L’Incursion/Chapitre 4

Traduction par J.-Wladimir Bienstock.
Stock (Œuvres complètes, volume 3p. 327-329).
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IV


Le soleil avait parcouru la moitié de sa course et, à travers l’air échauffé, lançait sur la terre sèche ses rayons brûlants. Le ciel bleu sombre était tout à fait pur, seule la base des sommets neigeux commençait à se voiler de nuages transparents blanc lilas. L’air immobile semblait être rempli d’une poussière transparente. La chaleur devenait insupportable. Arrivées au petit ruisseau qui coulait au milieu du chemin, les troupes firent halte. Les soldats, après avoir mis leurs fusils en faisceaux, se jetèrent vers le ruisseau. Le commandant du bataillon s’assit à l’ombre sur un tambour, et, son visage exprimant la dignité de son grade, il se prépara, avec quelques officiers, à casser une croûte. Le capitaine s’allongea sur l’herbe sous la voiture de la compagnie. Le brave lieutenant Rozenkrantz et encore quelques jeunes officiers s’installèrent sur leurs manteaux étendus et se préparèrent à faire la noce comme on pouvait le voir aux bouteilles et aux flacons disposés autour d’eux et à l’animation particulière des chanteurs, qui, en faisant devant eux demi-cercle, chantaient, en l’accompagnant de sifflements, un air de danse caucasienne : la mélodie de Lezguinka :

Chamil voulait se révolter.
Dans les années passées…
Tra la la, Tra la laïe,
Dans les années passées.

Parmi ces officiers se trouvait aussi le jeune sous-lieutenant qui nous avait dépassés le matin. Il était très amusant : ses yeux brillaient, sa langue s’empêtrait un peu, il voulait embrasser, témoigner sa tendresse à chacun…

Pauvre garçon ! Il ne savait pas encore combien on peut se rendre ridicule avec cette franchise et cette tendresse qu’il montrait à tous et qu’elles disposent les autres, non à l’affection comme il le désirait, mais à la moquerie. Il ne savait pas non plus que, lorsque enflammé, il se jetait sur sa bourka et que s’appuyant de la main, il rejetait son épaisse chevelure noire, il était extraordinairement adorable. Deux officiers, assis sur une petite cantine sous une toiture, jouaient au douratchki[1]. J’écoutais avec curiosité la conversation des soldats et des officiers et je regardais attentivement l’expression de leur physionomie. Mais chez aucun, je ne pouvais distinguer l’ombre de cette inquiétude que j’éprouvais moi-même. Les plaisanteries, les rires, les racontars exprimaient l’insouciance générale et l’indifférence pour le danger imminent, comme si l’on ne pouvait même supposer que quelques-uns ne retourneraient déjà plus par cette route !

  1. Jeu de cartes.