L’Inde française/Chapitre 17

L’Inde française.
Deux années sur la côte de Coromandel.
Challamel (p. 104-107).

CHAPITRE XVII

SADRAS


La route est belle de Madras à Sadras ; nos porteurs parcoururent la distance en quelques heures. J’avoue que peu de villes en ruines ont produit sur mon imagination l’effet que je ressentis en jetant les yeux sur les restes grandioses de cette antique cité qui fut autrefois le chef-lieu d’une colonie florissante fondée par les Hollandais.

D’énormes roches taillées en colonnades, des fragments de temples ou de forteresses d’une largeur inusitée, des débris de statues et de bas-reliefs, tels sont les vestiges qu’on rencontre à chaque pas sur ce point de la côte.

Autour de cette ville morte existe une toute petite bourgade dans laquelle grouille une population déguenillée et peu importante par le nombre ; c’est la Sadras actuelle : les huttes de boue y ont remplacé les maisons de pierre. Il n’est pas rare de trouver dans l’Inde, à côté de ruines majestueuses, des constructions irrégulières, à peine ébauchées, misérables, indices irrécusables d’une dégénérescence complète.

Après avoir parcouru ce qui fut Sadras en Carnatic, et nous être reposés pendant une partie du jour dans une maison qui avait la prétention d’être une hôtellerie, nous nous remîmes en route, dans la soirée, et nous atteignîmes, avant le jour, le Palléar, que nous traversâmes à gué.

Ce fleuve, qui devient un torrent à l’époque des grandes pluies, est presque à sec le reste de l’année ; il marqua notre deuxième et dernière étape.

Non loin du fleuve, nos porteurs de palanquin nous arrêtèrent sous des arceaux de verdure qu’on aurait dit taillés par la main des hommes. Ces arceaux étaient pourtant à l’état sauvage, formés par les branches du multipliant qui, se recourbant vers la terre comme celles du saule, prennent racine et produisent ainsi des arbres nouveaux.

L’endroit était bien choisi pour le repas, les multipliants s’étendaient à une assez grande distance, sur plusieurs lignes d’arceaux, de sorte que l’ombre était épaisse et la fraîcheur suffisante.

Nous goûtâmes à cette station, sans quitter nos palanquins, dont nous laissâmes les portières ouvertes, un sommeil de quelques heures d’autant plus doux qu’il était dégagé de cet énervement que fait subir aux Européens la chaleur étouffante des nuits indiennes.

Aucun incident grave ne signala notre halte au milieu de cette végétation luxuriante. Cependant tandis que nos coolies dormaient à l’ombre des multipliants et que nous parcourions les longues allées formées par les branches reproductrices, un cri perçant nous fit tourner la tête.

Madame de Verninac s’était assoupie dans son palanquin dont elle avait fermé les portières afin de se garantir contre la chaleur. Une bête, dont l’espèce n’a jamais pu être bien précisée, vint appuyer brusquement l’une de ses pattes sur le véhicule. Le choc fit sursauter la dormeuse qui ne put retenir un cri d’alarme.

À ce cri, nos coolies se levèrent tenant à la main leurs bâtons ; mais la bête s’enfuit, en apercevant tout ce monde, avec assez de rapidité pour qu’il ne fût pas possible de déterminer sa race.

— C’est un chat sauvage, dit l’un.

— Je crois plutôt que c’est un tigre, affirma un autre.

De commentaire en commentaire, plusieurs auraient volontiers soutenu que l’assaillant était un éléphant.

Il est certain qu’un pachyderme, qui se serait livré à l’envahissement du palanquin, l’aurait broyé sous son énorme pied. Quant à la supposition d’avoir eu affaire à un tigre, elle n’était point admissible, car les tigres ne se tiennent guère que dans les jungles, et la contrée où nous nous trouvions est dépourvue de jungles.

Quoi qu’il en soit, l’animal n’avait probablement pas l’intention de jouer avec la voyageuse, et celle-ci n’avait dû son salut qu’à la précaution qu’elle avait prise de s’enfermer. L’heure de se mettre en route étant à peu près venue, cet incident nous décida à quitter immédiatement la place.

De notre campement à Pondichéry, la distance est courte, et la promenade s’accomplit à travers un territoire couvert d’une végétation puissante, un véritable paradis terrestre. On verra plus loin que le chef-lieu des établissements français est vraiment digne de la campagne qui l’environne.