L’Inde française/Chapitre 6

L’Inde française.
Deux années sur la côte de Coromandel.
Challamel (p. 39-42).

CHAPITRE VI

UNE SOIRÉE FRANÇAISE AU CAIRE


Vers six heures du soir nous nous acheminâmes de nouveau vers son palais. Nous y fûmes reçus par des domestiques à la livrée éclatante, et c’est entre deux haies de gardes que nous atteignîmes le perron sur lequel nous attendait le maître de la maison, ayant auprès de lui un jeune homme en costume militaire, qu’il nous présenta comme son aide de camp.

— Permettez-moi de vous remercier d’avoir bien voulu me consacrer cette soirée, nous dit le major général en nous tendant ses deux mains. L’Égypte est visitée par un très-grand nombre de mes compatriotes ; beaucoup me font l’honneur de déposer leurs cartes chez moi ; mais, cela tient sans doute à mon caractère sauvage, je ne suis pas d’un facile accès. Il a fallu, ajouta-t-il en se tournant vers l’amiral, l’influence de votre nom et la haute réputation que vous avez su acquérir pour me faire rompre avec mes habitudes de solitude.

— Je n’ai pas voulu traverser le Caire, répliqua M. de Verninac, sans apporter à l’homme qui a donné tant d’éclat au titre de Français le tribut de mon admiration.

L’échange des compliments terminé, nous gravîmes l’escalier de marbre, mais à peine étions-nous parvenus dans l’immense vestibule du premier étage, on vint annoncer que le dîner était servi.

— Je vous ai conviés à un dîner de garçons, dit en souriant Soliman-Pacha, nous serons donc entre nous ; nous pourrons fumer et causer en liberté.

La grande porte, qui donnait du vestibule dans la salle à manger, s’ouvrit alors à deux battants, et nous entrâmes dans une immense salle où de vastes dressoirs étalaient aux regards éblouis un service complet de vaisselle d’argent et de vermeil.

Nous nous assîmes sur des fauteuils autour d’une table servie à la russe. Rien n’y manquait, ni les fleurs, ni les vieilles porcelaines, ni les faïences artistiques, ni les mets succulents, ni les fruits exotiques, ni les produits indigènes.

En sa qualité de Français, Soliman avait conservé les habitudes françaises. Le vin était sa boisson ordinaire, et, sans doute, en souvenir de ses folies de jeunesse, il avait une préférence marquée pour le champagne.

— Le champagne, observa-t-il, est le vin français par excellence ; c’est celui qui rappelle le plus le caractère national. Il pétille, il mousse, il s’élance hors du vase qui le contient ; il me rappelle le besoin d’expansion, la vivacité d’intelligence et la légèreté de nos chers compatriotes.

On nous servit, pendant le repas, des vins exquis et du champagne frappé, que le major général et son aide de camp savourèrent en connaisseurs ; nous revînmes ensuite prendre le café dans un charmant petit salon mauresque ; la conversation reprit avec plus d’abandon que le matin, parce que nous connaissions parfaitement notre hôte et qu’il avait, avec la sûreté de jugement qui le distinguait, apprécié l’esprit libéral de M. de Verninac.

La glace était tout à fait rompue ; il existait aussi entre nous un lien commun, qui se détend un peu entre des hommes vivant dans le pays qui les a vus naître, mais qui exerce une grande puissance lorsque l’on se rencontre, à l’état d’exilé ou de passant, sur le sol étranger. Dans ces occasions, l’amour de la patrie rapproche vite les distances et la sympathie, la familiarité même se substituent immédiatement aux formes banales de la simple politesse.

N’ayant pas l’intention de revenir sur Soliman-Pacha ni sur le concours qu’il prêta de tout temps au gouvernement égyptien, je me bornerai à dire que, durant les huit jours que nous passâmes au Caire, nous allâmes lui rendre plusieurs fois de longues visites et que nous nous séparâmes de lui dans les termes les plus affectueux. La conversation variée et intéressante de ce vieillard est encore dans ma mémoire comme un des souvenirs heureux de ma vie.