après lui avoir serré les mains avec effusion. Pour ma part, j’avais presque les larmes aux yeux.