L’Inde française/Chapitre 18

L’Inde française.
Deux années sur la côte de Coromandel.
Challamel (p. 108-111).

CHAPITRE XVIII

PONDICHÉRY


Quelle ville charmante ! c’est une miniature de Calcutta ; seulement à la place des lourds palais de la capitale du Bengale, on n’y rencontre que de délicieuses maisons blanches, construites à l’européenne, épanouies au milieu de jardins éternellement fleuris, et sur le stuc desquelles le soleil fait miroiter ses rayons. Des voies larges et régulières permettent à la brise de mer de circuler dans tous les sens et de tempérer par sa fraicheur les ardeurs de l’atmosphère.

On sent bien, en y entrant, que Pondichéry est une ville française. Tout autour, de nombreux bouquets de cocotiers, des canaux, des ponts élégants, des villas, de fraiches rivières attestent le travail intelligent.

Les palmiers agitent dans l’air leurs éventails naturels. Le morcellement même du territoire sert de terme de comparaison entre la colonisation britannique et la nôtre, car les villages ou aldées de cette bienheureuse partie de l’Inde s’entremêlent et produisent l’effet d’un jeu de dames dont les cases blanches représenteraient les districts anglais et les cases noires les districts français.

Je reviendrai sur ce singulier mélange des deux nationalités. Pour le moment, j’ai hâte d’arriver au terme de ce long voyage et d’entrer dans la ville que les traités de 1815 ont daigné nous conserver au sud de la grande presqu’île qui, il y a un peu plus d’un siècle, nous a presque entièrement appartenu.

L’ordonnateur de nos établissements, gouverneur par intérim, était tenu au courant de notre marche par des coureurs appostés qui se relayaient de distance en distance et transmettaient la nouvelle de notre prochaine arrivée, de sorte qu’au moment où nous pénétrâmes dans la ville, vers sept heures du matin, les deux canons qu’il nous est permis d’entretenir, non pour une défense improbable autant qu’impossible, mais afin de nous permettre de saluer ceux qui passent en nous saluant, se mirent à faire entendre leurs voix trop longtemps comprimées.

Les bâtiments publics, notamment le phare et le palais du gouvernement, étaient pavoisés, et notre entrée dans la cour de ce palais, au milieu d’une double haie de cipayes présentant les armes, fut honorée d’une batterie de tambours.

L’ordonnateur nous reçut avec une grâce parfaite. Sa prévoyance épargna aux voyageurs les détails, si ennuyeux d’ordinaire, d’un débarquement en pays inconnu. Chacun de nous fut conduit à l’appartement qui lui était affecté et put procéder à sa toilette. Seuls le consul G…, le général et Zara furent oubliés dans leurs palanquins.

Le premier, qui éprouvait le besoin de faire ses ablutions, se fit immédiatement conduire à l’hôtel de France. Quant à monsieur et à madame F…, après s’être préalablement consultés, ils allèrent modestement échouer dans une auberge tenue par un nommé Cambronne et que, pour ce motif, on décorait du nom pompeux d’hôtel Cambronne.

Une heure après arrivèrent à la file les principaux fonctionnaires, ceux du moins qui font partie du conseil du gouvernement, c’est-à-dire le procureur général, le contrôleur faisant fonctions d’ordonnateur, un sous-commissaire de la marine exerçant provisoirement l’emploi de contrôleur et le secrétaire-archiviste.

Le procureur général, M. Ristelhunber, était un homme bien élevé dont les manières courtoises provoquaient la sympathie. L’ordonnateur, M. Pelletier, avait une grande douceur de caractère ; mais on voyait sur ses traits les approches de la mort qui devait le frapper quelques jours après. Condamné par les médecins, il se débattait courageusement contre la phthisie qui le dévorait.

Le contrôleur, M. Robert, était maigre comme feu l’homme squelette et avait toujours habité les colonies : c’était une cariatide emmaillotée de flanelle ; il trouvait de la fraîcheur à 35 degrés de chaleur et grelottait si, par hasard, le thermomètre descendait à 25. Partisan du système des compensations, ce diaphane personnage avait épousé la plus épaisse, la plus lourde et la plus grande femme de la colonie.

Quant à M. Ariel, le secrétaire du conseil, quoique moins maigre que M. Robert, il était d’un svelte suffisamment accentué, et il joignait à cette qualité celle de posséder deux rangées de dents absolument noires. M. Ariel avait appris le tamoul et adopté la vie malabare. C’est sans doute à l’usage du bétel qu’il devait la couleur de ses dents.

Les présentations terminées, sur l’invitation du gouverneur provisoire, chacune des personnes que je viens de citer s’assit autour d’une table servie avec luxe, et nous goûtâmes tous ensemble les charmes d’un repas officiel.