Plon (p. 189-247).


TROISIÈME PARTIE


À ce moment l’auteur de la Vie de Tauler quittait la Bibliothèque nationale, et descendait la rue de Richelieu sous un soleil oblique, dans une poussière dorée. La ville, écrasée tout le jour par un brouillard impitoyable, aussi brûlant que l’haleine d’un four, se détendait ainsi qu’un animal fabuleux, grondait plus doucement, tâtait l’ombre avec un désir anxieux, une méfiance secrète, car les villes appellent et redoutent la nuit, leur complice. Cependant l’abbé Cénabre marchait de son grand pas égal, aussi indifférent à cette sérénité grossière qu’il l’eût été sans doute au désordre éclatant de l’après-midi, ou à la déchirante et pure haleine de l’aube, égarée parmi les pierres, pareille à un oiseau blessé. Car depuis longtemps, la pensée de l’abbé Cénabre était sans issue vers le dehors et il en épuisait la malfaisance avec une admirable cruauté.

Six mois plus tôt, dès son retour d’Allemagne où il s’était enfui, la première angoisse vaincue, il était entré sans débat, ainsi que de plain-pied, dans une paix profonde. Du moins, il l’avait ainsi nommée, car elle lui donnait l’illusion du calme absolu qui suit l’orage, d’une définitive immobilité. Des forces obscures dont il osait à peine supputer la puissance et le nombre, après s’être affrontées dans un chaos effrayant où il avait senti sombrer son âme, s’étaient non pas seulement apaisées, mais confondues, semblaient avoir contracté entre elles une monstrueuse alliance. Ainsi que la pauvre humanité dresse sa tente misérable entre des collines autrefois jaillies du sol dans un cataclysme inouï et gratte, pour manger, la pellicule refroidie d’un astre où mugit toujours l’abime souterrain, il s’était installé comme au centre même de ses propres contradictions. Il y vivait seul et sauvage, loin des hommes, loin de son redoutable passé devenu maintenant plus mystérieux, plus redoutable que l’avenir, ce passé auquel il avait échappé par miracle, et qu’il entendait encore gronder, au delà de son refuge, ainsi qu’une bête réclame sa proie. Et néanmoins la rupture semblait consommée.

De telles ruptures ne sont pas si rares, mais elles sont généralement le fait de circonstances particulières, imprévues, ’unde révolte des sens, ou de l’orgueil, ou de la raison, qui emporte d’un coup toute résistance, et laisse après elle une déception si douloureuse que la volonté en reste affaiblie à jamais, garde en secret, comme un principe de mort, le regret de cette part de soi-même arrachée. Alors le doute insidieux renaît plus tenace qu’avant, car il prospère dans le milieu le plus favorable, en pleine décomposition. Peu d’hommes, en une telle conjoncture, évitent le double piège d’une tendresse équivoque et nostalgique pour ce qu’ils ont renié, ou d’une haine stérile qui n’est qu’une autre forme de leurs remords, et les dégrade entièrement. Nul n’est dupe de leurs violences, tous les voient mendier, l’écume à la bouche, le pain qu’ils viennent de jeter, dont ils gardent une faim éternelle. Qu’importe si dans leur orgueil ils se flattent d’être affranchis, désormais uniques, solitaires : ils ont au contraire un immense besoin des autres. Ils ne sont que dépossédés.

Mais l’abbé Cénabre avait fait au désordre sa part, ainsi qu’un chef qui recule en bon ordre, et ne se laisse pas aborder. Les sens étaient intacts, — intact, inaccessible, son orgueil qu’aucune déception grave n’avait jusqu’alors entamé. Même la crise d’angoisse qui avait marqué la dernière étape de sa lente et presque méthodique séparation d’entre les hommes, il en était à la considérer comme un accident sans doute décisif, mais négligeable en lui-même, superflu. La honte qu’il en avait d’abord ressentie avait été vite regardée en face, abolie. Il évitait mêmement, avec une extraordinaire prudence, de tirer vanité, comme tant d’autres d’un débat tragique, et il eût été bien certainement incapable d’y trouver matière à littérature. Par instinct, par un mouvement de sa nature la plus profonde, ainsi qu’une espèce hait une autre espèce, il détestait Renan, ou plus exactement, le méprisait.

Ce détail peut surprendre : il est révélateur. À quiconque ne recherche de ce mépris la raison secrète, l’abbé Cénabre restera sûrement toujours étranger. Les contradictions de Renan, sa sensibilité femelle, sa coquetterie, son égoïsme sournois, ses brusques attendrissements, tout dénonce une âme qui se dérobe par une volontaire dissipation. Ce dérobement perpétuel rend témoignage à Dieu, à peu près comme les détours de l’animal poursuivi révèlent la présence d’un chasseur qu’on ne voit point. La vie de l’abbé Cénabre est, au contraire, un des rares, et peut-être le seul exemple d’un refus absolu. Pour donner idée d’une âme ainsi désertée, rendue stérile, il faut penser à l’enfer où le désespoir même est étale, où l’océan sans rivages n’a ni flux ni reflux. Et certes, on ne peut croire que cet homme étrange fût né sous le signe d’une si effroyable malédiction. Quelque part que sa jeunesse ait faite au mensonge, une heure est venue entre toutes les heures où l’indifférence s’est muée en un renoncement volontaire, délibéré, lucide ; mais on ne connaît pas cette heure.

Il ne la connaissait pas non plus. Avec les symptômes les plus douloureux de son mal avait disparu, en apparence au moins, la colère qui l’avait un moment si puissamment exercé. Elle dormait. Sa conscience d’ailleurs ne formulait aucun reproche, et il ne sentait toujours aucun remords. La blessure s’était refermée, dès qu’il avait osé se regarder en face, se définir une fois pour toutes. Il ne croyait plus. Il avait totalement perdu la foi. Sa grande adresse, car la ruse chez lui n’est pas inégale à la force, avait été de résister à la tentation de retarder indéfiniment l’opération nécessaire, en ne rejetant pas tout à fait des symboles préalablement vidés de toute substance. Il avait rompu le contact, et de telle manière, que le retour fût impossible, ne se pût même pas concevoir. « Le sens métaphysique, a-t-il avoué un jour, est chez moi comme aboli. » Et ce n’était pas assez dire. Un petit nombre de ceux qui lui ressemblent ont su s’arracher aux douceurs d’un spiritualisme nuancé pour atteindre aux rivages plus amers de l’agnosticisme. Là encore, à leur insu, ils vivent au milieu de visages familiers. L’abbé Cénabre pensait avoir réussi le coup d’audace de se vider en une fois non seulement de toute croyance, mais de tout espoir. À la limite de son effort, il n’y a plus rien. Cette pensée l’exaltait : il l’éprouvait sans cesse, ainsi qu’on retourne mille fois dans sa mémoire un souvenir délicieux, ignoré de tous. Cette âme, que son vieux crime avait depuis longtemps vouée à la solitude, enfin s’y donnait, s’y perdait sans retour, « Entre le néant et moi, se disait-il, il n’y a que cette vie hésitante, qu’un souffle peut abolir, la rupture d’un petit vaisseau. » Et il se sentait aussitôt le cœur cerné d’un trait de flamme.

Le néant est accepté le plus souvent comme l’unique hypothèse possible après la ruine de toutes les autres, possible parce que par définition invérifiable, hors de portée de la raison. On l’accepte avec désespoir, avec dégoût. Mais lui, il donnait vraiment au néant sa foi, sa force, sa vie. Il le voulait tel, ne voulait que lui. Dans ce choix extraordinaire, dans cette préférence surhumaine, il ne distinguait point la part d’une rancune accumulée par des années et des années de contrainte. Une telle découverte l’eût profondément humilié. Il se croyait sûr au contraire d’avoir agi sans violence, accepté virilement l’inévitable, et il mettait son honneur à ne se reconnaître aucune dette envers qui que ce fût, soit de haine, soit d’amour.

Néanmaoins il se savait coupable d’une faiblesse, la seule, demeurée incompréhensible, l’appel à l’abbé Chevance. Désormais unique possesseur de lui-même, tirant de lui sa peine ou sa joie, dans une parfaite solitude, ce souvenir lui était insupportable. Tel un avare qui ne jouit plus de son trésor parce qu’on lui en a dérobé une parcelle, et dissipe sa rare et précieuse volupté à désirer ce qu’il n’a plus, M. Cénabre ne se consolait pas d’avoir laissé prendre, par mégarde, quelque chose de sa vie. Une brèche restait ouverte. Un certain pressentiment l’agaçait.

À cette inquiétude près, il se sentait sûr de lui, n’ayant jamais rien livré au hasard, ni commis aucune autre imprudence. À son retour d’Allemagne, afin de s’accorder quelques jours de réflexion, il avait consigné sa porte, et fait dire qu’il était malade. Mais alors même les rares intimes qui l’approchèrent n’eurent certainement pas de soupçons. Dès ce moment, d’ailleurs, sa décision était prise : il avait résolu, de ne pas changer l’ordonnance extérieure de sa vie, de vivre et de mourir en prêtre.

Il peut sans doute paraître étrange qu’après avoir longtemps mordu son frein, l’occasion ne lui parût pas bonne de se libérer entièrement. Mais c’était de lui seul, c’était de lui-même qu’il avait prétendu se libérer, c’était devant lui-même qu’il prétendait ne plus rougir. Ayant consommé sa révolte, une dissimulation nécessaire, bien loin de diminuer la liberté reconquise, la lui rendait plus sensible, par un contraste matériel. On l’eût certes bien étonné en lui disant connaître que la décision qu’il avait prise serait la cause de plusieurs événements tragiques que sa sagesse ne pouvait prévoir, dont son bon sens eût même écarté l’hypothèse. Il ne voyait pas le péril de cette dissimulation, il n’en sentait pas non plus la honte, depuis qu’il était en règle avec son orgueil. Au contraire, il s’acquittait de toutes les obligations de son état dans un vain zèle, mais ponctuellement, avec une dignité accrue, un sérieux, une tristesse même qui eût dérouté les plus perspicaces. Ainsi célébrait-il chaque matin le sacrifice de la messe à la chapelle des sœurs de Marie, et le vieux sacristain qui l’assistait depuis tant d’années ne l’avait jamais vu si recueilli. Le cinquième tome des Mystiques florentins venait de paraître, et rien ne distinguait ce livre de ceux qui l’avaient précédé, sinon peut-être une méthode de critique plus prudente, une plus scrupuleuse objectivité. Un certain persiflage dans la discussion des points contestés, une veine comique un peu sombre, les impatiences et des insolences ne s’y retrouvaient pas. L’imprimatur avait été accordé dans le délai le plus court, et il avait néanmoins reçu, comme d’habitude, les félicitations d’un grand nombre de jeunes prêtres qu’enthousiasmait sa réputation de hardiesse et ce qu’ils appelaient dans un jargon naïf, et aussi par un détour habile, sa modernité. Le vrai est qu’il avait écrit les derniers chapitres en grande hâte, pressé seulement d’en finir. Son goût de la controverse avait disparu comme par enchantement, avec les derniers scrupules de sa conscience. Il formait le projet de s’en tenir désormais à son rôle d’historien, d’utiliser ses fiches. Il attendait.

Il attendait, mais non pas comme on pourrait croire, l’un de ces événements imprévus qui rétablissent tout à coup l’équilibre d’une vie bouleversée, mettent d’accord les apparences et la réalité, consacrent un mensonge. Non, il n’attendait rien de tel. Sa fierté était grande, au contraire, d’avoir réussi à renouer avec les habitudes anciennes sans rien briser de leur réseau délicat, de s’y retrouver tellement à l’aise, alors que tant d’autres auraient sans doute cédé au désir aveugle de tout rompre autour d’eux, de se venger ainsi de leurs angoisses, après les avoir surmontées. Au contraire, son destin était désormais fixé, et le cours de sa vie tracé jusqu’à la mort, qu’il ne souhaitait ni ne redoutait, car il en portait singulièrement l’image en lui-même ; elle était déjà sa certitude et son repos. Ce qu’il attendait ne se définit pas aisément, ou du moins il était bien loin d’imaginer que l’entreprise était à peine commencée — que d’ailleurs elle était probablement de celles qui n’ont ni commencement, ni fin. La découverte de la solitude où il était tombé l’avait d’abord enivré, rempli de confiance, de force, de mépris. C’en était assez de rompre si parfaitement avec le reste des hommes, de ne vivre que pour lui, et par lui, et il avait cru de bonne foi n’épuiser jamais une si âpre et si rare volupté. Mais voilà que déjà il devait la rechercher, l’éprouver sans cesse, et il ne tirait plus d’elle qu’une joie avare, lente à venir. Il commençait de sentir que le mépris ne se suffit pas à lui-même, qu’il doit se retremper, se renouveler dans un sentiment plus absolu — mais lequel ? De ce sentiment, il n’était pas loin de deviner la nature, bien qu’il usât de ruses misérables pour ne pas prononcer son nom, car il sentait que le nouveau monstre, né en lui, ne voulait qu’être vu et caressé une fois pour croître affreusement, et rester seul, dans l’âme détruite, comme un chancre se moule parfaitement sur le membre qu’il a dissous, et en perpétue la forme hideuse. Sans doute il n’eût pas été capable encore de rendre clairement compte des craintes vagues, des pressentiments, de toutes ces choses aveugles et rampantes au fond de sa conscience, et il croyait simplement n’avoir qu’un dernier effort à faire pour se délivrer entièrement. Soit qu’il l’eût ainsi voulu, soit qu’il fût plus simplement arrivé au terme d’une lente mais incroyable dégradation, sa vie tout entière avait pris son appui sur l’orgueil, et il se flattait de lui avoir trouvé là une forte et sûre assise. Étrange erreur d’un homme qui ne savait point encore que l’orgueil n’a rien en propre, n’est que le nom donné à l’âme qui se dévore elle-même. Lorsque cette dégoûtante perversion de l’amour a donné son fruit, elle porte désormais un autre nom, plus riche de sens, substantiel : la haine.

Comme un amant s’avise tout à coup, avec épouvante, au creux même de ce qu’il appelle son extase, que le corps qu’il presse n’a plus rien à lui livrer de précieux, qu’il est vide et déjà délaissé, ainsi l’abbé Cénabre sentait parfois, et pour un instant, la précarité de son triomphe, l’inanité de sa possession. À de tels moments, le calme où il était tombé ne le rassurait pas assez, l’étonnait plutôt, Se regardant vivre, si pareil à ce qu’il était jadis, prêtre ponctuel, travailleur exact, visitant les mêmes amis, tenant sur toutes choses les mêmes propos, il sentait non pas le remords, mais la méfiance, et qu’une dissimulation si facile pouvait cacher un piège, n’était peut-être qu’une trêve. Il eût désiré ne pas avoir réussi d’emblée, apprendre avec peine et application son nouveau rôle, se faire violence. Au lieu qu’il s’y trouva d’abord à l’aise, et semblait n’avoir jamais connu rien d’autre. Ce bizarre scrupule n’était d’ailleurs généralement qu’une forme d’inquiétude vague, mais parfois aussi il jaillissait à la surface de la conscience, il se sentait atteint à l’un des points vifs de l’être. C’était, par exemple, à l’une de ces messes matinales qu’il célébrait d’ordinaire avec une indifférence absolue, attentif seulement aux gestes, aux paroles qu’il articulait soigneusement, même à voix basse, comme soucieux de ne pas s’abaisser à une ruse inutile, d’en donner aux auditeurs pour leur argent. Après avoir hésité quelques jours, il prononçait à présent la formule de la consécration non pas, à ce qu’il pensait du moins, par goût secret du sacrilège, mais parce qu’il lui semblait indigne de lui de duper, même par une inoffensive omission les vieilles femmes qui, un instant plus tard, viendraient s’agenouiller à la Sainte Table… Et soudain ce point de souffrance aiguë l’arrêtait net, le clouait sur place pour une longue minute, parfois dans l’attitude la plus incommode, les bras levés présentant l’hostie à la croix, ou la main dressée pour bénir. Il sortait alors de lui comme on sort d’un songe, se regardait faire, non pas avec terreur mais seulement une immense curiosité. Curiosité impossible à définir, d’une nuance si pathétique à la fois et si délicate qu’on désespère d’en donner une analyse qui ne la trahisse point. Rien qui ressemblât moins à quelque repentir, même informe, à un mouvement de la grâce, ou simplement à la crainte. Bien au contraire il lui semblait alors que ce qui pouvait subsister en lui de douloureux ou de sensible se refermait brusquement et dans la suspension d’une extraordinaire attente, il se sentait pétrifié. Attente est certes ici le mot qui convient, pourvu qu’on lui donne un sens absolu. À la fois acteur et témoin de ce phénomène étrange, il attendait quelque chose, il ne savait quoi, quelque chose qui allait peut-être naître de son orgueil exalté jusqu’au paroxysme, crispé ainsi qu’un muscle à la limite de son effort. Ainsi le prêtre révolté, face à son Dieu trahi, le regard fixe, attendait une nouvelle et imminente révélation, mais venue de lui-même, et non pas de cette figure de bronze, froide et muette, ou du petit disque blanc si frêle, à travers lequel il voyait danser la flamme des cierges… Quelle révélation ? Pourquoi détestait-il à ce moment le calme inouï, l’indifférence lucide, dont il était ordinairement si fier, pourquoi s’emportait-il contre sa volonté, et que désirait-il enfin ?… Quiconque eût alors observé attentivement son visage eût sans doute répondu.

Ces crises singulières, chaque fois plus violentes, étaient aussi chaque fois plus brusques et plus courtes. Si brusques et si courtes que la voix du prêtre, surpris parfois au milieu de la récitation d’un verset, accusait à peine un fléchissement. Et il les oubliait aussitôt, n’y pensait plus, jouissant inconsciemment de l’accablement qui les suivait, d’une bienheureuse fatigue dont tremblaient ses genoux sous la soutane. Et il regardait aussi sans comprendre la sueur ruisseler sur ses mains. Le sacristain qui, la messe dite, repliait l’aube avant de la glisser dans un tiroir, s’étonnait de la trouver trempée de sueur.

En traversant le Carrousel, il s’assit un instant sur l’un des bancs de pierre sculptés dans l’épaisseur même du mur, puis gêné par les passants, se remit en route presque aussitôt, mais plus lentement. Depuis six semaines il rassemblait des fiches, prenait des notes, travaillait péniblement, dressant chapitre par chapitre, avec sa minutie habituelle, le plan de son livre. La besogne lui apparaissait à présent fastidieuse, et il ne s’y accrochait plus qu’avec dégoût après en avoir espéré des mois de labeur paisible et un succès tranquille, si différent des anciens triomphes empoisonnés par la crainte d’un scandale, les discussions théologiques et les censures… Et voilà qu’il découvrait que cette crainte avait été une part de sa vie, une part de sa joie ! Bien plus ! La nécessité de ruser sans cesse, de calculer soigneusement ses chances, d’attaquer de biais, de rompre à temps une polémique où l’on va être entraîné à se découvrir dangereusement, les malices à la fois du chasseur et du chassé, tout cela lui avait été aussi cher que la gloire, et il le désirait de nouveau âprement. Et il avait en même temps la certitude que cela était détruit à jamais, et qu’il l’avait anéanti de ses propres mains.

Il avait encore pressé le pas, il courait presque le long du quai désert, il sentait monter le délire. Sa douloureuse impatience était celle d’un homme qui a longtemps cherché, presque à son insu, le chiffre ou le mot oublié, et qui s’aperçoit en même temps qu’il va surgir du fond de sa mémoire, et que de ce chiffre ou de ce mot dépend sa vie. Une foule d’idées, en nombre immense, se pressaient, s’affrontaient dans un désordre prodigieux et il croyait savoir, il savait maintenant que sitôt répondu à la question qu’il venait de poser cette confusion cesserait comme par enchantement. Presque à la même seconde une telle agitation lui fit honte, et par un de ces retours dont il était seul capable et où il se dépensait avec une violence étrange, il s’arrêta, se contraignit à rester un long temps immobile, les bras croisés sur le parapet, de l’air tranquille d’un passant qui regarde couler l’eau boueuse un soir d’été. Et pour tenter d’avoir raison de ce monstrueux rêve en l’amenant de force d’une zone obscure à une zone claire de la conscience, il essaya de l’exprimer en paroles intelligibles, il se mit à s’interroger et à répondre tour à tour, à voix basse, ainsi qu’il eût discuté avec un ami :

« C’est bien simple : j’abandonne décidément mon livre, je renonce à cette histoire, et pour commencer je brûle mes notes ce soir. — À quoi bon ? Tu es bête ! — Évidemment les sujets ne manquent pas, qui me sollicitaient encore il y a un mois. Je n’aurai que l’embarras de choisir. — Et pourquoi suis-je bête ? Pourquoi n’aurais-je plus de cœur à l’ouvrage ? — Je ne crois plus, — soit, — il est vrai. Je ne crois plus… Je ne crois plus à rien. Je ne crois plus à rien. Je ne crois plus à rien. Je ne… »

Il se surprit répétant machinalement la phrase stupide (combien de fois ?) et à dix pas de lui un vieil homme, la tête penchée sur l’épaule, le regardait avec tristesse, et s’éloigna aussitôt, en rougissant.

Il cacha son visage dans ses mains, s’efforça de reprendre la discussion au point où il l’avait laissée, se faisant mille reproches à voix basse, puis s’encourageant par des exclamations puériles, des : voyons ! voyons ! retrouvant au fond de sa mémoire les ruses du bon écolier qui cherche à fixer son attention sur un texte difficile. Ah ! que ne se vît-il alors tel quel, dans la profondeur de sa chute ! Voyons ! voyons ! Serrons la question de près ! Ne restons pas en l’air. N’ai-je pas écrit tant de livres avec joie ? Oui. Oui, oui, oui ! Voilà donc un point acquis. Et pourquoi me suis-je cru forcé d’abandonner ces sujets, une matière si riche, inépuisable ? Voilà. Attention ! — Ceci est un autre point délicat. Voyons ; à la prendre en elle-même — ou plutôt objectivement — à l’étudier du dehors, avec un désintéressement absolu — la sainteté, par exemple… Non ! Non ! mille fois non ! s’écria-t-il cette fois à voix haute et en frappant du poing sur la pierre. Il faut prendre parti ! Je dois prendre parti !

D’un regard furtif, jeté à droite et à gauche, il s’assura que personne ne l’avait entendu. Jusqu’au Pont-Neuf, le quai était désert. La sirène d’un remorqueur gémit doucement, puis haussa son cri funèbre, et la dernière note déchirante, en retombant, donna le signal du crépuscule.

Il fit un geste d’impuissance, et s’éveilla. Le ciel était pur et tout proche, cerné de l’orient à l’occident par une buée couleur de soufre. Les immenses platanes de la rive balançaient mollement leurs branches. Toutes à la fois, face au couchant, cent mille fenêtres allumèrent un fanal rouge, et qui sombra presque aussitôt. Alors seulement, le vent fraîchit.

Sa montre marquait dix heures, et il la remit brusquement dans sa poche, comme on supprime un témoin gênant. Déjà le débat qui venait de prendre fin, où il s’était engagé avec tant d’angoisse, n’était plus qu’un souvenir confus, s’effaçait comme un rêve, et il n’avait nettement conscience que du temps perdu. Bien qu’il en eût été ainsi, d’ailleurs, à chacune des crises précédentes, aucune d’elles ne l’avait encore si cruellement exercé, ni mené si avant à travers son dedans ténébreux. Et jamais non plus elle ne l’avait laissé si âprement tourmenté de colère, et si déçu.

Il traversa le Pont-des-Arts, s’engagea dans la rue Bonaparte, prit à droite une rue déserte, puis une autre, et une autre encore. Son mauvais rêve était tout à fait dissipé, ne l’occupait plus. Il sentait seulement le besoin d’user par la fatigue l’agitation douloureuse dont il ne pouvait se rendre maître, et il choisissait au passage, pour sa promenade sans but, d’instinct, les ruelles plus étroites et plus noires. La dernière déboucha sur le boulevard Saint-Germain, déjà désert. Presque en même temps, il heurta de l’épaule un vieux pauvre, debout dans l’encoignure d’une porte, et sans doute endormi. La surprise le tint immobile un moment, puis il dit : « Que voulez-vous ? » — avec colère, et d’un tel accent qu’il eut honte.

Mais l’autre, dès longtemps rompu sans doute à ce genre d’escrime, répondit avec l’admirable à-propos des mendiants, sans se troubler :

— C’est le bon Dieu qui vous envoie, monsieur le curé. Ave Maria ! Dominus !

Il plongea sa main dans un trou de sa veste, en sortit un papier sordide.

— Voilà mon certificat. Et je vais vous dire. J’avais aussi un certificat du commissaire, avec mon billet de sortie de l’hôpital, épinglé dessus. Ah ! malheur ! Ah ! nom de Dieu de nom de Dieu ! Mais je les ai perdus, monsieur le curé. Voilà ma veine ! Preuve que je suis un honnête homme. Y a de la chance que pour la canaille et le parasite, c’est mon idée.

Il replongea mollement sa main dans un autre trou, la retira vide, et dit avec amertume et résignation :

— Ça va. Je ne demande plus que dix sous.

L’abbé Cénabre vit les petits yeux gris luire, entre deux bourrelets de crasse, et son cœur se tordit de dégoût. Mais à sa grande surprise, il répondit comme malgré lui, sur un ton de douceur étrange :

— Avez-vous faim ?

— Si j’ai faim ! j’ai toujours faim ! C’est de naissance. Ne me demandez pas si j’ai faim, ah, malheur ! Si… j’ai… faim !

Il prit, levant le bras, et dépliant sa main noire, le ciel à témoin, d’une telle candeur, jouant l’amertume à merveille, mais toute sa vieille face éblouie d’une immense rigolade intérieure. « Un curé de croquants se dit-il. Y a du bon. »

— Je voudrais faire quelque chose pour vous, reprit doucement l’abbé Cénabre. Donner dix sous, ou dix francs, à quoi bon ? Vous n’en serez pas plus riche. Il faut que nous trouvions mieux, mon ami. Le regard du pauvre diable n’exprima plus aussitôt qu’une méfiance infinie.

— Je dois travailler, essaya-t-il d’expliquer mollement. Seulement je devrai d’abord me requinquer. Faible comme un enfant, monsieur le curé. Plus de force, rasé. J’aime mieux crever.

Il glissa de nouveau dans l’encoignure, et y disparut. L’abbé Cénabre ne voyait plus que le bas du visage, éclairé en dessous. Et la mâchoire inférieure, si maigre, claquait de déception et de colère.

L’illustre historien fit le geste de désappointement d’un terrier qui rate sa proie. Une petite seconde encore il hésita, honteux de lui, impuissant à se dégager, cédant peu à peu à un entraînement irrésistible. De jour en jour, et presque à son insu, ces soudains fléchissements lui devenaient plus familiers, moins douloureux, inquiétaient moins sa raison. Il était fait à leur rythme singulier, toujours le même. Le premier choc, impossible à prévoir, ni à parer, de telle pensée tout à coup surgie, en apparence inoffensive, mais qui ne quittait plus le champ de la conscience, refusait de passer, arrêtait net le déroulement des idées et des images, ainsi qu’un corps étranger bloque un rouage délicat… Puis l’extrême attention de tout l’être, son absorption, comme d’un homme qui fixe stupidement l’angle d’un mur, et n’ose en détacher les yeux avant d’avoir retrouvé le mot perdu… Et enfin la délivrance, dans un accès de rage, une détente sauvage de l’âme humiliée.

« Petits accidents sans importance ! » se disait-il à lui-même, dès que le calme était revenu. Car la simplicité, la régularité de sa tâche quotidienne, sa monotonie voulue, délibérée, entretenait en lui l’illusion que ces désordres n’étaient que le reliquat, les derniers symptômes d’un mal déjà ancien. Mais ils étaient sa vie même, poursuivant son cours, implacable, cherchant sa voie et son issue, ainsi qu’une eau sous la terre. La méditation commencée dans l’angoisse, puis brusquement interrompue, chassée des hautes régions de l’âme mais non vaincue, se continuait dans les ténèbres et reparaissait tout à coup, comme si, tout autre détour interdit, refoulée dans les profondeurs du sensible, elle eût sournoisement tracé sa route à même la chair douloureuse, suivi les réseaux mystérieux de la moelle et des nerfs, pour prendre la volonté par surprise, et forcer enfin la conscience.

Cette fois encore le même entêtement stupide le tint un moment face au misérable dont il ne voyait pas les yeux, comme s’il eût attendu de lui quelque réponse décisive. Le vieil homme inquiet de ce silence, s’étira doucement dans sa cachette, ramena ses mains contre ses cuisses, au fond de ses poches, et retint son haleine. « Le frère est tapé ! » se dit-il, philosophe. Mais l’abbé Cénabre était si près de lui qu’il entendit battre son cœur… …Alors, il allongea soudain la main, tâta la manche de drap raidie de crasse, referma les doigts, et sans effort, sans brusquerie, d’un geste au contraire lent et mesuré, il tira le bonhomme hors de sa cachette, et le regarda de nouveau, plus curieusement. Le vieux corps ne pesait pas plus qu’un sac de plume au bout de son bras tendu, et il sentait la peau glisser librement sur les os. Le regard, maintenant visible, à la fois narquois et terrifié, demandait humblement grâce, étrangement naïf et même enfantin. En même temps, les jambes esquissèrent un mouvement comique de défense impuissante, comme si elles eussent voulu prendre aussi leur part d’une excellente plaisanterie. « Pouce ! je ne joue plus ! » dit le cadavre, avec un affreux rire.

Le visage immobile de l’abbé Cénabre s’empourpra, il n’eût su dire si c’était de honte, de déception ou de colère. Mais la déception l’emportait sans doute. Il s’était surpris lui-même, dans cette espèce de frénésie à demi lucide où ses paroles, ses gestes, ses intentions mêmes avaient un sens double, comme ces textes dont la banalité apparente cache une signification plus haute et secrète, connue des seuls initiés. Toujours son bref délire se dissipait ainsi trop tôt, frôlant l’absurde sans y entrer, ne laissant après lui qu’un souvenir vague, confus, impossible à interpréter. Cette fois encore la raison, un temps défaillante et comme prise au dépourvu, s’efforçait de renouer la chaîne, construisait son hypothèse rassurante, ainsi qu’une araignée tisse sa toile autour d’une proie suspecte. Que ce mendiant eût troublé sa méditation, qu’il eût cédé à un mouvement d’impatience, ou même d’involontaire cruauté, quoi de plus naturel, de plus explicable ? Ces sortes de distractions ne sont point rares, et tous les rêveurs les connaissent bien. Ainsi parlait une voix intérieure, mais qu’il sentait pourtant étrangère, qu’il méprisait en l’écoutant, dont il connaissait trop l’accent insincère… Il ne la croyait pas. Il ne feignait même pas d’y croire. Le courage lui manquait encore de reformer le pauvre mensonge qu’une autre expérience jetterait sans doute bientôt à bas. Que voulait-il à ce grotesque ? Qu’attendait-il de lui ? Il n’en avait certes aucune idée ; il ne savait rien, sinon qu’il avait tiré de l’ombre ce vieux pantin, comme il eût voulu arracher de son misérable cœur l’angoisse vivante dont il se sentait mourir, et qu’il le contemplait maintenant du même regard avide qu’il eût regardé sa propre conscience. Et comme sa propre conscience, il eût voulu aussi le jeter hors de lui, loin de lui, revenir dessus, le piétiner, l’anéantir… Toute cette scène ne dura pas le temps d’un clin d’œil. Il desserra les doigts.

— Malheur ! dit le cadavre. On fait pas mieux. Crédieu ! quelle poigne !

Il soufflait par le nez un petit rire craintif, livrant humblement son regard d’affreux enfant quinquagénaire, ses prunelles pâles, dont l’abbé Cénabre ne put supporter l’appel. Il tourna le dos, et s’éloigna lentement, assez lentement pour se laisser rejoindre. Car il entendait derrière lui, d’abord hésitant, puis résolu, le pas de son ténébreux compagnon. Et soudain il vit à ses pieds, sur l’asphalte du trottoir, danser cocassement une ombre.

— Pas de blague, et mes dix sous ! demanda l’ombre d’une voix qui s’efforçait d’être brave. Dix sous seulement, monsieur le curé, et je mets les voiles ! Dix sous pour le vieux gosse qui comprend la rigolade. Et je vous plaque après, craignez rien ! Je fais suisse.

— Suivez-moi, au contraire, dit l’abbé Cénabre. Je n’avais pas l’intention de vous renvoyer sans un secours. Nous conviendrons peut-être en marchant de quelque moyen de vous être utile. Je suis attendu moi-même, mon ami.

Il parlait avec douceur, et même il sourit au visage inquiet levé vers lui. La rue où ils s’enfonçaient descendait de biais vers la Seine, et ils n’y rencontrèrent qu’un sergent de ville somnolent dont la vue remplit d’amertume le vieux pitre qui, tout soufflant et boitillant, — car il tirait la jambe, — en était déjà aux confidences, expliquait son caractère, alignant des mensonges énormes, à la fois subtils et ingénus, scandés de : « Vous êtes un type à comprendre… » — « Je vais vous dire encore sans charre… » — « Avec vous, pas besoin de boniment… » etc… etc… Il déplorait sur toutes choses que sa famille lui eût fait cette injustice de lui donner le nom d’Ambroise, cause de ses malheurs : « — Un sale nom, monsieur le curé, un nom de salaud, qui fait rigoler, un nom de cocu ! Pas moyen d’être seulement respecté avec un nom pareil. À l’école, ils m’appelaient Framboise, et l’instituteur ne pouvait pas m’encaisser, rapport aussi que je suis devenu orphelin. Au chantier, c’était le même tabac. Allez aux halles, vous ne pourriez pas l’ouvrir sur moi, sans faire tordre tous les copains. Mon père était un bon ouvrier, mais il manquait de jugement. Ma mère avait de l’intelligence, mais pas de conduite. Elle s’est ensauvée un jour avec un chef de la Garde, qui pour se débarrasser d’elle, l’a fait donner par les mœurs. Une belle vache ! »

Il avait peine à suivre, car l’abbé Cénabre allongeait le pas sans répondre, ni même tourner la tête. « — Je crois lui en fourrer plein la vue, mais c’est plutôt lui qui me fait poser ! » pensait douloureusement le pauvre bougre, essayant courageusement d’échauffer sa sciatique, sans geindre. « Sale gueule de raie ! » Mais il n’aurait, pour rien au monde, lâché prise avant d’avoir le cœur net, sans doute par un obscur souci du travail bien fait, une sorte de conscience professionnelle léguée à sa misère par les ancêtres inconnus, les tenaces paysans beaucerons — ces croquants qu’il croyait mépriser, en pantruchard affranchi.

Par quel instinct de vieil esclave, par quelle clairvoyance sinistre devinait-il aussi que ce prêtre si grave, dont il osait à peine soutenir le regard lourd, lui demandait secrètement, attendait de lui, cela même qu’un mendiant cache ordinairement à la clientèle, le fonds sordide, ce qu’il nommait terriblement son « guignol » ? Car il avait laissé très vite le répertoire habituel des histoires attendrissantes, et il parlait à présent d’abondance, se dégradait comme à plaisir, avec une sorte de coquetterie obscure, un cynisme dont l’absurde et puéril mensonge eût crevé le cœur le plus dur. — « Le frère rigole en dedans, » se disait-il pour s’encourager entre deux hoquets de son affreuse joie. Et il continuait à faire l’espiègle, recru de sommeil, cramponné à son rôle, ainsi qu’une fille exténuée joue les vicieuses. — « Ah ! la rosse ! pensait-il. Si je l’embête, je suis foutu ! Il y a des types comme ça. J’en ai connu. »

D’ailleurs l’abbé Cénabre laissait paraître, sinon son plaisir, au moins quelque intérêt, l’encourageant parfois d’une réponse brève, d’un vague sourire furtif, dont le misérable se régalait. Ils descendaient les quais d’un pas un peu ralenti, vers la lointaine gare du P.-L.-M. et ils voyaient cligner dans le brouillard son œil énorme. L’aiguille avait déjà dépassé minuit, et l’auteur de la Vie de Tauler ne se décidait pas encore à rompre une fois pour toutes avec son singulier compère. Le hideux babil accompagnait, s’accordait non sans douceur à sa propre méditation, et il eût volontiers pris cette douceur pour de la pitié bien qu’il n’eût jamais été, à aucun autre moment de sa vie, moins capable de pitié. Mais la sévère contrainte qu’il exerçait depuis tant de jours contre lui-même venait de se relâcher à son insu ; il goûtait ce que l’orgueil à la torture recherche avec avidité, le court et précaire rafraîchissement de la honte. Car l’humilité n’est point, ainsi que la définissent les sots, un bien seulement céleste, fait pour les hommes divins. La nature déchue qui la hait ne saurait néanmoins en tarir tout à fait la source, aux dernières profondeurs de l’être, sans se frapper de stérilité. Il en est d’elle comme de ces éléments de la matière vivante, dont l’analyse ne découvre parfois que des traces imperceptibles. On la croit déjà tarie, et elle reparaît tout à coup, inattendue, méconnaissable, ainsi qu’un mince filet d’eau perce le sol, et fait à la surface une petite nappe de boue où le misérable qui meurt de soif peut encore enfoncer sa bouche. La pleine conscience dans le mal n’est pas de ce monde. Le remords parfait, absolu, ferait jaillir l’enfer dans l’homme, et le consumerait sur place.

L’abbé Cénabre goûtait une certaine espèce de honte, et il n’en éprouvait aucune peine, il s’y délivrait doucement. Il la goûtait sans arrière-pensée, tout à la joie d’échapper pour un moment à son perpétuel tête-à-tête, la silencieuse et tragique confrontation. C’était la première fois, après tant d’années, qu’il rompait le pacte d’une sévère, d’une impitoyable discipline extérieure, et il s’étonnait à peine de son audace, il en avait à peine conscience. Il ne cherchait même plus les rues obscures, il entraînait son compagnon en pleine lumière, comme s’il eût répondu à un défi, et c’était à présent le pauvre diable qui s’effaçait de son mieux, rasait les murs, étouffait son rire, souhaitait d’en finir, dût-il même y sacrifier une ventrée hypothétique, dont l’espérance désertait peu à peu son cœur. Mais il eût été peu sage de penser affliger ou attendrir l’abbé Cénabre cette nuit-là.

Car elle lui rappelait une autre nuit, déjà enfoncée bien avant dans le passé, néanmoins inoubliable. Elle l’évoquait avec tant de force qu’elle s’y juxtaposait, pour ainsi dire, la recouvrait exactement, bien que les deux images ne s’en pussent confondre, comme ces dessins subtils qui, par un imperceptible déplacement des lignes, ou de leur rapport, font d’un même visage une copie tragique ou cocasse. Et fixant par-dessus l’épaule son compagnon, il pensait à l’abbé Chevance, à ses yeux tristes, il le voyait rouler à terre, il ramassait son rabat troué. Alors il sentait gronder dans la gorge le même rire furieux.

Insensiblement, l’espèce de curiosité anxieuse qui l’avait d’abord entraîné dans cette aventure singulière faisait place à un autre sentiment beaucoup plus profond dont il ne pouvait plus méconnaître l’entraînement irrésistible. Il touchait un nouveau but, il prenait sa revanche, il semblait qu’il se vengeât sur cette proie innocente d’avoir cru, de croire encore malgré lui, d’espérer toujours être le même homme qu’avant. — « Je n’ai perdu que Dieu, s’était-il répété cent fois déjà. Je n’ai donc rien perdu. Mais ma vie s’était constituée en fonction d’une telle hypothèse, tenait d’elle sa raison d’être, son sérieux. Dieu est nécessaire à mes habitudes, à mes travaux, à mon état. J’agirai donc comme s’il existait. C’est un parti à prendre une fois pour toutes. » Il l’avait pris ; et, à sa grande stupéfaction, cette attitude si simplement prise, si aisément gardée, contre laquelle ne se révoltait pourtant ni sa sensibilité, ni sa raison, s’accompagnait d’un travail intérieur inexplicable, d’une lente et progressive transformation des plus secrètes puissances de l’être. Il était vidé de toute croyance, net de tout le passé, sans remords et sans regret, à l’un de ces lieux privilégiés de la vie mortelle où l’homme atteint, sinon au repos, du moins à l’immobilité, n’ayant plus rien à perdre, ses gains désormais prévus, escomptés jusqu’au dernier liard. Et pourtant, il sentait toujours en lui ce glissement indéfinissable, cet écoulement — ou du moins il en prenait conscience par la bizarre tension de sa volonté, ainsi qu’un marin dans les ténèbres connaît la force d’un courant ou le fraîchissement de la brise au raidissement des chaînes de l’ancre. Dieu ne lui manquait pas, car il croyait bien n’avoir pas rejeté la foi : elle s’était brusquement détachée de lui. Alors, quoi ?

Tout autre que lui n’eût sans doute attaché que peu d’importance à une promenade nocturne, aux côtés d’un vagabond, à travers un quartier de Paris déjà désert passé minuit. Quel prêtre n’a été ainsi abordé et suivi bien des fois ? Mais l’abbé Cénabre, sous sa morgue, a toujours eu plus qu’une répugnance, la terreur des gens mal vêtus, commune à tant de savants qui voient dans chaque pauvre diable un animal d’une race inconnue, toujours prêt à brûler les bibliothèques, lacérer les fiches, et bouleverser les laboratoires à grands coups de souliers ferrés. Chez l’abbé Cénabre, ce préjugé du petit bourgeois studieux se double d’une tenace rancune envers un troupeau dégradé dont il croit n’être sorti que par un miracle d’intelligence et de volonté, et qu’il n’approche jamais sans une crainte puérile où revivent toutes les humiliations de sa misérable enfance, et comme la vague épouvante d’être reconnu tout à coup et nommé par son nom. Car l’orgueil, chez les plus grands, a de ces naïvetés déconcertantes.

Jamais l’homme qui, à douze ans, implorait la faveur de passer ses vacances au séminaire, inventant pour l’obtenir des mensonges ingénieux qui édifiaient grandement ses maîtres, simplement par dégoût de la maison paternelle dont il ne pouvait retrouver sans rougir jusqu’aux oreilles, dès le seuil franchi, l’humble odeur, inoubliable, de gros velours et de lard fondu, n’avait réellement connu le pauvre. Passé du petit séminaire au grand, puis de là en Sorbonne, après avoir échappé à la caserne, il avait vécu la vie d’un étudiant besogneux et fier, intimidé par ses compagnons riches, dédaigneux des autres (mais s’appliquant soigneusement à céler ses goûts et ses dégoûts pour ne faire sa société que des plus travailleurs et des mieux notés de ses rivaux, dont il avait suivi prudemment l’ascension), respecté, sinon aimé, jusqu’à ce qu’un premier rayon de gloire eût rallié les hésitants. Chacun de ses pas en avant avait été une rupture avec le passé, la famille où il ne comptait à présent que de rares cousins aux noms oubliés, la province, qu’il n’avait jamais traversée, même en chemin de fer, sans une douloureuse crispation du cœur, le diocèse qu’il avait fui, et dont le vieil évêque était l’un de ses plus fermes et plus dangereux censeurs. De jour en jour plus solidement retranché dans sa vie laborieuse et austère, il s’était appliqué à n’inspirer aucune envie, témoignant en toute conjoncture la même prudence et le goût très sûr qu’il avait montré en s’entourant peu à peu d’un luxe presque invisible, ce mobilier rare, ces admirables pièces appréciées d’un petit nombre d’amis raffinés, peu remarquées des autres. Tous les actes de l’abbé Cénabre avaient eu jusqu’alors le même caractère de ruse un peu grossière, mais patiente, appliquée, méthodique, qui finit par triompher à la longue de toutes les méfiances, ou du moins par les lasser. L’unique point faible d’une défense aussi savante avait été, pendant de longues années, la volontaire équivoque entretenue en lui-même, l’indifférence à Dieu chaque jour plus profonde, à laquelle il avait enfin osé donner son vrai nom. Désormais il savait ce qu’il était : un prêtre sans la foi. La certitude en était acquise, le débat clos. L’hypocrite est avant tout un malheureux qui convient imprudemment de son attitude envers autrui avant d’avoir eu le courage de se définir soi-même exactement, car il répugne à se voir tel qu’il est ; il se cherche une sincérité, sacrifie à cette impossible gageure des avantages certains, et finit par se duper. Pour mentir utilement, avec efficace et sécurité pleinière, il faut connaître son mensonge et s’exercer à l’aimer.

C’est ainsi que l’abbé Cénabre avait arraché avec une violence sauvage, cette part déchue de lui-même, dès longtemps condamnée, à présent morte. Son terrible, son féroce bon sens que nulle angoisse n’est assez forte pour détruire entièrement, lui avait inspiré de pousser l’expérience à fond, d’en finir une fois d’un seul coup. Ayant souvent médité sur le sort malheureux des renégats, même illustres, qui finissent dans une monotone et humiliante dispute, impuissants à se dégager tout à fait, et qui ont l’air, en l’injuriant, de traîner avec eux leur dieu outragé ainsi qu’un compagnon de chaîne, il s’était fait la solennelle promesse de rester jusqu’à la fin, jusqu’à la mort, impénétrable. Il pensait, non sans raison, que la maladresse de ces négateurs anxieux, bourrelés, est de n’avoir libéré que leurs cerveaux, tandis que la croyance n’en finit pas de se survivre et de se corrompre lentement aux replis les plus secrets, les moins faciles à atteindre, de leur sensibilité. Une telle contradiction, et si réservée, si profonde, les exerce d’autant plus cruellement qu’ils ne sauraient se faire d’elle une idée claire, ni l’exprimer, sinon par les vains et puérils bégaiements de la haine. Ils ne participent plus à une foi dont ils demeurent les esclaves écumants. Qu’importe s’ils pensent l’avoir tuée ? — « Ils restent liés à un cadavre, » disait d’eux, avec mépris, l’abbé Cénabre. Car il s’était flatté de croire qu’il n’aurait jamais, avec ces misérables déclassés, rien de commun, et pour échapper lui-même, en quelque mesure, au sentiment de sa propre solitude morale, il se rassurait en pensant que le nombre était sans doute grand dans l’Église de ceux qui lui ressemblaient, âmes vigilantes et fortes, capables de tenir un secret, inflexibles.

C’est alors que son orgueil avait reçu le coup le plus dur.

Chose étrange, incroyable ! L’équivoque renaissait, mais plus subtile, plus perfide. En vain cherchait-il à se convaincre, par d’irréprochables arguments, qu’ayant décidément renoncé une certaine discipline intérieure, devenue inutile, Son intérêt comme sa dignité lui commandaient d’y conformer néanmoins sa vie. La contrainte qui lui avait paru jusque-là si légère, en si parfait accord avec son goût de l’ordre, de la respectabilité, du travail, il l’endurait avec peine, il tentait d’y échapper sournoisement. Ç’avait été d’abord de ces petits manquements volontaires qui ressemblent à des distractions, et qui n’échappent jamais toutefois à l’œil d’un secrétaire ou d’une servante. L’abbé Cénabre laissait croître sa barbe, négligeait ses mains qu’il avait belles, prolongeait ses repas, sa sieste. Il lui arrivait de se jeter tout habillé sur son lit, que sa gouvernante s’étonnait de retrouver le soir en désordre, la courtepointe en satin grenat souillée de boue, gardant la marque de ses gros souliers. « Mon maître (elle disait mon maître, avec l’accent limousin), mon maître devient sale, confiait-elle à ses amies. Un homme si soigneux ! »

« À quoi bon ? » pensait-il sans oser avouer que la sinistre parole, qui est au principe de tous les abandonnements, n’exprimait sans doute qu’à demi sa bizarre transformation. Le peuple dit, en son langage, d’un homme qui ne résiste plus à l’écœurement, qu’il se laisse aller, qu’il s’oublie. Or l’abbé Cénabre ne s’oubliait pas, il se désertait volontairement, ou du moins il désertait peu à peu cette image de lui si patiemment formée. Il s’essayait, encore timidement et non pas sans un confus plaisir, à ce désordre qu’il avait cru jadis haïr, moins dégoûté que curieux, ainsi qu’une fille chaste trébuche au seuil d’une mauvaise pensée, avant d’y entrer pour tout de bon… Une journée de paresse le laissait anxieux, irrité contre lui-même ou convulsé de mépris, avec le désir absurde de retrouver le lendemain les mêmes douloureux loisirs. D’ailleurs il eût pu noter d’autres symptômes plus singuliers. Par exemple, certaines éditions rares qu’il avait le plus aimées, lui étaient devenues odieuses tout à coup, inexplicablement, comme si le luxe et l’éclat des reliures, la blancheur des marges, la bonne odeur de papier net, intact, l’eussent défié. Un soir, il avait posé, stupidement, ainsi qu’on écrase une bête inoffensive, sur une page de garde d’un Hollande immaculé, son pouce gras. Puis tremblant de honte, avec un geste d’assassin, il avait couru jeter dans le poêle le livre souillé.

Ceux qui se nomment d’eux-mêmes, avec une admirable modestie, psychiâtres, eussent vu là sans doute les signes précurseurs du grand trouble sexuel dont la menace pèse sur la cinquantaine, et conseillé selon le rite antique, un voyage en Italie. Mais nul autre voyage qu’au pays des ombres n’eût apporté à l’abbé Cénabre le silence et la paix. Il allait et venait à travers une sorte de rumeur confuse, que le sommeil même n’apaisait pas tout à fait, désormais trop familière pour l’inquiéter sérieusement, bien qu’elle contribuât à entretenir en lui une irritation sourde qui finissait par exploser en violences soudaines, et dont il se rendait maître, toujours trop tard, au prix d’un effort inouï. De tels accès apaisaient pour un moment l’infatigable murmure, puis il reprenait doucement prudemment, ainsi qu’un chœur docile qui voit se lever le bâton du chef… Et pourquoi, d’ailleurs, appeler murmure ce qu’aucune oreille humaine ne peut entendre ?

Car en s’appliquant à suivre d’aussi près, pas à pas, la lente et progressive dégradation d’une urne, sa chute oblique, on risque de paraître accorder une importance excessive à certains signes matériels qui passent inaperçus du patient, ou du moins ne le troublent qu’à demi. L’abbé Cénabre était alors tout à fait incapable de prêter à ces accidenté divers une véritable attention, et ils se confondaient d’ordinaire en un même malaise, profond, mais supportable, plus supportable à mesure que la résistance faiblissait. On ne croit pas aisément à sa propre transformation, lorsque la volonté presque intacte commande encore aux muscles, et règle les gestes et l’attitude. Mais un autre piège, et que la plus extraordinaire malice n’eût pas réussi à déceler, car il était tendu au point le plus inaccessible et le plus délicat de son être même, et comme à la racine de sa vie, devait être fatal au malheureux. Il ne se transformait point, à vrai dire, il semblait plutôt qu’il reculât vers le passé, qu’il remontât vers sa source. Il ne découvrait pas un homme nouveau, il retrouvait l’ancien, il se retrouvait peu à peu. Telle avait été la conséquence inattendue, imprévisible, surnaturelle, de la pleinière, de la définitive acceptation du mensonge ! La forte image qu’il avait formée, le personnage d’artifice et de fraude que tous et lui-même — tenaient pour l’homme véritable et vivant, se désagrégeait petit à petit, se détachait de lui par lambeaux. Il semblait que cette laborieuse création de son industrie, amenée à son point de perfection, s’effondrât, comme si l’espèce d’âme qui l’avait animée jusqu’alors eût été justement ce rien de doute, ou du moins d’hésitation, l’équivoque détestable qu’il avait osé aborder du front et détruire. Ainsi qu’un soir d’émeute on voit surgir de toutes parts des hommes oubliés que les caves et les prisons dégorgent tout à coup sur la ville, éblouis par la lumière, prudents, furtifs, se hâtant vers la clameur et l’incendie d’un pas silencieux, ainsi l’abbé Cénabre eût pu reconnaître et nombrer, une par une, les mille visages de son enfance. Dans cette âme entre toutes prédestinée, l’orgueil et l’ambition avaient établi trop tôt leur empire, la volonté infléchissable avait moins vaincu que refoulé, rejeté dans l’ombre, les fantômes. Tous les coins obscurs grouillaient d’une vie féroce, embryonnaire — pensées, désirs, convoitises à peine évoluées, réduites à l’essentiel, au germe endormi mais vivant. Et ce petit peuple monstrueux, soudain tiré des limbes de la mémoire, s’avançait en chancelant au bord de la conscience, aussi difficile à reconnaître et à nommer que ces nains quinquagénaires, sans âge et gans sexe, obsession de peintres hantés.

L’homme qui voit se relever dans l’âge mûr, ou la vieillesse, la brutale adolescence, sait du moins à quelle sorte d’ennemi il a affaire, et quelle est sa force. Au lieu que le misérable prêtre ne rencontrait rien devant lui qui pût être saisi à bras-le-corps, et terrassé. À vrai dire, il n’avait été jusqu’alors nullement tenté, ou sa tentation avait le vague et l’indéterminé des curiosités de l’enfance. Cette part si sensible de notre être, si découverte, la première touchée, et dont les réactions profondes, si toutefois notre raison osait en tirer parti, nous mettraient le plus souvent en garde contre les entreprises plus poussées et plus perfides du mal, la chair, restait chez lui froide, indifférente. On sait que son immense orgueil, plus encore que sa vie laborieuse, avait depuis longtemps comme frappé de stupeur, engourdi sa sensualité. Elle se réveillait pourtant. Et le premier signe de ce réveil fut aussi peu aisé à interpréter, non moins obscur. Alors qu’il s’était si souvent flatté jadis de ne laisser jamais ses plus hautes facultés sans exercice, toujours argumentant et méditant, même au cours de ses promenades solitaires, il se surprenait maintenant à laisser traîner sur tant de choses étrangères du dehors, jadis méprisées, un regard avide ou sournois. Il cherchait parfois, avec une sorte de nostalgie, un attendrissement indéfinissable, cela qui, jadis, ne lui eût assurément inspiré que mépris ou dégoût, par exemple le tumulte heureux des faubourgs, à midi, leur coudoiement brutal, la vie grossière et fraternelle qui a son flux et son reflux. Il souhaitait par moments se perdre en elle, puis il l’affrontait, il la défiait avec de sombres délices. Car il avait jadis redouté la foule et le bruit, et cette crainte absurde à surmonter était un des éléments de son capricieux plaisir. Tel regard méfiant d’un compagnon, telle injure entendue sans sourciller, jaillie d’une gargote, le rire d’une fille ou son timide appel, les mille petites aventures de la rue l’agitaient extraordinairement. Jamais il ne sentait mieux qu’alors sa solitude, jamais il ne souhaitait plus ardemment d’y échapper, de rompre le cercle enchanté à n’importe quel prix, de se rendre à discrétion, corps et âme. C’était comme un de ces coups de vent brusques qui volent le souffle jusqu’au creux de la poitrine et vous font plier les genoux. Il avait envie de crier à ces gens heureux, ou qu’il croyait naïvement tels : « — Recevez-moi ! Délivrez-moi ! ou du moins insultez-moi… » Car tout menteur a connu ce besoin de provoquer l’injure, qui ne va pas à lui, mais, à ce qu’il paraît, aux apparences dont il est devenu l’esclave, à son masque.

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— Non, monsieur, dit le pauvre bougre, j’ai ma claque. C’est surtout à cause de mon nerf forcé : il me tire comme le tonnerre de Dieu… Vous aimez la blague, j’en suis pas ennemi — mais permettez ! sans charre ! Il n’y a pas d’humanité chrétienne à me faire trotter comme un pur sang, avec une jambe pareille. Je connais le truc : c’est une ballade histoire de rire, pour la rigolade de la chose à raconter à des copains. J’en peux plus, patron.

Sa misérable voix tremblait, non de colère, mais de fatigue. Le dos appuyé au mur, sa jambe malade repliée sous lui, pareil à un oiseau maléfique, enveloppé tout entier dans la grande ombre de l’abbé Cénabre, il le regardait humblement.

— Vous êtes fou, mon ami, répondit rudement le prêtre. Je ne me moque jamais des pauvres. J’ai d’ailleurs agi moi-même sans réflexion : vous deviez m’arrêter plus tôt, voilà tout.

— Il n’y a pas d’offense, dit l’homme. Vous m’avez toujours répondu gentiment, faut être juste. Oui, je connais le truc de la chose : le prêtre, c’est éduqué, c’est poli, ça sait le mal qu’on se donne. Je voudrais vous avoir fait mieux rigoler, mais je n’ai qu’à moitié le cœur à la rigolade, une déveine ! Ordinairement, il n’y a pas plus carnaval que moi. Les gens me tombent dessus, rien qu’à voir ma bobine sous un bec de gaz. Tenez, hier encore, rue Richer, en face des Folies-Bergère, j’ai fait comme ça deux Américains, saouls comme deux vaches…

— Allez-vous vous taire ! s’écria l’abbé Cénabre. Je vous défends de penser…

Il se ressaisit aussitôt et ajouta simplement :

— Je vous plains de me croire capable, mon ami, d’une telle cruauté. J’ai eu tort de vous imposer par étourderie une fatigue inutile, et aussi de vous laisser jouer cette absurde comédie comme si j’en étais dupe ou complice.

— Dupe ou complice ! Dupe ou complice ! répéta docilement le pauvre diable, avec un sourire idiot… Vous allez chercher ! Dupe ou complice ! Si on peut dire !

— Fichez-moi la paix, hein ? cria l’abbé Cénabre hors de lui. Si vous continuez, je ne vous donne pas un sou, avez-vous compris ? Voilà trois grands quarts d’heure que j’essaie de tirer de vous une parole raisonnable, sincère, et vous ne m’avez raconté que des mensonges qui ne tromperaient pas un enfant, ou d’abjectes plaisanteries. Je sais ce que je désirais savoir. Il tira son portefeuille, y prit un billet de cent francs, le froissa du bout des doigts.

— J’ai pas de monnaie… dit le voyou, incorrigible.

Il fit le geste de rattraper sa plaisanterie au vol, comme une mouche. Mais quand il vit substituer au papier désirable une simple coupure de dix francs, il regarda le prêtre, fixement.

Ce n’était pourtant qu’un de ces regards de mendiant, après une longue attente, net de toute ruse, cynique. Le cœur de l’abbé Cénabre sauta néanmoins dans sa poitrine. Ce ne fut pas la peur, ce fut cela qui précède la peur, comparable à un coup de gong en pleine nuit.

— Vous n’aurez rien ! hurla-t-il. Je ne vous dois rien ! Et il lui tourna le dos, pour la seconde fois.

Il gagna presque courant la rue la Harpe. Il fonça dans l’ombre comme un furieux. La nuit était si douce que dans un marronnier, derrière un mur, un oiseau réveillé fit entendre une espèce de chant. Déjà la pente assez raide contraignait le prêtre à ralentir le pas. Il pencha légèrement la tête. À la hauteur de la rue de Luynes son inoffensif ennemi se hâtait d’un trot inégal. Puis, sans doute dans l’excès de son désespoir, il prit une sorte de galop fourbu.

L’abbé Cénabre eût pu fuir. Il ne lui en eût coûté qu’un petit effort. Il ralentit au contraire, attentif seulement comme la première fois à ne pas se laisser rejoindre trop tôt. Sa colère n’était point tombée, mais il y sentait aussi la déception d’une curiosité impitoyable. Autour de ce vagabond hideux s’étaient pour un moment comme rassemblées, fixées, les images éparses de son angoisse, et par un phénomène plus inexplicable encore, il semblait qu’il eût reconnu quelques-unes de ses pensées les plus secrètes, informulées, dans la confidence ignominieuse. Ce flot de boue l’avait soulagé, comme s’il sortait de lui. Il souhaitait qu’il coulât encore, qu’il achevât d’entraîner avec lui d’autres aveux, d’autres mensonges, impossibles à atteindre jusqu’alors au fond ténébreux de sa propre conscience. Sans qu’il osât l’avouer, sans le savoir peut-être, il avait touché avec un affreux plaisir la vie abjecte qui verrait de se découvrir à lui ; il l’avait maniée, soupesée, avec l’expérience et l’aplomb d’un connaisseur, et au travers des fanfaronnades ou des vantardises imbéciles, il en avait senti les mobiles et les intentions, la grossière malice. Il la désirait de nouveau.

Au traînement des semelles sur l’asphalte, il mesurait l’épuisement du malheureux, il entendait dans le silence son halètement rageur, obstiné. Puis il ne l’entendit plus. Alors, tournant la tête, il vit la silhouette grotesque, au ras du trottoir, dans un pan d’ombre, immobile. Et il revint doucement vers elle à petits pas.

– Voilà ce qu’on gagne à faire le sot, dit-il. Je voudrais que la leçon, du moins, vous servît. Il ne vous en aura coûté qu’une petite course inutile. Ce n’est pas acheter trop cher le conseil d’être désormais moins bavard, moins empressé de prendre, et plus poli… Êtes-vous vraiment si essoufflé ?

— Oui, patron, fit le voyou (d’ailleurs sans l’ombre de rancune). Seulement le coffre est bon (il frappa sa maigre poitrine). C’est mon nerf, toujours mon nerf ! Il me tire jusque sur le cœur, cet animal-là. Bon Dieu de bon Dieu ! – Ah ! patron !

Il prit le billet de cent francs entre les doigts de l’abbé Cénabre et le glissa sous sa chemise, à même sa peau. Puis il rassembla les talons, fit le salut militaire, et cria : Fixe !

— Je vous devais cette sorte d’indemnité, dit le prêtre. Me voilà quitte. Vous ne recevrez pas un sou de plus de moi, sous aucun prétexte, retenez-le bien. Inutile de m’accoster désormais : je vous remettrai sans discussion entre les mains du premier sergent de ville venu. Avez-vous compris ?

— On sait vivre, répondit mélancoliquement le vieux pitre. Il accompagna cette déclaration résignée d’une grimace inexprimable.

— Un mot encore, continua l’abbé Cénabre, un seul mot. Tâchez de répondre sans mentir, une fois dans votre vie. Pourquoi jouez-vous ce rôle inepte ? Pourquoi vous avilissez-vous ?

— Je ne m’avilisse pas, dit l’homme. Je montre mon polichinelle.

— Trêve de bêtises ! Vous recommencerez demain la comédie avec un autre, tant que vous voudrez, peu m’importe ! Essayez seulement de retrouver, de retrouver une petite minute votre conscience, si vous en avez une. Regardez-moi bien en face. Nous avons passé plus d’une heure ensemble, je vous ai écouté patiemment, je vous ai même interrogé parfois. Vous n’avez pas prononcé une seule parole — entendez-vous : une seule ! — capable d’inspirer un peu de compassion pour votre misère. Vous ne cherchez qu’à dégoûter. Hé bien, quoi !

— Je vois ce que c’est, fit l’homme après un silence. Vous allez me reprendre mes cent balles.

— J’en donnerais plutôt cent autres pour tirer de vous une parole qui ne soit pas abjection pure.

— Abjection, objection, projection, dit l’idiot.

Et il eut un petit rire à décourager tout autre que le prêtre furieux, emporté malgré lui à la recherche de cette âme comme à la poursuite d’un ennemi. Et pourtant, il souhaitait ne la trouver jamais. Il souhaitait de toutes ses forces n’avoir devant lui que ce tas sordide, ce cadavre.

— Vous mériteriez, dit-il, une paire de gifles.

— Ça se peut, remarqua l’homme, avec une grande douceur. Comment pourrais-je bien savoir ce que vous me voulez ? Vous êtes un client pas commode. Il y en a de commodes, et il y en a de pas commodes. Ma petite affaire, c’est de ne pas vous priver de votre contentement : je ne sors pas de là. Mais, je vous demande, est-ce qu’on peut forcer son tempérament ? c’est de naissance ! À ça près, il n’y a pas plus facile que moi, plus docile. J’ai toujours fait rigoler : c’est ma nature. Une nuit, à Montmartre, ils m’ont entonné mon litre de rhum — une, deux — le temps de compter six. Puis j’ai encore fait le tour de la table sur les mains, les jambes en l’air, avec une soucoupe dans les dents, rapport à la quête, un truc que j’ai. Seulement, j’étais pas nourri à l’époque, vide comme ma poche, creux comme un ballon du Louvre ; on m’aurait fait claquer en me marchant dessus, un dedans de poisson, pareil. Alors j’ai failli crever. D’accord et de bien entendu, ce n’est pas des choses à faire. Hé bien, là ou ailleurs, personne n’a jamais vu se dégonfler Framboise. Je suis un homme tranquille. Les marles, les femelles, la police, très peu pour moi : je suis habitué à la société, je connais la politesse, je m’exprime bien. J’aime obéir. Voilà le fait. On me paie, ça va. Une supposition qu’on me propose cent coups de pied au cul, cent sous par coup de pompe, une affaire : je baisse mon froc, et je fais le mort. Tenez ! j’ai servi de passe-boule, moi qui vous parle, un petit matin de l’été dernier, près de la porte Dauphine, en plein bois — un type et ses deux poules — des balles de tennis qu’ils disent — pif, paf, dans la gueule — ohé maman ! Vous aureriez ri ! J’avais les yeux plus gros que des pommes, je saignais du nez, de partout. — Ça va ! dit le type. (Il était mûr, comme de juste.) — Encore ! Encore !… qu’elles faisaient les poules. — Tu lui donneras cinquante balles ! Tu lui donneras cent balles ! — Il y en avait une – bon Dieu de bon Dieu quel oiseau ! — un fondant rose, patron ! toute jeunette, et frisée, une gosse, quoi ! Elle venait m’essuyer avec son petit mouchoir de soie et puis, vlan ! vlan !… c’est elle qui tapait le plus fort, et juste. Elle disait encore que je ressemblais à défunt son papa les jours qu’il s’était bu, après s’être assommé avec les copains. Mais où vous allez rigoler…

— Vous mentez, dit l’abbé Cénabre, de sa voix lente et basse. Je pourrais vous dire à quelle seconde exactement vous avez recommencé de mentir. Je lis votre mensonge à mesure, entendez-vous ! je le vois dans votre ignoble cœur, imbécile ! Gardez vos sales histoires pour un autre que moi. Mais attendez ! je n’en ai pas fini avec vous. S’il y a encore quelque chose là-dedans — il poussa son doigt si fort au creux de la poitrine encore haletante que le misérable ne put se retenir de geindre — je l’en tirerai.

Il sentait sous sa main frémir le pauvre corps sans défense, et il n’avait aucune pitié. Il fixait son regard dans les yeux pâles qui n’osaient même pas se détourner, se livraient tels quels, ainsi que d’un chien rossé, impatient d’obéir, et qui ne comprend pas. La stupidité du vieil ivrogne, son atroce candeur, ne lui apparaissaient même plus : il n’était sensible qu’à cette dégradation, cette forme réelle et vivante d’une abjection qu’il n’avait jamais connue, à peine devinée ou pressentie, enfin découverte, et dont il subissait l’effrayant prestige. Que pesaient, que devaient peser, devant un tel spectacle, les calculs, les ingénieuses hypothèses de l’historien psychologue si fier de ses travaux de laboratoire ? La même impatience, la même avidité de connaître, de pénétrer et de posséder la part réservée des âmes, cette même passion qui l’avait jadis tant de fois agité alors qu’au dernier terme de ses admirables déductions il interrogeait en vain ses saints et ses saintes, aussi impuissant à les condamner qu’à les justifier, le bouleversait de nouveau. Mais cette fois la proie convoitée n’était pas hors de lui, hors de sa portée : il la voyait comme au fond de lui-même, elle le fascinait, ainsi qu’un reflet dans l’eau noire.

— Hé là ! Ouille là là ! Pouce… Pouce, que je vous dis ! Une supposition que j’ai menti : l’histoire du passe-boules tout de même, sans charre, voyons ! c’est une bonne histoire, une histoire crevante. Quand je n’ai rien à faire, aucune combine, je me la raconte à moi seul, elle me fait rigoler. Moi, je suis un pauvre homme, un homme innocent : j’ai pas de malice. Mon affaire (que je vous répète) c’est obéir. Vas-y, Framboise. Avec le riche, mon prince, faut être mou. Mais quoi, quand même, patron : soyez juste. Je ne peux pas m’ouvrir en deux pour vous faire plaisir ? Il se mit à geindre, avec les profonds soupirs et les hoquets d’un enfant. Et il tâtait aussi, d’une main prudente, le précieux papier sous sa chemise.

— Ne faites pas de grimaces, dit l’abbé Cénabre. Vous savez très bien ce que je vous demande : répondez aux questions que je vais poser, sans mentir. Et d’abord, pourquoi pleurez-vous ?

— C’est… c’est… dit enfin le vieux voyou en sanglotant… c’est… que je ne peux pas… ah ! nom de Dieu de nom de Dieu !… que je ne peux pas… ah ! sacrée bête que je suis !… que je ne peux plus…

— Quoi ?

— Je sens que je vais mentir, fit-il d’une voix impayable. Ça sort tout seul. Ça coule comme une source : c’est pas à retenir. Vous pourreriez me casser la gueule. Vous reprendriez vos cent balles, je vous dirais la même chose. Je suis un malheureux, patron, un pauvre petit malheureux. Un autre — parole d’honneur ! — un autre comme moi, vous n’en trouveriez pas dans tout Paris… Un autre comme moi !

Il avait l’air de prendre l’immense ville à témoin, et les yeux pâles qui fuyaient ceux de l’abbé Cénabre étaient sans doute en ce moment pleins de ces perspectives de pierre, de ces routes innombrables où il avait tout perdu, jusqu’à sa vérité, jusqu’à son nom.

— Je m’en vais vous aider un peu, fit le prêtre (sa voix, tout de même, trembla). Enfin, mon garçon ! Vous avez été jeune. Vous avez été un enfant.

— Nature ! répondit l’homme avec un accent terrible. Il tendit la tête en avant, remonta les épaules, et parut réfléchir profondément.

— Hé bien, continua le prêtre, impitoyable, vous n’avez pas toujours dormi sur les trottoirs, mangé dans les poubelles, ni servi la nuit de jouet à des femmes ivres ?

— On m’a déjà observé quelque chose comme ça, un jour, finit par dire le malheureux après un long silence. Et tandis qu’il paraissait rassembler ses souvenirs avec une peine infinie, d’un geste si vif et si précis que l’abbé Cénabre le devina plutôt qu’il ne le vit, sa maigre main de singe, sa patte noire, avait déjà fait passer le billet du creux de son giron dans la tige de sa chaussure, qu’il continua de tenir un moment du bout des doigts, d’un air d’indifférence et de distraction. À peine entendit-on l’imperceptible froissement du papier.

— Vous venez de prendre là une précaution bien inutile, dit tranquillement l’abbé Cénabre : je ne reprends jamais ce que j’ai donné. Mais écoutez-moi : vous en aurez peut-être un autre semblable, pourvu que vous consentiez à parler comme un homme et non comme une bête.

— C’est juste, fit l’homme (une espèce de rougeur inattendue, effrayante, parut et disparut presque aussitôt sur ses joues et sur son front). Puis il se remit à geindre, d’abord doucement, de plus en plus fort, et tout à coup si bruyamment que, pour le faire taire, l’abbé Cénabre dut le frapper rudement sur l’épaule. Le vieux corps était agité d’un tremblement convulsif, sans doute à demi volontaire, car une extraordinaire grimace exprimait autant la ruse que la douleur ou l’effroi.

— Je ne suis pas nourri, gémit-il. Ça n’est pas du travail pour un homme pas nourri. Des questions pareilles !… Et qu’est-ce que vous voulez que je vous raconte sur ma jeunesse, bon Dieu ! Je m’aurais tourné les sangs avant de vous avoir trouvé une histoire, comme ça, en cinq secs… A-t-on idée ! D’abord et d’une, défunte ma mère était une…

— Vous allez mentir encore, lui dit l’abbé Cénabre, de sa voix calme.

— Que je sois !… commença le voyou en levant solennellement la main pour un serment, mais il n’acheva pas : sa vieille face s’éclaira d’une surprise sincère. Il laissa retomber son bras.

— C’est bien possible, dit-il. Il faudra que je réfléchisse à ça…

Il renifla encore bruyamment, cracha par terre ses dernières larmes, et reprit, comme délivré d’un poids immense.

— J’ai eu tort de pleurer, je suis trop sensible. Tout ce qui n’est pas dans mon truc, vous comprenez, patron ? Ça me casse la tête.

Il soupira de nouveau, d’un air de soulagement indicible.

— J’ai vu des types, j’en ai vu… Mais vous !… Ah ! vous… Vous, bon Dieu de bon Dieu ! Vous m’avez arraché ça comme avec la main. Je suis un autre homme, je suis comme neuf.

— Qu’est-ce que c’est que cette comédie ? demanda l’abbé Cénabre. Arraché quoi ?

— L’histoire de moman, dit le vagabond, avec un sourire énorme. C’est une blague. Pour de vrai, je ne sais pas si elle était putain ou non : elle est morte. À l’époque, je tétais encore mon pouce, ainsi ! Seulement j’ai raconté la même blague des fois et des fois : c’est toujours mon sacré polichinelle, une misère. Le vrai, le faux, voyez-vous patron, on mêle tout. Un bachelier ne s’y reconnaîtrait pas… Mais vous !… ah ! vous… Vous l’avez arrachée comme une molaire.

Il se tut un moment, passa la langue sur ses lèvres avec gourmandise, et faisant probablement pour comprendre le suprême effort de sa vie, il conclut :

— Vous n’êtes pas plus curé que ma pomme, voilà mon idée. Les curés, c’est tous des croquants.

— Une minute encore, demanda l’abbé Cénabre, Vous ne me ferez pas croire que vous avez tellement oublié le passé que vous n’y distinguez plus le vrai du faux : Oui, oui : vous entendez très bien ce que je vous dis ! Hein ?

— Bien sûr, oh ! la la ! répondit l’autre, vaguement.

D’ailleurs son visage avait repris aussitôt son expression habituelle de malice stupide, et il tirait doucement la manche de l’abbé Cénabre, pour s’en aller.

– Répondez-moi, répéta le prêtre. Répondez-moi doucement, gentiment. Je ne veux pas vous faire du mal. Si vous me donnez satisfaction, si vous parlez bien franchement, comme à un ami, je ne m’en tiendrai pas là, je m’occuperai de vous, hein ? Vous aurez à manger, à boire, un lit, pas une fois, pas deux fois, tous les jours.

— Pensez-vous ! dit le vieux pitre.

Il caressait néanmoins son front et sa nuque d’une main tremblante. La grimace singulière qui semblait faire converger vers la racine du nez les mille rides de ses joues s’effaça lentement. Jamais, depuis des années sans doute, la face obscure n’avait reflété un tel souci. Il parut comme hésiter au bord du passé sordide, puis s’y laissa glisser ainsi qu’on coule à pic. L’abbé Cénabre crut voir se refermer sur la carcasse famélique — si légère ! — une eau polie et sombre couleur de plomb.

— Vous allez comprendre, disait le malheureux. Je dois vous faire l’effet d’un ballot. Ça n’est pas mauvais vouloir : de nature, je serais plutôt finaud, mais je ne suis pas nourri, voilà le malheur. J’ai de l’air dans le ventre, et les boyaux en papier de soie… Pour la mémoire, notez bien, je crains personne. Seulement j’ai tant roulé, tant roulé !… On n’a plus sa couleur véritable, comme vous diriez mon paletot. Avec ça…

— Quel âge avez-vous ? dit l’abbé Cénabre.

— C’est sur mon certificat : cinquante-huit ans.

Il parut tout à coup stupéfait de l’énormité du chiffre, regarda ses dix doigts étendus avec une sorte d’épouvante, puis secouant la tête, il prononça gravement ces paroles peu compréhensibles :

— Vous êtes vache, sans offense… j’y avais pas réfléchi.

— Savez-vous lire ? demanda encore le prêtre brusquement.

Il hésita.

— Des fois, finit-il par dire prudemment. Comme ça. Pour être juste, c’est l’occasion qui manque.

L’abbé Cénabre haussa les épaules.

— Allons donc ! On sait ou on ne sait pas, ne racontez pas d’histoires ! Et si vous savez lire mon ami, vous avez été à l’école – oui — vous avez été à l’école — vous avez été un enfant comme les autres. Il n’y a pas de sauvages à Paris !

— Des sauvages, cette blague !… dit le voyou.

Il s’écarta un peu en chancelant, les mains replongées dans ses poches, la tête basse, le dos arrondi, les épaules jetées en avant, extraordinairement mince, pareil à une ombre sans épaisseur, faisant ce premier pas dans un passé mystérieux ainsi qu’il avançait, depuis tant d’années, à travers les rues sans commencement ni fin, pleines d’embûches de la ville au bruit souterrain.

— Je sais ce que c’est, reprit-il d’une voix sinistre : je ne suis pas si bête. Vous êtes un type à me voler mon polichinelle. Qu’est-ce que ça peut vous foutre que j’aie été jeune ou non ? Et vous me le prendrez, nom de Dieu ! J’ai pas de défense, je ne suis pas un homme. Pour dire le mot de la chose, je… je…

Il frissonna comme si un coup de vent glacé l’eût souffleté des profondeurs. Et ni l’abbé Cénabre, ni personne, ne connut jamais le mot de la chose.

— À l’école — vous parlez — une belle saleté. J’étais pas nourri non plus à l’époque mais je savais déjà y faire. Sans me vanter, j’aime à être maltraité, c’est dans le sang. Je ne veux pas qu’on me respecte : leur respect, je l’ai où je veux dire. Ils me font rigoler. Est-ce que je me respecte, moi ? Des nèfles. Une supposition que je me respecte, je pourrais crever. Et ce n’est pas seulement pour la chose de ne pas crever, c’est pour l’agrément, quoi ? hein ? ça me plaît. Hein, patron ? Toujours à l’école, que vous dites, des gars comme moi, des pauvres gars mal foutus, ça se garait, ça vous filochait entre les jambes pareils à des rats, tout pareils, les deux mains sur leur petit der rapport aux coups de pompe, ah ! les vaches. Moi, je me collais aux grands, aux marles, aux rigolos — il y a toujours à prendre, il y a toujours profit, faut savoir, faut être mou. Une paire de claques, vous ne m’auriez pas seulement entendu renifler. C’était leur plaisir. Et puis après, des douceurs — vous comprenez, patron ? Une bille par-ci, une croûte par-là, autre chose encore. Ils m’avaient donné un nom de fille, et un surnom que je peux pas vous répéter, sans offense. Il y avait aussi un nommé Poitrine, Poitrine Amédée, le fils d’un marchand de viande de la rue Haxo, un vrai marle. J’y portais ses commissions à l’école des filles, et il me cognait la tête par terre quand la môme le faisait poser. Autrement, gracieux comme tout : il chipait à son vieux des bouts de barbaque que je mangeais crus, c’est plus meublant. Un vrai marle, je vous dis. Un gars qu’on se serait fait marcher dessus. Une fois, vous ne croirez pas, il m’a fait boire de l’encre, des blagues ! — j’avais le dedans de la bouche comme un roquet, et les boyaux sens dessus dessous. L’instituteur a fait des boniments, pour me défendre, soi disant, de quoi je me mêle ? La pitié, je vas vous l’exposer tel que je le pense, patron : c’est un truc à seule fin de marmiter les pauvres bougres, voilà mon idée.

Et il cracha par terre avec dégoût.

L’extraordinaire parole retentit dans le silence et s’y enfonça la dernière, comme à regret. La curiosité dévorante, le désir aride et sans merci qui avait précipité l’abbé Cénabre au-devant du terrible et grotesque passant eut cette fois un fléchissement non de pitié sans doute, mais assurément de surprise et peut-être d’effroi. Car ce qu’il écoutait depuis une heure, la confidence ridicule ou détestable pour tout autre, avait un sens pour lui plus caché, une vérité plus urgente et plus profonde. Il ne reconnaissait pas encore quelque chose de sa propre misère dans l’insurmontable infortune de ce malheureux dépossédé de lui-même, bien que la soudaine révélation en eût néanmoins bouleversé une certaine part de son âme jusqu’alors calme et préservée. Telle quelle, sa propre angoisse s’en emparait à mesure, l’épousait étroitement, la prolongeait, à l’infini. Elle lui imposait sa forme et son rythme. Mais la dernière parole parut avoir rompu net cet accord fondamental.

— Enfin, c’était votre ami ? demanda-t-il doucement.

L’homme errant pencha de côté la tête, releva et abaissa deux fois les sourcils, et dit enfin, avec un rire confidentiel :

— Un ami ? Pensez-vous !

Et il plongea de nouveau dans son rêve. C’était maintenant l’abbé Cénabre qui le suivait, car il s’éloignait à petits pas, traînant derrière lui sa jambe infirme, vacillant et trébuchant sans bruit ainsi qu’une ombre. Avec une immense amertume, le prêtre contemplait la proie misérable, débuchée entre mille, désormais sans défense, si pareille à une bête épuisée, lorsque à la limite de leur effort la victime et son bourreau trottent et soufflent côte à côte à travers la plaine interminable où la nuit tombe, dans une espèce de poursuite lente et solennelle.

— Patron, disait-il, comme vous, comme vous voilà, j’en ai jamais vu. Je suis fatigué, patron. Hein ? d’où ça vient que je suis cuit ? Cinquante-huit ans, des pommes ! À bien raisonner, c’est bougrement long. Cinquante-huit tournées sur le comptoir, une paille. Hein, patron ? Mais voilà, elles ont filé droit aux boyaux, je les ai même pas senties.

— Racontez-moi du moins ce que vous savez, dit l’abbé Cénabre. Vous avez raison : je ne suis pas un homme comme un autre. Cela m’intéresse. Cela m’intéresse énormément. Et d’ailleurs…

Il posa un moment sa main sur la maigre épaule qu’il sentait frémir et plier sous ses doigts.

— Et d’ailleurs, cela vous soulagera, mon ami.

— Possible, dit l’homme.

Il avança encore du même pas craintif, avec de grands soupirs, les yeux fixés au sol, peut-être pour continuer d’y chercher dans la poussière quelques-uns des débris épars du passé si curieusement aboli, anéanti, perdu comme un navire… Puis il s’arrêta découragé.

— Ça voudrait venir, dit-il, mais ça ne peut pas.

L’abbé Cénabre joua la surprise.

— Sans charre, reprit le malheureux, je ne peux pas remonter la côte, c’est trop dur. Faut croire que je l’ai descendue d’un seul coup, sur le derrière. Vous rigolez ? Une supposition que j’aye tué ou volé, je me souviendrais, ça ferait corps. Mais je n’ai jamais eu la santé à faire le mariolle. Mes occases, à moi, je les cherche dans les poubelles. Et pour les combines, ah ! nom de Dieu, voilà le hic ! Je fais ce qu’on veut, je dis ce qu’on demande, on me tripote pareil une poupée en mastic, je change de peau. Vous pensez que je raconte encore des blagues ? J’ai rien à moi, parole d’honneur ! Dès qu’on n’a pas la force, faut être malin, faut se laisser manger. Il y a des ballots qui veulent faire pitié ; c’est un truc qui ne rend pas, c’est un mauvais truc. Je ne m’en ressens pas pour m’asseoir dans les courants d’air et poser au Joseph, à seule fin qu’une vieille pie me refile un rond en sortant de la messe. Le pauvre d’abord — je vous parle et réitère, — ça ne se caresse pas, ça se mange. Rien pour rien. Comprenez-vous ?

— Je commence, fit l’abbé Cénabre, mais vous pouvez continuer ; je comprendrai mieux tout à l’heure.

— J’observe le riche, reprit l’homme errant. Moi, je le vois au grand air : je sors que la nuit. On ne peut se faire une opinion du monde que la nuit. C’est la nuit que le riche mange le pauvre, voilà mon idée

— Mange le pauvre ? dit l’abbé Cénabre.

Le vieux le regarda de côté, avec méfiance. Puis il rit à petits coups, incrédule.

— Des fois ? Elle est bonne ! Et qu’est-ce que vous faites, patron ? Il y en a qui se contentent avec mon polichinelle. Vous, il vous faut le vrai, il vous faut l’homme. Qui êtes-vous ? D’où venez-vous ? Que faites-vous ?… Notez qu’il n’y a pas d’offense : je voudrais vous contenter. Seulement j’ai pas l’habitude, c’est dur, ça me fout le cafard, bon Dieu ! Je peux pas arriver à me tirer de ma coquille. Au lieu que d’ordinaire, je vas vous expliquer…

Instantanément sa face rayonna d’une joie terrible.

— C’est la première fois que je m’emballe sur un type dans votre genre : vous m’avez fait peur. Je préfère les rigolos. Je dors le jour du côté de l’Observatoire. Je me mets en route sur les minuit. Autrefois, je grimpais tout doucement vers Montmartre, à présent je descends plutôt vers la Concorde, ou ailleurs, n’importe où : je ne fais pas de plan, j’ai du flair. D’abord, patron, je repère mes types. Les types à poules, préféremment. Quand ils sont noirs, tant mieux ! Ça sort du dancinge, c’est échauffé. La difficulté de la chose, patron, c’est de les accrocher ; à première vue, j’ôte l’appétit. Mais au petit jour, voyez-vous, le type a marre de la musique, des soyes, des dorures, et de l’odeur à cent balles la bouteille : ça finit par lui tourner sur l’estomac. Au lieu qu’un vrai pauvre, ça a du montant, ça remet le cœur. On est content que le bon Dieu vous ait pas fait la peau trop courte, et d’être si à l’aise dedans. Vaut mieux dégoûter que faire pitié, d’accord. Et puis, il y a le coup de la surprise. « Ho ! mon chéri (qui disent, les poules) quel sale bonhomme ! Y sent mauvais. Quelle horreur ! » Alors je me mets à rigoler : c’est le moment. Quand je leur ai montré mon polichinelle, laissez faire ! elles ne s’en vont plus, elles en redemandent.

— Vous parlez sans cesse de votre polichinelle, demanda l’abbé Cénabre. Qu’est-ce que c’est ?

Il leva les épaules avec dédain.

— Ça n’est pas une idée, c’est de nature. Je trouve des mots, des histoires, je suis jamais à court, je vois ce qu’on veut dans les yeux. Des mensonges, vous ne croiriez pas ! À se cracher dessus, patron ! Mais dans ma combine, pas moyen d’y regarder. Faut la salir !

Il étendit devant lui sa main noire, comme pour un pacte ténébreux.

— Voilà le boulot !

Et il se tut, émerveillé.

Un moment l’abbé Cénabre le contempla sans désirer rompre le silence. En dépit de l’inavouable fierté du regard, l’homme errant laissait reparaître depuis quelques instants une inquiétude, une sorte d’impatience maladroite et fébrile, comparable à l’agitation, à la vague terreur des bêtes devant un danger inconnu ou la mort. Visiblement, pour la première fois sans doute, cet animal humain dégradé, ainsi qu’une épave monte à la surface avant de s’engloutir à jamais, s’interrogeait sans se comprendre.

Mais le prêtre n’y put tenir. La sauvage détresse l’avait saisi à la gorge. Il dit, en articulant chaque mot, ainsi qu’on parle à un sourd ou à un fou :

— Vous m’aviez promis de me raconter…

Il ne put achever. L’affreux vieil homme se mit à trembler de tous ses membres et le visage contre celui de son bourreau, ses yeux pâles agrandis par une souffrance à laquelle il n’aurait su donner un nom, il cria :

– Qu’est-ce que vous voulez que je vous dise ! Je ne sais rien. Je suis un honnête homme, entendez-vous ! J’étais paré, j’étais tranquille. Oui, mossieur ! j’aurais crevé tranquille ! Vous raconter quoi ? J’ai le droit pour moi. J’ai le droit d’être ce que je veux, et mon polichinelle, et tout, c’est la loi. Un pauvre bougre, comme vous voyez moi, ça n’a pas d’histoire. Pourquoi voulez-vous m’en donner une, eh ? face de cadavre ! Là-dedans (il entr’ouvrit le drap de son paletot sur sa peau ridée) ça remue — c’est que des mensonges. Où voulez-vous que j’aille démêler ça ? C’est trop vieux, ça ne fait qu’un tout ensemble, ça bloque, bon Dieu !… Cinquante-huit ans !

Il se cramponna des deux mains à la soutane de l’abbé Cénabre, il lui hurlait dans la figure :

— Je devrais vous faire coffrer, entendez-vous !

Le reste se perdit sur ses lèvres dans une mousse épaisse. Déjà sans doute l’épilepsie lui nouait autour des reins ses mains de marbre. Les prunelles s’agrandirent encore, devinrent fixes, puis tournèrent lentement sur elles-mêmes. Et, à sa grande stupeur, le prêtre y vit paraître et disparaître, ainsi que dans un remous de l’eau profonde, l’âme traquée, forcée enfin.

Il reçut entre les bras le corps léger. La tête était appuyée sur son épaule, le dos reposait sur sa main ouverte, et il ne sentit qu’un instant contre son mollet le frémissement des jambes qui se roidirent à leur tour, les pieds reposant sur leurs talons avec, au trottoir vide et blême, leur double ombre décroissante. Une longue minute le prêtre n’osa bouger, prêta l’oreille. Le faible râle, presque enfantin, se ralentit puis cessa brusquement. Il n’entendait plus que l’imperceptible frémissement de la salive, l’éclatement des petites bulles d’air entre les dents serrées… Deux passants qui les avaient devancés une minute plus tôt avaient disparu : la rue était déserte. Au fond du Jardin des Plantes, très loin, un animal inconnu poussait par intervalles un cri ridicule. L’abbé Cénabre jeta un dernier regard alentour, puis ayant hissé sur son dos la chose légère, il descendit lentement.

Lorsque l’abbé Cénabre rentra chez lui à trois heures du matin sans avoir vu M. Guirou, il trouva une enveloppe soigneusement pliée dans un papier sur lequel sa femme de ménage avait écrit au crayon :

Aporté à Monsieur par un Comisionaire, à 8 (huit) heures. Praissé.

Il retourna d’abord la lettre entre ses doigts. C’était une de ces enveloppes telles qu’on en trouve dans les buvards des cafés pauvres, et elle était scellée de deux petits carrés de papier gommé. Il lut au verso, d’une écriture hâtive : Extrêmement urgent, à remettre en mains propres. Pernichon, 98, rue Vaneau. Paris. Il haussa les épaules, et jeta la lettre sur la table.

Il ne souffrait plus. Depuis longtemps même, il ne s’était senti si dispos, si impatient de s’examiner, de calculer ses chances. La rencontre de la nuit, ses épisodes cruels et absurdes, leur enchaînement détestable, tout, jusqu’au dénouement, l’avait prodigieusement délivré. La lutte soutenue contre l’homme errant, le débat furieux, inexplicable, poussé à fond, avec une atroce sincérité, une rage terrible à ne rien laisser dans l’ombre, lui semblait à présent comme une victoire remportée sur lui-même. En déposant, au milieu des rires du corps de garde, entre les mains d’un sergent de ville, le tas léger de haillons d’où sortait un gémissement enfantin, il avait senti une joie terrible, et telle qu’il n’en avait jamais rêvée. Le secrétaire du commissaire, retenu là par une affaire urgente, les yeux gonflés de sommeil et d’ennui, ayant reconnu le prêtre célèbre avant qu’il ne se fût nommé, cachait mal sa stupeur dans un flot de paroles banales, déplorant qu’un tel vagabond, gibier familier de toute la police parisienne, eût détourné de son chemin un homme éminent, qui avait mieux à faire. — « Une épave, monsieur, une véritable épave… Nous le ramassons deux jours sur trois. Le dépôt n’en veut plus. Notez qu’il nous donne un mal de chien : il a perdu ses papiers, il n’a plus d’état civil, comprenez ça ? Votre profession… oui… enfin, je veux dire votre ministère… a ses devoirs pénibles, la nôtre est plus dure encore. Et on semble prendre à tâche de la compliquer. C’est à ne pas croire. »

Sans l’entendre, l’abbé Cénabre couvait du regard le tas de haillons toujours vagissant, jeté sur la planche, entre un ceinturon-baïonnette et une boîte vide de camembert. Il attendait qu’il en sortît on ne sait quoi, un gémissement plus aigu, peut-être, un cri de douleur intelligible. Il l’épiait, prunelles mi-closes, avec une sollicitude tragique. Il eût voulu le reprendre, le tenir de nouveau entre ses fortes mains, l’interroger encore, comme si le misérable eût caché tout au fond de sa bonté, exprès, ainsi qu’un effroyable espiègle, la part la plus utile, la plus rare, de leur commun secret, sa part magique. Et, dans le même moment, il sentait que sa crainte était vaine, que l’occasion manquée ne se retrouverait plus, à supposer qu’elle eût jamais été. Il ne garderait que la joie amère, détestable, connue de lui seul, incommunicable, d’avoir touché le fond de sa propre conscience, d’avoir prodigieusement abusé de son âme… Le regard qu’il jeta du seuil, une dernière fois, à son compagnon fantastique, était moins de haine ou de pitié, que de volupté assouvie.


Il réfléchissait à toutes ces choses les jambes étendues, ses souliers posés sur un coussin lamé d’argent, laissant tomber les bras jusqu’à effleurer du bout des doigts la laine du tapis. Sa fatigue lui était douce, et il ne sentait pas le sommeil, les tempes battantes d’une légère fièvre, jouissant du silence, de la solitude, de la sécurité retrouvée, ainsi qu’après un long voyage. Il semblait qu’il commençât une nouvelle vie, qu’il se fût déchargé, en quelques heures, d’un poids énorme, comme après la longue obsession de l’abstinence, le débauché gorgé de joie.

À portée de sa main le tiroir gauche de son bureau, entr’ouvert, laissait voir entre deux tas de feuilles blanches, un étui de forme suspecte, qu’il connaissait bien, le pistolet Star, désormais inoffensif. Drôle d’histoire ! En le jetant ce soir-là si violemment, il avait fait sauter l’un des pignons, et il s’était amusé parfois, de ses mains maladroites, à tenter de remettre en place les ressorts délicats. À chaque mouvement la petite bête brisée faisait entendre le cliquetis des mécaniques mortes, la détente folle cédant sous le doigt, la culasse glissant à fond dans la rainure, et il finissait par remettre l’arme dans sa gaine, avec un frémissement de plaisir… Cette fois, il pinça fortement les lèvres.

Même le souvenir du péril couru jadis, à la même place, ne pouvait lui faire illusion : l’image de la mort ou du crime était impuissante à cacher à ses yeux la médiocrité du minuscule univers où il avait voulu enfermer sa vie. Mais il le défiait à présent, il se sentait plus fort que lui. Il n’était plus dupe du décor, d’aucun décor. Il contemplait celui-ci avec un dégoût lucide, dont il n’était pas près sans doute d’épuiser les délices. Fermant les yeux, il imaginait l’homme errant lâché tout vif entre ces murs sévères, il écoutait son pas inégal sur le parquet ciré, il pressait de nouveau contre sa poitrine le misérable fardeau. L’hallucination fut si forte qu’il cracha devant lui, entre ses deux souliers pleins de poussière, sur le coussin de soie. Ayant fait, il s’endormit.