L’Inde française/Chapitre 4
Deux années sur la côte de Coromandel.
CHAPITRE IV
LE CAIRE ET SES ENVIRONS
Nous étions au Caire, qui se distingue d’Alexandrie par l’aspect tout à fait oriental de ses rues étroites, de ses maisons en bois, de ses places immenses et couvertes de sable que les pluies transforment en autant de lacs de boue.
Le quartier français seul apporte un élément discordant à la vieille cité des califes : il représente l’occident. Dans cette partie de la ville du Caire sont massés les maisons consulaires, les comptoirs et les boutiques des négociants européens, les entrepôts et la colonie étrangère. Les maisons y affectent la forme des nôtres, mais elles sont beaucoup moins hautes et reposent sur des bases plus larges.
Dès qu’on met le pied hors de ce quartier, qui occupe une partie peu étendue de la ville, on se retrouve en plein Orient. Autour de la vaste place de l’El-Békiéyed s’amorcent une multitude de rues étroites, bordées de maisons dont les rez-de-chaussée inhabités remplissent l’office de nos caves ; on y entasse tous les débarras imaginables. Il y a fort peu de fenêtres ouvrant sur la voie publique, et ces fenêtres sont presque toujours grillées.
Ne sachant comment tuer le temps dans cette immense ville, j’obéis au sentiment de curiosité qui pousse l’homme vers l’inconnu. J’ai toujours eu pour principe, lorsque je m’engage à travers une ville pour la première fois, de me laisser aller au caprice de mon imagination, de suivre la première voie venue et de ne demander mon chemin à personne.
Je m’égare, le plus souvent : cela va sans dire ; je perds un temps infini à m’orienter ; parfois, je ne sais où donner de la tête, et, en essayant de me dégager, je m’enfonce de plus en plus dans un dédale de rues sinueuses ; ce n’est qu’à bout de fatigue et de patience que je me décide à me renseigner.
Au Caire, je pouvais sans crainte me risquer dans la ville, car j’étais certain de me retrouver sans l’aide de personne. Je parcourais les rues et les places, je traversais les marchés et les bazars, allant droit devant moi, et je finissais par apercevoir, après une course plus ou moins longue, l’une des portes de la ville.
Or, à chaque porte se tient une station d’âniers ; j’enfourchais un bidet, et, moyennant un franc pour la course et un batchis de quelques centimes, le petit garçon trottinant à côté de la monture me conduisait assez vite à l’hôtel d’Orient. Les ânes du Caire remplacent avantageusement les fiacres de Paris. Ils ont sur ces derniers la double supériorité de la solidité et de la vitesse.
Pendant mon séjour dans la capitale de l’Égypte, je fis un usage presque continu de ce mode de locomotion d’une sûreté incomparable, aussi peu fatigante que peu coûteuse. Cela me permit de visiter en détail et en quelques heures les monuments qui se recommandent à l’attention du voyageur et que les guides leur indiquent d’avance.
Je ne parlerai point de ceux qui ont une origine moderne, ils rappellent trop les constructions que nous avons l’habitude de voir. Dans cette catégorie, il faut ranger les établissements scolaires très-nombreux au Caire, la monnaie, les casernes, les institutions militaires ; mais je citerai quelques mosquées d’une grande richesse et d’une parfaite originalité, dont plusieurs datent du XIe, du XIIe et du XIIIe siècle et ont été bâties par les califes.
Celles de Touloum, par exemple, de Hakan, d’El-Azhar, d’Hakan-Aïu, où l’on trouve les tombeaux de leurs fondateurs, tranchent sur l’interminable série de temples qui font du Caire presqu’une ville sainte. Rien n’est plus pittoresque assurément que de parcourir la vallée sablonneuse qu’on appelle la vallée des Tombeaux et qui circonscrit la moitié de l’enceinte fortifiée commencée, en 960 environ, par les califes fatimites qui venaient de conquérir ce pays.
Les deux faubourgs du Caire, Boulack et le Vieux-Caire, me fournirent également le prétexte d’excursions fort agréables. À Boulack, il me fut permis de parcourir l’admirable palais que Méhémet-Ali s’était fait élever dans ce faubourg et dont les jardins touchent à la rive droite du Nil. C’est un amoncellement de marbre, de porphyre, d’onyx et de bronze enchâssé dans un cadre de fleurs ; à l’intérieur, les tapis épais, les riches tentures, les ressources combinées de l’Orient et de l’Occident travaillées par des mains habiles, les produits de l’art sous toutes les formes, charment les yeux des visiteurs et leur inspirent l’idée d’un grandiose que ne produit point notre civilisation.
Dans le Vieux-Caire, je vis les greniers de Joseph institués par Saladin pour l’emmagasinement des blés et des céréales, excellente précaution contre la famine qui, à des époques périodiques et selon la force des inondations du Nil, se produisait dans le vieux royaume des Lagides. Ces greniers sont immenses et semblent à peine altérés par le temps.
Le puits de Joseph attira mon attention. La profondeur est de près de cent mètres ; la prévoyance du grand Saladin, qui le fit creuser, y ajouta une rampe en spirale si bien établie que les bêtes de somme peuvent descendre jusqu’au fond du puits et en remonter les tonnes pleines d’eau ; j’étais bien tenté d’essayer la descente avec mon bidet, mais, quoiqu’il n’y eût aucun danger à l’opérer, je reculai devant le temps que j’aurais été forcé d’y consacrer.
Côte à côte avec ces vestiges, dont les plus récents datent de fort loin, au milieu de ces mille monuments de l’islamisme ou de la piété du temps des Lagides, la légende chrétienne a marqué sa place. Dans la vallée des Tombeaux, on m’a montré un figuier au tronc énorme à l’ombre duquel, selon la tradition, se serait reposée la sainte-famille lors de son voyage en Égypte. L’arbre est archiséculaire, mais il serait difficile de démontrer qu’il existait avant l’ère chrétienne. Néanmoins, en matière de foi, il convient, selon moi, de respecter les illusions inoffensives. Cela console les croyants et ne fait aucun mal aux autres. Je me suis donc assis sous le figuier légendaire avec un respect qui a dû rassurer mes compagnons.
Qui n’a pas vu Rome n’a rien vu, dit un proverbe ; voir Naples et puis mourir, ajoute un autre proverbe qui emprunte une formule trop absolue. En faisant la part de l’exagération naturelle au patriotisme italien, on peut appliquer le procédé à la traversée de l’isthme africain et dire : Qui n’a pas vu les pyramides de Gysèh n’a pas vu l’Égypte. Nous partîmes donc un matin, vers trois heures, nous dirigeant vers le sud-ouest du Caire sur la route de l’antique Memphis.
L’excursion est de quatre lieues environ ; aussi, malgré notre confiance dans la force de résistance et dans la sobriété des ânes, nous jugeâmes à propos de prendre d’autres montures et nous fîmes le voyage à dos de chameaux. La marche de ces animaux est assez désagréable, mais on s’y fait après les premiers moments d’oscillation. Le chameau a d’ailleurs un sérieux avantage sur les autres bêtes de la création : il est à peu près infatigable, et, quand il ne trouve pas d’eau sur sa route, il s’en passe avec une touchante philosophie. Sa réputation est tellement bien établie sous ce rapport qu’aucun sceptique ne se permettrait de la contester. Le désert, où il n’y a pas plus d’eau à boire que d’herbe à brouter, a été fait pour ce commode animal, et vice versa.
Nous parcourûmes donc la distance sur des chameaux qui partirent sous une allure fort peu respectueuse pour nos chétives personnes, tant la légèreté du fardeau leur semblait indigne du poids dont on les accable ordinairement. Nous arrivâmes très-rapidement à destination, après avoir traversé le village d’Embarèh, près duquel fut livrée, le 21 juillet 1798, la célèbre bataille des Pyramides gagnée par Bonaparte sur les mameloucks de Mourad-Bey.
— Du haut de ces pyramides quarante siècles vous contemplent, s’écria le jeune général en chef en montrant à ses soldats les monuments colossaux.
Et les soldats mirent en pleine déroute les premiers cavaliers du monde, servis par d’énergiques chevaux et poussés par un double fanatisme : la religion et la patrie.
Après les événements qui suivirent la bataille des Pyramides et changèrent si vite la face des choses en Europe et en France surtout, on peut dire que les quarante siècles dont parlait Bonaparte étaient placés là pour son propre compte, et que leur contemplation n’avait d’autre objectif que lui-même. Dès cette époque, cette ambition, qu’aucun frein ne devait arrêter, manifestait ses aspirations et prévoyait l’avenir.
Nous mîmes pied à terre aux pieds des trois grandes masses de Gysèh, dont les matériaux réunis représentent, assure la statistique, 26 millions de mètres cubes de pierres, et qui prirent vingt années de travail à de nombreux ouvriers étrangers et à la moitié de la population du pachalick avant de se dresser vers le ciel, se rétrécissant à mesure qu’elles montaient sur des bases immenses.
La plus grande, celle qu’Hérodote attribue à Cheops, est assise sur un carré qui ne mesure pas moins de 240 mètres de largeur. Sa hauteur est de 142 mètres. La seconde, bâtie, dit-on, par un roi du nom de Chéphren, n’a que 215 mètres de base et 133 mètres de hauteur ; la troisième est beaucoup plus petite. Elle s’élève de 54 mètres sur une assise de 107, ce qui est déjà fort joli.
Dans cette dernière, les investigations ont fait découvrir le cercueil du roi Mycérinus qui la fit bâtir. On n’a trouvé dans la seconde aucun indice révélateur ; mais la plus grande, à la suite des fouilles intérieures, a révélé le nom de Chou-fou, un roi égyptien prédécesseur de Chéops, ce qui tend à prouver que ce Chéops n’est qu’un usurpateur de la gloire d’un autre.
La visite à l’intérieur de ces monuments présente quelques difficultés en raison de l’élévation de l’entrée. Nous pénétrâmes cependant dans la demeure funéraire où, depuis une vingtaine de siècles, repose Chou-fou. Chaque côté de la pyramide commande un des quatre points cardinaux ; l’entrée est sur la face nord : elle donne sur un couloir qui mène, au centre, à une longue pièce appelée la chambre du roi. Quarante-quatre mètres sur cinq forment son étendue. À un étage au-dessus, se trouvent cinq chambres, et au-dessus, des cinq chambres deux autres dont l’une est la chambre de la reine.
C’est curieux à voir sans contredit, parce qu’on ne ferait plus de pareilles constructions de nos jours, bien que la vanité humaine soit restée la même. En résumé, l’aspect de ces monuments éveille dans l’esprit des idées singulières. De pareilles masses, assises sur des bases aussi colossales étonnent comme tout ce qui dépasse la mesure de l’ordinaire ; mais elles n’inspirent aucun autre sentiment.
Plusieurs livres ont été écrits sur les pyramides d’Égypte des savants ont même tenté de démontrer qu’elles ont été bâties pour servir de digues contre les irruptions des sables du désert. L’orientation de leurs faces tournées exactement vers les quatre points cardinaux donne une certaine autorité à cette assertion. Cependant il me semble que les sables me manquent point autour des monuments laissés par les Lagides et que, ainsi conçues, les digues devaient être insuffisantes.