L’Incursion/Chapitre 2

Traduction par J.-Wladimir Bienstock.
Stock (Œuvres complètes, volume 3p. 317-321).
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II


À quatre heures du matin, le lendemain, le capitaine vint me prendre. Il portait un vieux veston usé, sans épaulettes, la culotte large des Lesguines, un haut bonnet blanc de fourrure fripée et jaunie ; un sabre asiatique assez mauvais était mis en travers de l’épaule. Le petit cheval blanc qu’il montait marchait au petit trot, baissait la tête et agitait sans cesse sa queue courte. Bien que la personne du bon capitaine fût peu martiale et manquât de beauté, elle était empreinte de tant d’indifférence pour tout ce qui l’entourait, qu’elle inspirait un respect involontaire.

Je ne le fis pas attendre un moment. Je sautai aussitôt sur mon cheval, et ensemble nous franchîmes les portes de la forteresse.

Le bataillon nous devançait déjà de deux cents sagènes et semblait une masse noire, compacte, mouvante. On devinait l’infanterie seulement parce que les baïonnettes brillaient comme de longues aiguilles, et que de temps en temps arrivaient jusqu’à notre oreille les sons des chants des soldats, le bruit du tambour et la voix d’un superbe ténor, le chef de chœur de la sixième compagnie, qui m’avait ravi maintes fois dans la forteresse. Le chemin s’allongeait au milieu d’un col large et profond, près du bord de la petite rivière qui, à cette heure, jouait, c’est-à-dire débordait. Des bandes de pigeons sauvages tourbillonnaient autour du chemin ; tantôt ils s’arrêtaient sur le bord pierreux, tantôt, après avoir tracé dans l’air de larges cercles, ils se perdaient à notre vue. On ne voyait pas encore le soleil, mais les sommets, du côté droit du col, commençaient à s’éclairer. Les pierres grises et blanches, les mousses jaune-verdâtre, les buissons de cornouillers et de néfliers couverts de rosée ressortaient avec une netteté extraordinaire sous la lumière transparente et rosée du levant. Par contre, l’autre côté et le fond du col, couverts encore d’un brouillard épais qui s’élevait en couches inégales semblables à de la fumée, étaient humides, sombres, et formaient un insaisissable mélange des couleurs lilas pâle, presque noir, vert sombre, blanc. Tout droit devant nous, sur l’azur foncé de l’horizon, on apercevait avec une netteté frappante, et jusque dans les moindres détails, les masses blanc mat, matinales, des montagnes couvertes de neige, avec leurs ombres et leurs contours pittoresques, élégants. Des grillons, des criquets et des milliers d’autres insectes s’éveillaient dans l’herbe haute et emplissaient l’air de leurs notes claires, ininterrompues. On aurait dit qu’une quantité innombrable de petites clochettes sonnaient dans les oreilles mêmes. L’air était imprégné de l’odeur de l’eau, de l’herbe, du brouillard, en un mot de la senteur d’un beau matin d’été.

Le capitaine battit le briquet et alluma sa pipe. L’odeur du tabac sambrotalique et d’amadou me sembla extraordinairement agréable.

Nous chevauchions le long de la route pour rejoindre au plus vite l’infanterie. Le capitaine semblait plus pensif qu’à l’ordinaire, sa bouche ne lâchait pas la pipe de Daghestan, et à chaque pas, il activait son petit cheval qui, en se balançant d’un côté et de l’autre, laissait une trace à peine visible, vert foncé, sur l’herbe mouillée et haute. À ses pieds s’envola un faisan ; avec son cri particulier et son bruit d’ailes qui font involontairement frissonner le chasseur, lentement, il commença à s’élever dans les airs. Le capitaine n’y fit aucune attention.

Nous avions presque rattrapé le bataillon, quand derrière nous s’entendit le galop d’un cheval. Au même moment galopait devant nous un très bel adolescent, tout jeune, en costume d’officier et coiffé d’un haut bonnet blanc. Se mettant sur le même rang que nous, il sourit, salua de la tête le capitaine et agita sa cravache… Je n’eus que le temps de remarquer qu’il se tenait en selle et maintenait les guides avec une grâce particulière, qu’il avait de beaux yeux noirs, un nez petit, très fin, des moustaches naissantes. Ce qui, surtout, me plaisait en lui, c’est qu’il ne pouvait s’empêcher de sourire en remarquant que nous l’admirions. Rien qu’à ce sourire, on pouvait conclure qu’il était encore très jeune.

— Et où court-il ? — murmura le capitaine avec un air mécontent, sans retirer la pipe de sa bouche.

— Qui est-ce ? — demandai-je.

— Le sous-lieutenant Alanine, un officier subalterne de ma compagnie. Il n’est arrivé du corps que le mois dernier.

— C’est sûrement la première fois qu’il prend part à une affaire, dis-je.

— Voilà justement pourquoi il est si joyeux ! — répondit le capitaine en hochant pensivement la tête. — Voilà ce qu’est la jeunesse !

— Mais comment ne pas se réjouir ? Je comprends que pour un jeune officier ce doive être très intéressant.

Le capitaine se tut pendant deux minutes. — C’est ce que je dis : la jeunesse ! — continua-t-il d’une voix basse. — Pourquoi se réjouir sans rien voir ? Voilà, quand on a participé à beaucoup d’affaires, alors on ne se réjouit plus. Par exemple, nous sommes maintenant vingt officiers qui allons à l’expédition, et quelqu’un sera certainement tué ou blessé. Aujourd’hui moi, demain lui, après-demain un troisième ; alors, quel sujet de se réjouir ?