L’Inde française/Chapitre 19

L’Inde française.
Deux années sur la côte de Coromandel.
Challamel (p. 112-116).

CHAPITRE XIX

LES DROITS DU SEIGNEUR


La première semaine de notre séjour à Pondichéry se passa à faire et à recevoir des visites. Aucun notable ne manqua de venir saluer le gouverneur ; en d’autres termes, tous les habitants du chef-lieu appartenant à la race européenne arrivèrent successivement au palais du gouvernement, vaste monument bâti sur les ruines de la royale demeure occupée par Dupleix, vers le milieu du dix-septième siècle, et ayant sa façade principale sur une immense place dont l’un des côtés longe la mer.

Dans l’Inde comme dans nos autres colonies, tout ce qui est blanc fait partie de l’aristocratie, ce qui peut sembler singulier au premier abord, car quelques-uns de ces notables vivent d’aumônes et des secours que leur distribue le gouvernement.

La seule cérémonie intéressante qui marqua notre installation fut la reconnaissance des pouvoirs du nouveau gouverneur. Le cortège se rend de l’hôtel au milieu de la place dans l’ordre suivant : les tambours et la fanfare des cipayes ; le gouverneur, précédé de quatre porteurs de bâtons d’argent ; le conseil du gouvernement, composé des cinq membres désignés dans un précédent article ; les membres de la cour d’appel et ceux des tribunaux de première instance et de paix ; l’administration de la marine et du port ; les services des finances et les officiers d’infanterie de marine. Tout ce cortège marche entre une double haie de cipayes.

La population se tient derrière les soldats. Le gouverneur par intérim prononce une allocution appropriée à la circonstance. Le gouverneur répond, et les Indiens assistants, qui n’ont pas compris un seul mot à ces discours, poussent, en l’honneur des orateurs, des acclamations enthousiastes.

La cérémonie dure à peine dix minutes. Ensuite le cortège se remet en marche, toujours précédé des tambours et de la fanfare : il se rend à l’église, où le nouveau gouverneur est reçu à la porte principale par le préfet apostolique entouré de son clergé en habits de fête. Alors, placé sous un dais, le chef de la colonie est conduit processionnellement jusqu’au chœur et il assiste à une messe d’actions de grâces, sur un prie-Dieu de velours.

Il préside aussi la cour et le tribunal à leur rentrée et jouit, comme on le voit par ces détails, des honneurs et des prérogatives de la royauté. Les choses doivent se passer ainsi dans des pays éloignés de la métropole, où les coutumes et les mœurs des habitants ont été respectées.

Le gouverneur représente d’ailleurs l’autorité souveraine, quelle qu’elle soit, et il importe de frapper l’esprit des populations par le déploiement d’une pompe et d’un prestige qu’on trouverait exagérés en France, mais qui sont là-bas indispensables.

Le général n’avait eu garde de laisser échapper cette occasion de produire son petit effet ; il demanda à faire partie du cortège, ce qui lui fut accordé, et à y paraître en adjudant-général persan.

Il avait bien le bonnet d’astrakan avec l’aigrette, le cafetan, espèce de houppelande sans manches et qui rappelle exactement la robe de chambre, le large pantalon à la turque, recouvert jusqu’aux genoux par des bottes à l’écuyère ; mais, à son grand regret, il ne retrouva plus ses épaulettes. L’amiral le tira d’embarras en lui en prêtant une paire.

Le lendemain, F… apparut dans tout l’éclat de son uniforme, avec des épaulettes de contre-amiral l’ordre du Lion et du Soleil sur la poitrine, et un formidable sabre à la ceinture. Le général obtint un succès complet.

Le consul se moqua de lui à l’issue de la cérémonie.

— Pourquoi sortez-vous en robe de chambre ? lui dit-il en clignant de l’œil ; c’est un peu trop sans façon.

— Je suis en khan persan : mon vêtement n’est pas une robe de chambre ; c’est un costume militaire.

— Ah ! vous êtes en khan persan, une sorte de mamamouchi sans doute ?

— Le khanat est une dignité et je suis deux fois khan.

— N’est-ce pas un cancan ?

— Vous voulez rire, mais je vous affirme que j’ai un costume très-exact.

— Dans le genre du malade imaginaire auquel vous ressembleriez tout à fait si vous troquiez votre coiffure d’astrakan contre un bonnet d’indienne.

— Vous êtes un mauvais plaisant, interrompit le général en tournant le dos au consul.

Au fond, F… était enchanté de l’effet qu’il venait de produire. C’était un brave homme, un peu égoïste, mais d’une allure qui ne déplaisait point. Sa petite vanité, qui ne négligeait aucune occasion de se satisfaire, était inoffensive. Il aimait la mise en scène, le bruit produit par le sabre traînant sur le sol, les panaches, les écharpes, les cordons et toute la bimbeloterie dont, par convention, on a fait les signes distinctifs des honneurs.

En conséquence, F… se mêla à tous les cortèges officiels et y apporta un cachet d’originalité qui manque ordinairement à ces défilés aussi ennuyeux que hiérarchiques. Tout le monde finit par s’habituer à sa présence, et, aux yeux des indigènes, il passa sans doute pour le sabre du gouvernement.

Maintenant, il me reste à parler des débuts du nouveau gouverneur ; mais avant de faire connaître les bienfaits de l’administration de l’amiral de Verninac dans l’Inde, mes lecteurs me sauront gré de leur fournir quelques renseignements sur la situation générale de nos établissements, qui sont peu étendus, mais dont la richesse est relativement considérable.