L’Incursion/Chapitre 3

Traduction par J.-Wladimir Bienstock.
Stock (Œuvres complètes, volume 3p. 322-326).
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III


Le soleil brillant sortait de la montagne et commençait à éclairer la plaine où nous marchions ; les nuages ondulés du brouillard se dispersaient ; il commençait à faire chaud. Les soldats, les fusils et les sacs au dos, marchaient lentement par la route poussiéreuse. Dans les rangs, on entendait de temps en temps les conversations petites-russiennes et le rire. Quelques vieux soldats, en vestons de toile blanche, — pour la plupart des sous-officiers, — marchaient la pipe à la bouche, en côté de la route, et causaient gravement. Des voitures lourdement chargées, attelées de trois chevaux, avançaient au pas et soulevaient la poussière épaisse, immobile. Les officiers chevauchaient en avant : quelques-uns, comme on dit au Caucase, djiguitaient[1] , c’est-à-dire en cravachant le cheval, le faisaient sauter quatre fois et ensuite l’arrêtaient court en lui faisant faire volte-face ; d’autres s’occupaient des chanteurs qui, malgré la température étouffante, chantaient, infatigables, une chanson après l’autre.

À cent sagènes au-devant de l’infanterie, sur un grand cheval blanc, allait avec les Tatars à cheval, un officier grand et beau, en habit asiatique. Il était connu dans le régiment pour un homme de courage extraordinaire, capable de jeter la vérité à la face de n’importe qui. Il portait un dolman noir garni de galons, des bottes galonnées, des culottes toutes neuves, qui moulaient bien ses jambes, une tcherkeska jaune, et un haut bonnet enfoncé en arrière. Sa poitrine et son dos étaient chamarrés de galons d’argent auxquels était suspendus la boîte à poudre, et, derrière le dos, les pistolets ; un autre pistolet et un poignard enfermé dans une gaine d’argent, pendaient à sa ceinture. En outre, autour de lui, était ceint un sabre dans l’étui de maroquin rouge, galonné, et en travers de l’épaule, il portait un fusil dans un étui noir. Par son costume, sa tenue, en général par tous ses mouvements on voyait qu’il s’efforçait de ressembler à un Tatar. Il disait même quelque chose dans une langue que je ne connaissais pas, aux Tatars qui marchaient à côté de lui. Mais le regard surpris, moqueur, que ces derniers échangeaient entre eux, signifiait, me semble-t-il, qu’ils ne le comprenaient pas. C’était un de nos jeunes officiers, brave djiguite, qui s’était instruit d’après les œuvres de Marlinskï et de Lermontov. Ces hommes n’observent le Caucase qu’à travers le prisme des « Héros de notre temps, » de « Moulla-Nour, » etc., et dans tous leurs actes ils ne se guident pas par leurs propres penchants mais par l’exemple de ces modèles.

Ainsi le lieutenant aimait peut-être la société des dames du monde et des hommes importants, des généraux, des colonels, des aides-de-camp, je suis même convaincu qu’il l’aimait beaucoup car il était ambitieux au plus haut degré, mais il considérait de son devoir absolu de se montrer grossier envers tous ces personnages importants, bien que sa grossièreté fut très modérée. Quand dans la forteresse se montrait une dame, il se croyait dans l’obligation de passer sous ses fenêtres avec des kounak, vêtu d’une chemise rouge, les pieds nus dans ses bottes, et de vociférer des injures le plus haut possible, et tout cela, non pas tant avec le désir de l’offenser que celui de montrer ses belles jambes blanches et comment on pourrait s’éprendre de lui si toutefois lui-même y consentait.

Souvent, en compagnie de deux ou trois paisibles Tatars, il s’installait la nuit dans les montagnes, occupait la route pour guetter au passage les Tatars non pacifiés, bien que son cœur maintes fois, lui dît qu’il n’y avait en ceci aucune bravoure ; mais il croyait de son devoir de faire souffrir les gens desquels, soi-disant, il était désenchanté, ou qu’il faisait profession de haïr et de mépriser.

Il ne se séparait jamais de deux objets : l’énorme image suspendue à son cou, et le poignard qu’il portait au-dessus de sa chemise et qu’il gardait même au lit. Il était très sérieusement convaincu qu’il avait des ennemis. Son plus grand plaisir était de se persuader qu’il avait à se venger de quelqu’un et à laver un affront dans le sang. Il était convaincu que les sentiments de haine, de vengeance et de mépris du genre humain sont les sentiments les plus nobles et les plus poétiques. Mais sa maîtresse, une Circassienne — que par la suite j’ai rencontrée — disait que c’était l’homme le meilleur et le plus doux, et que chaque soir il écrivait ses sombres mémoires, faisait ses comptes sur du papier quadrillé et priait Dieu à genoux. Et combien souffrit-il rien que pour paraître à soi-même ce qu’il voulait être, ou parce que ses collègues et les soldats ne pouvaients le comprendre tel qu’il le désirait ? Une fois, pendant l’une de ses expéditions nocturnes au bord de la route, avec ses kounak, il lui arriva de blesser un Tchetchen non pacifié en lui envoyant une balle dans la jambe, et de le faire prisonnier. Sept semaines après cela, ce Tchetchenze demeurait chez le lieutenant, et le lieutenant le veillait, le soignait comme s’il se fût agi de son meilleur ami. Quand ce Tchetchenze fut guéri, il le laissa partir avec des cadeaux. Plus tard, pendant une expédition, quand le lieutenant, entouré de ses soldats, reculait en se défendant de l’ennemi, il entendit qu’un des ennemis prononçait son nom, et le kounak blessé sortit en avant et, avec des signes, invita le lieutenant à faire la même chose.

Le lieutenant s’approcha de son kounak et lui serra la main. Les montagnards se tenaient au loin et ne tiraient pas ; mais dès que le lieutenant eût fait tourner son cheval, quelques-uns tirèrent sur lui et une balle lui érafla le dos. Une autre fois, je l’ai vu moi-même, dans la forteresse, une nuit qu’il y avait le feu et que deux compagnies de soldats tâchaient de l’éteindre, tout à coup, parmi la foule, parut sur un cheval noir la haute figure d’un homme éclairé par la flamme pourpre de l’incendie. L’arrivant bouscula la foule et s’approcha du feu. Quand il fut très près, le lieutenant s’élança de son cheval et disparut dans le bâtiment en flammes. Cinq minutes après, il en sortait avec les cheveux et le coude brûlés, et portant sur sa poitrine deux petits pigeons qu’il venait de sauver des flammes.

Il se nommait Rozenkrantz, mais il parlait souvent de son origine, qu’il faisait remonter d’une façon quelconque jusqu’aux Variag, et il établissait nettement que ses aïeux étaient de vrais Russes.

  1. Djiguite, en langage koumitzk, signifie brave. Le mot russifié djiguitorat — djiguiter, — correspond au mot bravader (Note de l’Auteur.)