L’Inde française/Chapitre 16

L’Inde française.
Deux années sur la côte de Coromandel.
Challamel (p. 98-103).

CHAPITRE XVI

LES PALANQUINS


Le consul et le général, invités avant même d’avoir laissé leur carte au palais de la présidence, se hâtèrent d’aller faire leur visite. Madame de Verninac avait d’autant moins résisté aux sollicitations de lady H… que celle-ci avait promis de lui faire voir une admirable collection de cachemires, de soieries, de dentelles et de bijoux.

Seule, Zara avait été oubliée. Mais le délaissement n’emportait pas à ses yeux l’idée d’un sacrifice. Dans les longues heures que lui laissait l’activité fébrile de son mari, elle se trouvait en face d’elle-même ; elle songeait pendant quelques minutes à la patrie lointaine, puis elle s’endormait inconsciente de l’abandon et oublieuse du mal qui la minait sans trêve.

— Zara est une perle ! s’écriait F…, enchanté d’avoir la bride sur le cou.

— D’autant plus rare qu’elle est noire, murmurait le consul qui avait sur le cœur les plaisanteries du général sur les Grecs modernes.

Le dîner de lord H… ne laissa rien à désirer. Il eut presque le charme d’une réunion intime. À part l’amphytrion, lady H… et sa dame de compagnie, l’aide de camp et le secrétaire du gouverneur, il n’y avait que les cinq invités français autour de la table vice-royale.

On causa beaucoup de l’opéra en vogue, des dernières courses d’Epsom et de Longchamps, des livres nouveaux, des célébrités du moment, de tout ce qui intéresse si vivement les gens du monde affranchis des préoccupations de la vie ordinaire et se passionnant par cela même pour les choses qui servent à les distraire.

À dix heures précises, un domestique vint annoncer que les neuf palanquins commandés étaient prêts et attendaient à l’hôtel la présence de Leurs Excellences.

— Je ne vous ai pas manqué de parole, dit en souriant le gouverneur, et, en agissant ainsi, j’ai travaillé contre moi-même ; car si je n’avais consulté que ma convenance, je n’aurais pas réuni les équipes de coolies destinées à vous transporter dans le chef-lieu des établissements français. Il me reste à vous souhaiter un rapide et heureux voyage, et à vous remercier de m’avoir consacré cette soirée.

Après avoir échangé avec lord et lady H… les compliments d’usage, nous nous rendîmes à notre hôtel devant lequel stationnaient neuf palanquins, armés chacun d’une équipe de quatorze porteurs, dont douze devaient se relayer quatre par quatre, un était spécialement chargé des vivres, et le dernier d’une torche.

Zara dormait toujours. Ce ne fut pas sans peine qu’on parvint à lui faire comprendre que l’heure était venue de se mettre en route. Cette perspective parut lui occasionner une vive contrariété. Néanmoins, elle finit par se décider à partir ; chaque membre de la caravane s’étendit dans un palanquin.

En reprenant la position horizontale qui lui était si familière, Zara poussa un soupir de soulagement.

Nos coolies s’élancèrent en avant au signal de leur chef ; j’avoue que le mouvement qu’ils impriment au véhicule posé sur leurs épaules est presque insensible et ne fatigue point le voyageur. Allant d’un pas aussi rapide que le pas gymnastique de nos chasseurs à pied, ils rasent à peine la terre ; on ne ressent pour ainsi dire aucune secousse.

C’est une seule caste de l’Inde, dont le berceau est la cote de Coringui, qui a le monopole de dresser ces porteurs de palanquin, agiles, infatigables, et dont la marche cadencée n’a que de douces ondulations. De même que la Savoie fournit de fumistes l’Europe entière et que l’Auvergne répand sur le reste de la France son stock de charbonniers et de porteurs d’eau, de même la côte de Coringui est l’école normale des coolies.

Malheureusement, ces braves gens ont un défaut capital. Ils chantent tout le temps qu’ils courent. Là est, d’ailleurs, le côté faible des races de ce pays qui ne font rien sans mêler à leurs efforts un chant d’une désespérante monotonie.

On le retrouve dans les cérémonies religieuses, comme dans les actions les plus simples, et il est toujours le même, lent, saccadé, d’un rhythme étrange, passant brusquement du piano au forte et dont les notes distancées, tombant dans l’oreille la moins impressionnable, finissent par y produire l’effet d’une piqûre d’épingle effleurant la peau à intervalles réguliers et toujours à la même place.

Nous laissâmes à notre droite la ville sainte de Condjiveram, dont les pagodes célèbres attirent l’attention de voyageurs moins pressés que nous. Cette ville remplit dans le Carnatic le rôle que joue Bénarès dans le Nord.

J’ai regretté que le temps nous manquât et qu’il ne nous fût pas possible de nous détourner de notre route pendant quelques heures pour visiter l’importante cité dont la population consacre son travail à fournir de fleurs, d’encens, de musiciens et de bayadères, la multitude de temples qui couvrent son territoire.

L’un de nos guides, baragouinant l’anglais mêlé de tamoul, nous raconta que quinze jours auparavant, à Condjiveram même, c’est-à-dire à une douzaine de lieues de Madras et non loin de Vellore, qui renferme une garnison anglaise, avait failli avoir lieu le sacrifice d’une veuve sur le bûcher de son mari défunt.

On croit généralement en Europe que les veuves indiennes se brûlaient jadis toutes vives avec une certaine satisfaction. Il n’en est rien. Les familles des morts les poussaient à ce sacrifice barbare et le plus souvent les y contraignaient.

Que quelques-unes de ces malheureuses femmes, dans des temps éloignés, considérant que leur existence serait désormais peu digne d’envie, endoctrinées par des brames fanatiques et dominées par l’orgueil de leurs propres familles, aient suivi, sans trop de violence, cette coutume traditionnelle, cela se comprend et s’explique ; mais, depuis l’établissement dans la péninsule des Portugais, des Français et des Anglais, les sacrifices de cette nature ont cessé d’être volontaires.

La veuve, dont nous entretint notre guide, était jeune et jolie ; les brames, d’accord avec ses parents, qui désiraient se débarrasser d’elle, organisèrent la petite cérémonie, et elle aurait été accomplie ai un jeune homme, qui s’intéressait fort à la veuve, n’eût prévenu le collecteur anglais la veille du jour fixé pour le sacrifice.

Au moment juste où commençait à défiler la procession funèbre, un détachement de cavaliers et de cipayes envahit l’endroit où s’élevait le bûcher, dispersa la foule et sauva la jeune femme.

— Qu’est-elle devenue depuis ? demandâmes-nous au guide.

— Elle a été enlevée par Wichnou, le dieu du bien, et sans doute elle est dans le paradis promis aux fidèles.

La veuve a réellement disparu ; mais un observateur sceptique n’aurait pas manqué de remarquer que son libérateur anonyme a disparu en même temps, et que sans doute ils sont allés cacher dans un coin de la vaste presqu’île le bonheur que ne leur eût pas permis de goûter le séjour de Condjiveram.