Plon (p. 105-187).


DEUXIÈME PARTIE


Au silence méprisant de M. Guérou, le pauvre Pernichon répondit de son mieux, par un courageux sourire.

— L’œuvre de M. Cénabre est bienfaisante, déclara Mgr Espelette. Je n’en veux pour preuve que la malédiction des sots.

Sa voix frêle se força si drôlement sur la dernière syllabe qu’il crut devoir achever par une petite toux aiguë de coquette. Et il secouait ses deux mains fines comme pour supplier qu’on l’oubliât.

Alors, M. Guérou se retourna dans son fauteuil, faisant péniblement virer sur ses épaules sa tête énorme et molle, où resplendissait pourtant un regard inoubliable. Il le fixa sur l’évêque à la mode avec une curiosité inouïe. Une minute même, son visage déformé par la graisse exprima quelque chose de ce regard, mais les muscles cédèrent aussitôt, et une espèce de sourire crispa la bouche encore belle pour se perdre dans le repli des joues, la cascade de chair qui descendait jusqu’à sa poitrine serrée dans un gilet de velours grenat.

— Je ne sais qui l’accuse, ni de quoi, fit-il de sa voix grave. Jadis la théologie m’a souvent consolé de la politique, mais est-il encore un homme au monde capable de mener au terme ces controverses d’une si émouvante subtilité que nos bavardages les plus vifs semblent grossiers par comparaison…

(Il fit signe de la main à un petit homme chauve.)

— J’ai entendu conter que les familiers de M. Combes, et le ministre lui-même…

— C’est un renseignement inexact, répondit l’inconnu, d’une voix sans timbre. L’éminent homme d’État dont je m’honore d’avoir été dix ans l’humble collaborateur, n’a jamais pris part devant moi à de telles discussions, et il avait trop de respect des consciences pour courir volontairement le risque d’y jeter le trouble, par simple curiosité. Son indifférence, en matière de métaphysique, m’a toujours paru, d’ailleurs, absolue.

— Que de bêtises n’a-t-on pas dites ou écrites sur un tel sujet ! s’écria de son coin sombre le vicomte Lavoine de Duras. (Il fit suivre cette exclamation d’une gamme de sourires discrets.) Nos persécuteurs étaient, au fond, assez bons diables. Convenons-en ! La diplomatie romaine a multiplié les gaffes…

(Pour faire excuser ce mot hasardeux, il le prononça sur un ton suraigu.)

— Que Votre Grandeur me pardonne : l’Église n’a-t-elle pas eu, à un moment décisif, dans la personne de Pie X, son Chambord ?

Un discret murmure souligna cette allusion à la période héroïque de la vie du niais stérile, jadis pourvu d’un emploi de sous-préfet par la grâce de son cousin Doudeauville, et qui jouait depuis le rôle de grand seigneur démocrate et voltairien, bien que le vieux cœur puéril redoutât presque également la Révolution et l’enfer.

Par-dessus la table à thé, l’évêque de Paumiers lança vers son naïf interlocuteur une œillade assassine, puis caressant sa joue du bout des doigts, ainsi qu’une fille met son rouge, il souffla entre ses dents :

— La gaffe n’est-elle pas un des instruments du Pêcheur ?

De nouveau, le regard de M. Guérou brilla d’une lueur furtive, et le même sourire glissa sur sa face, sans parvenir à s’y fixer.

L’ancien collaborateur de M. Combes fit un pas en avant, et tendit deux doigts pétrifiés.

— Permettez-moi d’applaudir… commença-t-il.

Mais déjà M. Guérou venait au secours de l’éminent prélat :

— Faites comme moi, Jumilhac, dit-il. Apprenez donc à savourer paisiblement votre part d’un mot délicat, sans nous annoncer si bruyamment votre plaisir.

— Permettez, fit l’orateur, permettez ! Je n’entendais pas souligner… Je voulais seulement dire que c’est l’honneur de l’Église romaine, et que ce sera peut-être son salut de conserver dans son sein…

— Monseigneur agréera volontiers le témoignage évidemment impartial d’un ancien membre du Consistoire de Paris, s’écria généreusement Pernichon.

L’évêque de Paumiers salua.

— J’ajoute que depuis des années, je suis dégagé de toute préoccupation doctrinale, ajouta l’ancien chef de cabinet d’un ton sec, en laissant tomber sur l’auteur des Lettres de Rome un regard maléfique.

— Laissez-moi tirer la conclusion, supplia Monseigneur.

Il enveloppa son auditoire d’un sourire irrésistible.

— Nous sommes ici entre amis. Le cœur se délivre (il appuya l’index sur un des boutons de sa soutane). Toutefois ne donnez pas à ma boutade un autre sens que moi. C’était une malice sans la moindre amertume, quelque chose comme une plaisanterie filiale… Nos prêtres, dans notre diocèse, s’en permettent sans doute sur nous de plus dures, conclut-il avec un sourire paternel.

Mais à l’autre extrémité du salon célèbre, le vicomte Lavoine de Duras, dressé sur les ergots, criait à l’oreille d’un grand garçon calamiteux, vert de rage :

— Nous ne voulons pas !… Nous n’admettons pas !… Il ne saurait être toléré !…

— Quoi donc ? demanda M. Guédou.

M. Jérôme me rapporte à l’instant une conversation inqualifiable, entendue à Florence, chez le prince Ruggieri. On parle de faire échouer la candidature de M. Cénabre à Institut par une nouvelle condamnation arrachée par surprise à la Congrégation de l’Index.

— Je n’approuve pas la mesure ! protestait M. Jérôme, livide.

— Vous n’approuvez pas, hurlait l’imbécile déchaîné, mais néanmoins vous la jugez fatale. C’est déjà là, si je ne m’abuse, une manière d’approbation.

— Je prends mes sûretés en vue du pire, monsieur le vicomte, dit Jérôme, décidément hors de lui. D’ailleurs le chanoine Cénabre est de taille à se défendre seul. Toutefois si pareil abus est inévitable, une mesure compensatoire s’impose, et nous l’obtiendrons aisément, j’en ai reçu l’assurance, de la haute équité des mêmes juges.

— Je sais à quelle mesure vous faites allusion, fit doucement l’évêque de Paumiers, mais ne craignez-vous pas qu’une parole indiscrète…

Il tira de sa poche un minuscule étui de nacre, et goba deux pastilles, coup sur coup.

— Sa Grandeur a raison, dit Mme Jérôme, jusqu’alors muette. Ces controverses, entre nous, ne mènent à rien.

Elle prit dans son sac, pour la dixième fois, une mince plaquette, et parut s’absorber dans la contemplation de la couverture rose. Depuis la veille, elle méditait de l’offrir à Mgr Espelette, et cherchait à ce moment une occasion favorable. C’étaient là ses dernières poésies, éditées grâce à la générosité d’un amant. Elles s’intitulaient À mon Vainqueur et étaient dédiées à son mari.

— Je vois entre les mains de notre gracieux confrère, remarqua M. Guérou avec son habituelle perfidie, un livre tout neuf. Je sens d’ici — pauvre infirme ! — la page fraîche. Si mon vieux nez ne ment pas, je flaire en même temps une odeur bucolique, et parie pour de nouveaux vers.

— Vous avez gagné, maître ! fit douloureusement la pauvre fille dont un flot de bile inonda les joues, car elle ne doutait pas d’être encore prise au piège de son vice familier, mais sa vanité toujours béante ne redoute que le vide, et trompe d’abord sa faim.

Elle avança d’un pas.

— Puis-je offrir à Votre Grandeur, dit-elle, ces menus essais où son indulgence ne voudra sans doute retenir que l’intention. Je n’ai rien à donner au public, sinon les humbles joies de ma vie domestique, et leur seule sincérité fait le prix de ces simples poèmes.

— J’attendais leur publication avec impatience, dit aimablement le prélat, reposant le livré sur ses genoux. On me l’avait d’ailleurs annoncée.

— J’ai écrit à ce sujet quelques lignes dans les Annales chrétiennes, soupira le lamentable Pernichon. Il est réconfortant pour nous tous, alors que la religion sert de prétexte à tant d’œuvres confuses, d’une qualité d’émotion si trouble, parfois impure…

Mais de nouveau l’impétueux vicomte jetait le gant :

— J’avoue mon incompétence, fit-il. Cependant qu’il me soit permis de dire que nous sommes submergés par une vague de mysticisme dont l’excès, la démesure, outre qu’elle est susceptible de décourager les bons esprits, surexcite le fanatisme antireligieux. Ce qu’on n’ose ouvertement reprocher à mon éminent ami Cénabre, c’est d’avoir écrit sur la sainteté des livres sages, accessibles aisément à tout homme cultivé, d’un intérêt passionnant, mais faits néanmoins pour contenter le philosophe et l’historien.

— Peut-être l’historien l’emporte-t-il parfois sur le philosophe, ou du moins sur le strict théologien, concéda Mgr Espelette, mais il faut tenir compte aussi de l’importance des positions prises par la critique rationaliste, et de la nécessité où nous nous sommes trouvés de nous mettre au pas, coûte que coûte. Car l’Église, là comme ailleurs, ne se doit laisser devancer par personne.

Il posa délicatement sur le guéridon son petit poing fermé, sans doute dans l’illusion de marquer ainsi son indomptable résolution de vivre et mourir à l’avant-garde de son siècle.

La hardiesse de ce prêtre ingénieux n’abuse toutefois personne que lui. Sa lâcheté intellectuelle est immense. Impuissant à la concevoir, car son être tout entier défaillant, échappe à n’importe quelle méthode loyale de mesure, ne présente aucun point fixe, il n’en a pas moins la conscience obscure de ce qui leur manque et il ressent ce manque au plus creux et au plus chaud de son âme chétive et caressante : sa vanité. Le choix qu’on a jadis fait de lui a pu surprendre, mais n’a pas néanmoins fait scandale, car on le savait actif, instruit, gracieux jusqu’à l’importunité, empressé de plaire, et de mœurs irréprochables. Nul autre de ses prédécesseurs n’empoigna la crosse avec un plus vif désir de bien faire, de se donner sans réserve. Comme toutes les fortes passions de l’homme, l’ambition nous entretient dans un singulier état d’indifférence à l’égard d’autrui qui ressemble chez les plus vils à une sorte de candeur, comparable à la sinistre image, dans la corruption de l’âge mûr, des illusions de l’enfance. Comme l’enfant qui jette les bras au sein maternel, et croit donner le monde avec le baiser de sa bouche blonde, l’ambitieux n’apprend que tard, et par une cruelle expérience, à haïr ceux qu’il dépouille, car d’abord il les aime, trop heureux de commander pour n’espérer pas d’être obéi avec transport. « Désormais, je vous appartiens », disait Mgr Espelette à ses diocésains dans son premier mandement. Et tandis qu’il écrivait ces mots, son secrétaire particulier, déjà tout enflammé d’un saint zèle, et avide d’admirer son maître, le vit ruisseler de larmes, et pensa défaillir lui-même.

Hélas ! nul n’est moins digne d’amour que celui-là qui vit seulement pour être aimé. De telles âmes, si habiles à se transformer au goût de chacun, ne sont que des miroirs où le faible apprend vite à haïr sa faiblesse, et le fort à douter de sa force, également méprisées par tous. Son désappointement, fut tel que le malheureux put le sentir, à travers la triple épaisseur de son orgueil ingénu. Il s’offrait, que demandait-on de plus ? Sa bonne volonté n’allait pas au delà, et ce malentendu fut sa ruine.

On ne pense qu’à l’infortune des fous, et tel sot connaît pourtant une pire solitude. Certaine médiocrité d’âme, partout vénielle, peut faire de la vie d’un prêtre une aventure absurde et tragique. Les idées de l’évêque de Paumiers, ou du moins ce que sa suffisance nomme ainsi, sont celles du plus pauvre universitaire. Incapable d’une trahison délibérée, avec une foi d’enfant qui résiste à tous les caprices de sa cervelle légère, il a fait ce rêve insensé d’être seulement prêtre dans le temps, et il l’est dans l’éternité. « Je suis de mon temps », répète-t-il, et de l’air d’un homme qui rend témoignage de lui-même… Mais il n’a jamais pris garde qu’il reniait ainsi chaque fois le signe éternel dont il est marqué.

Comment s’en aviserait-il ? La conscience se tait. Pas une fois le danseur n’a touché terre, n’a repris contact avec un sol ferme et sûr. Il s’agite dans un élément sans consistance, plus ténu que l’air, et l’observateur qui regarde d’en bas ne saurait prêter aucun sens à ses détours imprévus. « Je tourne l’obstacle », dit-il encore. Mais dans le vide où il trace ainsi sa route illusoire, effacée à mesure, le pauvre homme ne recherche que lui, il est l’objet de sa poursuite, il est à lui-même la proie convoitée. Car prêtre par état, et peut-être par vocation, une part de lui-même n’en conspire pas moins sans cesse contre l’ordre dont il est le gardien. Là est le tragique de sa misérable destinée.

Aussi l’évêque de Paumiers croit-il au Progrès, et il s’est fait de ce Progrès une image à sa mesure. Cet agrégé, et qui porte son titre avec tant de fierté, a pu s’enrichir de notions sans délivrer son intelligence de la tyrannie de ses entrailles. Il pense avec les haines, les amours, les envies et les rancunes de son adolescence, et telle phrase de lui qu’on cite pour sa hardiesse ou sa nouveauté, n’est réellement que l’expression abstraite d’une humiliation subie dans sa jeunesse, mais toujours brûlante. Une telle bassesse fait la risée des gens au pouvoir, dont l’infortuné brigue l’amitié bien qu’ils ne lui dispensent, à son insu, qu’un cordial mépris, car les partis triomphants haïssent ordinairement leurs flatteurs. C’est en vain qu’il prodigue les gages, écrit des lettres retentissantes, se montre à chaque occasion entre un pasteur et un rabbin, dispute humblement leur place à ces fonctionnaires officiels. Jamais son orgueil n’a connu tant d’amertume, mais il est à cet âge où les erreurs et les vices de la jeunesse deviennent la chair et le sang, finissent par être aimés pour eux-mêmes, à proportion de ce qu’ils coûtent de déceptions et de larmes.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

M. l’abbé Cénabre nous a confirmés dans notre foi, reprit M. Jérôme que les premières paroles de l’auteur des Poèmes à mon Vainqueur avaient paru tirer brusquement de sa réserve habituelle, à en juger au moins par une rougeur furtive, d’ailleurs à peine visible sur le grain épais de sa peau.

Il glissa son regard entre les paupières mi-closes, vers le plaintif Pernichon, car s’il n’entend louer personne sans un serrement de cœur, sa propre femme plus qu’aucun être au monde exerce sa douloureuse envie, et il n’était pas près de pardonner au jeune Auvergnat malchanceux son admiration indiscrète pour une intolérable rivale.

Ayant ainsi tourné vers lui tous les regards, il inclina par un mouvement familier, sur l’épaule droite, sa petite tête triangulaire et de sa meilleure voix diplomatique, dont le son grêle et fêlé surprend toujours, ainsi qu’un pernicieux présage :

— Au profit du critique et de l’historien, on oublie trop le prêtre, dit-il. Pour être sans ostentation, son zèle est néanmoins connu de quelques-uns qui pourraient rendre témoignage de lui, si un scrupule honorable ne leur fermait probablement la bouche. Sans doute, je n’ai pas l’honneur d’être l’un de ces favorisés, mais j’en sais assez cependant pour sourire de certaines médisances perfides, ou même d’un certain silence qui n’est pas toujours désintéressé. Je ne surprendrai pas tout le monde ici en disant que M. l’abbé Cénabre, pour quelques privilégiés, est un conseiller — disons le mot : un confesseur incomparable.

Il passa doucement les doigts sur ses favoris au poil rare et triste, parut savourer en connaisseur le silence qui suivit. Tous les regards se tournèrent vers M. Pernichon.

— Je suis de ces privilégiés dont vous parlez, dit-il. Du moins, j’en étais encore il y a peu de temps. Mais je ne suis désormais plus rien pour M. l’abbé Cénabre qu’un admirateur respectueux de ses lumières et de son talent.

— Pourquoi donc ? s’écria Mme Jérôme avec une étourderie affectée.

L’imperceptible murmure qui s’éleva de toutes parts la fit rougir à son tour, et elle reprit d’une voix étranglée, qui se raffermit peu à peu :

— Je parais sans doute bien audacieuse ! Mais n’est-il pas vrai, Monseigneur, qu’un homme tel que M. l’abbé Cénabre échappe en quelque mesure à la loi commune, et qu’en sa faveur il est permis d’être indiscrète ? La décision de M. Pernichon peut avoir été prise fort naturellement, sans qu’il soit nécessaire de supposer… Faites-moi taire ! s’écria-t-elle en riant de toutes ses dents blanches. Je ne me tirerai pas toute seule de ce pas difficile ! Je suis une abominable curieuse, voilà tout !

Elle enveloppa son mélancolique adversaire d’un regard indéfinissable, où le simple mépris le disputait à une sorte de compassion maternelle, car elle ne désespère pas encore de joindre un jour à son riche butin cette petite proie, et elle le plaint sincèrement de ne savoir oser.

Mais, à l’extrême surprise de tous, M. Pernichon répondit avec une extraordinaire vivacité :

— Je n’ai plus revu M. l’abbé Cénabre depuis son retour d’Allemagne.

Il prit son temps, et comme malgré lui, terrifié de sa propre audace, d’une voix dont il s’efforçait en vain de dissimuler le chevrotement anxieux, il ajouta :

— Je ne le reverrai d’ailleurs jamais plus.

Cette parole étonnante tomba dans un silence glacé. Puis on entendit une sorte de grincement bizarre et sinistre qui s’acheva sur une note aiguë ; M. le vicomte Lavoine de Duras exprimait son mécontentement par un petit rire.

— Je suis désespérée d’avoir été la cause involontaire… commença Mme Jérôme.

— Ne vous désespérez pas, charmante madame, interrompit Mgr Espelette, serrant entre ses deux paumes une main imaginaire. Notre jeune ami s’est fait mal comprendre : il est trop sage et trop réservé pour engager si imprudemment l’avenir. Grâce à Dieu, nous le voyons encore à cet âge heureux où le mot jamais n’a pas de sens et ne saurait en avoir.

— Disons, du moins, que c’est un mot bien imprudent, bien peu sage, remarqua M. Guérou paternel. Mais nous sommes ici en famille, bien que dans un heureux état d’indépendance absolue à l’égard des uns et des autres. Et si — aux dieux ne plaise ! — notre liberté n’était entière, il conviendrait d’abord de respecter celle du plus jeune, et par conséquent du plus vivant d’entre vous.

Nul autant que cet homme étrange ne sait tirer d’un incident banal, d’une parole, d’un regard même ce qu’il recèle de vérité douloureuse, de tragique en puissance. Le moindre frémissement, les plus petites ondes de souffrance sont ainsi perçues par cette espèce de sens infaillible, et son extraordinaire sensibilité les capte aussitôt, ainsi qu’un récepteur délicat. Toute volonté qui fléchit, ou que travaille une imperceptible fissure, toute âme inquiète et défaillante est immédiatement discernée, comme aperçue du haut des airs, et sa curiosité plonge dessus. Curiosité si pénétrante, si avide que le malheureux qu’elle éprouve en subit malgré lui la contagion, comme ces femmes dont la sensualité s’émeut, dès qu’elles approchent, sans le savoir, d’un désir fixe et secret.

À ces indulgentes paroles, le trouble de M. Pernichon s’accrut, et le cercle parut se resserrer autour de lui, dans une espèce d’agitation silencieuse.

— J’ai pris à regret cette décision, et j’aurais voulu… il eût été préférable de garder le silence… si je n’avais eu des raisons de craindre que mon changement… mon changement d’attitude… à l’égard d’un maître toujours vénéré ne risquât d’être interprété maladroitement… défavorablement… une certaine médisance… peut-être…

— De tels scrupules perdent la jeunesse, dit à l’autre bout du salon une voix très douce. La vie est indulgente, elle arrange tout, il suffit de se servir d’elle avec ménagement, ainsi qu’on utilise un explosif dangereux, non pour creuser d’un coup la mine, mais pour détruire un par un les obstacles qu’on ne peut réduire par le pic ou la pioche… Permettez-moi de vous le dire avec la simplicité d’un homme de mon âge, qui n’a que de la sympathie pour un jeune confrère bien doué, ardent au bien, et d’une ambition légitime. Depuis quelque temps, mon cher Pernichon, je déplore certaines imprudences — d’ailleurs vénielles — disons certaines démarches imprudentes — qui s’accordent mal avec ce que nous savions de vous, de votre modération, de votre tenue, de votre précoce maturité. Soyons francs ! Votre article de l’Aurore nouvelle, par exemple, a fait trop de bruit pour être loué.

Ayant ainsi parlé, M. Catani reposa lentement, prudemment, dans les coussins sa tête exsangue. Le féroce vieillard dont personne au monde ne pourrait probablement citer une ligne, car il n’a jamais écrit depuis plus d’un demi-siècle que sous des pseudonymes impénétrables et dans des feuilles obscures et éphémères où il ne fait que paraître, ainsi qu’un voleur dépiste les gendarmes de garni en garni, n’en a pas moins la réputation, auprès d’habiles naïfs plus lâches que lui (et pour parler leur étonnant langage) d’un informateur religieux de très grande classe, dont les arrêts sont sans appel.

Le coup, sans doute inattendu, fit de nouveau trébucher Pernichon, qui depuis un moment s’efforçait de retrouver son calme, pareil au duelliste qui après une première bousculade a perdu toute notion de la distance, et prend timidement ses mesures du bout de l’épée devenue aveugle.

— Je ne comprends pas, dit-il. Je croyais au contraire avoir été agréable à M. Dufour en effaçant la mauvaise impression produite par un éloge, peut-être imprudent, de « l’Œuvre de l’Assistance dominicale », dont il juge le programme dangereux.

— Permettez, fit l’ancien membre du consistoire d’un air de dignité politique, je crains que vous ne commettiez ici une erreur involontaire.

M. Pernichon rougit de colère.

— Je l’ai — de mes propres oreilles — entendu dire…

— C’est une question de date, remarqua M. Jérôme, les yeux étincelants dans un visage immobile. Mon cher Pernichon, vous avez tort de négliger les dates : avant d’agir, prenez conseil du calendrier.

— J’ai dû parer au plus pressé, déclara M. Catani, sans daigner regarder sa victime, par une note insérée en dernière heure aux…

Il murmura le nom d’une feuille inconnue.

— Plutôt d’accabler notre jeune ami, vous seriez plus sage de l’instruire, dit Mgr Espelette, auquel l’embarras du malheureux faisait visiblement pitié. Sa faute — si faute il y a — me paraît, à moi, bien légère !

Il se retourna vers Pernichon ;

— Ces messieurs ne veulent que vous rendre service, mon cher enfant, ne vous échauffez donc pas. Depuis que M. le président du Conseil, par un geste qui l’honore, a fait choix de M. le baron Dufour en l’élevant au rang de sous-secrétaire d’État au ministère du Travail, il est possible, il est probable même que notre éminent ami se trouve tenu d’observer une certaine réserve à l’égard d’une œuvre d’ailleurs d’inspiration toute chrétienne, puisqu’elle a la bienfaisance pour objet…

— Et d’ailleurs subventionné par le ministre en personne, nota M. Jumilhac.

— Je le savais ! cria Pernichon. Mais l’œuvre italienne que patronne Mgr le nonce…

— Qu’il n’en soit pas question, trancha M. Catani. Chaque chose en son temps, mon cher confrère.

Il haussa les épaules avec dépit.

— L’œuvre à laquelle vous faites allusion, ou pour parler plus exactement la section française de cette œuvre, doit faire prochainement l’objet d’un rapport considérable à l’Académie des Sciences morales, dont M. Petit-Tamponnet est l’auteur. Le fait est connu de tous. Néanmoins, M. Lavoine de Duras…

— Parfaitement exact, fit le comte. J’ajoute que l’initiative de mon collègue M. Petit-Tamponnet est extrêmement ingénieuse et hardie. Je n’ai pas l’honneur d’être précisément ce qu’on appelle un homme politique : outre la jeunesse, il y faudrait encore une ambition que je ne connais plus. Mais je note, j’observe, je marque les coups avec intérêt… Vous souriez, mon cher maître, dit-il à M. Guérou.

— De plaisir ! répondit presque tendrement l’infirme, en déplaçant avec peine son buste énorme. Il y a toujours profit à vous entendre, car vous avez le secret d’un art que je croyais perdu, d’être frivole dans les choses sérieuses, et sérieux dans les frivoles.

Le regard de M. Lavoine de Duras exprima quelque inquiétude, mais ce ne fut qu’un éclair. Résigné à ne trouver que trop tard une réponse impertinente ; il se contenta d’agiter sa petite tête vide et sonore, comme pour chasser un insecte invisible, et l’inclina vers le gros homme, à tout hasard, d’un air d’ironie complice.

— Je n’ai aucun mérite à résoudre un problème aussi simple. Cette bagatelle est à la portée d’un enfant. Il s’agit de donner à M. Le Doudon une pure satisfaction d’amour-propre, ce que j’appellerai, vous le voulez bien, une satisfaction académique. M. Le Doudon s’est beaucoup dépensé en faveur de l’œuvre franco-italienne dans l’espoir légitime de voir appuyée par Mgr le nonce sa candidature au siège sénatorial de feu mon ami de la Béconnière. Cette candidature est devenue indésirable depuis que la « Concentration républicaine » a obtenu dans le nouveau ministère un portefeuille de sous-secrétaire d’État.

— Et pour une autre raison encore, remarqua mystérieusement M. Jérôme. L’échec de M. l’abbé Hochegourde dans la Creuse a été dû à l’opposition du Semeur chrétien. Or, M. Hochegourde appartient au groupe le plus avancé de la « Fédération démocratique laïque », dont le programme a sans doute des parties excellentes, mais risquait de nous compromettre un peu vis-à-vis de l’aile droite du parti catholique, dont l’évolution est très lente et qui s’en tient prudemment à la tradition radicale-socialiste, au chauvinisme près.

Mgr Espelette éleva vers le ciel ses petites mains blondes, où l’améthyste jeta son double éclair.

— Épargnez-moi, cher ami ! Épargnez la faiblesse de l’âge ! Je sais les nécessités de l’heure, j’envie la hardiesse de vos jeunes militants qui rêvent de devancer l’évolution au lieu de la suivre, je les vois prendre la tête de ces grandes masses démocratiques, avec leurs idéaux si divers et leurs innombrables drapeaux, pour les mener un jour, frémissantes et domptées, aux pieds du siège romain, je vois…

— Nous ne voyons rien, nous, Monseigneur, interrompit sèchement l’ancien membre du Consistoire. L’avenir sera ce qu’il sera : nous le servons tel quel. L’évolution démocratique est une des lois de la nature, et non pas seulement un fait politique que chacun peut se croire libre d’interpréter ou de solliciter à sa guise, dans un sens ou dans l’autre. En serions-nous donc encore là ! L’immense mouvement de libération sorti de la Réforme…

— De grâce, calmez-vous, cher et vieil ami, supplia Mgr Espelette. Ne parlons pas de ce qui divise, ne portons intérêt qu’à ce qui nous unit. Gloire aux hommes de bonne volonté ! J’ai été passionnément démocrate dès ma jeunesse, en un temps où il y avait encore quelque péril à l’avouer ; aucune réforme sociale ne me fait peur, et je crois néanmoins n’avoir jamais cessé d’être, selon mes forces et mes lumières, un prêtre irréprochable… Il est si simple et si doux de vivre en paix avec les hommes ! Et que faut-il ? Croire à la sincérité de tous, inébranlablement. Sans doute on s’expose ainsi à souffrir de quelques déceptions inévitables, mais le nombre en est bien petit ! J’arrive à la fin de ma carrière, du moins de ma carrière active. Eh bien ! je dois ce témoignage à mes semblables : j’ai connu très peu d’insincères.

Il baissa un moment les paupières pour mieux entendre le discret frémissement de sympathie qui fait chaque fois chanceler son cœur, et les yeux mouillés de vraies larmes :

– Mon cher monsieur Jérôme, ne prenez donc pas au sérieux un mouvement de révolte involontaire. Je sais quel sens exact, concret, le terme de chauvinisme peut avoir dans votre vocabulaire de technicien, que vous l’utilisez objectivement, sans haine ni mépris. Au sens élevé, humanitaire, universel du mot, vous n’êtes pas moins bon patriote que moi-même. Je vous fais néanmoins cet aveu, pour n’y plus revenir ; l’excellent abbé Hochegourde m’effraye un peu.

M. Jérôme, furieux d’avoir été interrompu, fit un geste vague et courtois, tandis que le comte Lavoine de Duras et M. Catani prenaient ensemble la parole. Mais le chevrotement de l’ancien préfet fut d’ailleurs bientôt couvert par une voix patiente et douce.

— C’est aborder, il me semble, beaucoup de problèmes, et des plus vastes, à propos du seul M. Pernichon, qui ne m’en voudra pas de voir avec regret renaître des discussions que nous avions abandonnées jadis d’un commun accord…

— Je m’excuse, déclara Mgr Espelette avec beaucoup de dignité d’un petit accès d’emportement…

M. Jumilhac l’interrompit :

— Pour rien au monde, fit-il, je ne voudrais moi-même risquer de compromettre une bonne et cordiale entente de plusieurs années sous le premier prétexte venu. C’est notre honneur à tous de rechercher ensemble, loyalement, dans de libres entretiens, à nous éclairer les uns les autres. En ce qui me regarde, j’ai conscience de n’avoir rien abdiqué, même par simple courtoisie à l’égard d’adversaires que je respecte (il salua l’évêque de Paumiers), des droits sacrés…

— Tous les droits sont sacrés pour quiconque prétend à leur usage, mon cher monsieur Jumilhac, reprit M. Catani sans élever le ton. Je me permettrai de féliciter plutôt M. Guérou, l’hôte éminent qui nous rassemble, de savoir esquiver, avec un tact exquis, des discussions de principes qui nous auraient bientôt séparés. Dieu sait quels services son aimable scepticisme nous a ainsi rendus ! J’avoue qu’en dépit de mes préférences il m’arrive bien souvent de m’en inspirer, dans les limites de ma modeste action. Puissent des jeunes gens comme notre ami ne pas compromettre par un excès de zèle involontaire les résultats péniblement acquis !

— Je ne sais à quoi vous faites allusion, dit Pernichon, qui sentait sur lui le regard apitoyé de M. Guérou, et croyait déjà y lire son destin. J’ai agi au contraire avec la dernière prudence. Je ne vois pas encore comment mon initiative pourrait compromettre l’effet attendu d’un rapport de M. Petit-Tamponnet qui doit toucher un public bien différent. Et d’ailleurs, en ce qui concerne l’opposition de M. l’abbé Hochegourde à la candidature de M. Le Doudon…

— Il n’y a pas d’opposition, remarqua M. Jérôme plus sèchement que jamais. Dans une affaire de cette importance, je m’étonne que vous puissiez employer ce mot ridicule.

— Permettez ! je ne suis pas un enfant ! s’écria Pernichon. Je n’ignore pas l’importance de la mission dont est chargé M. Hochegourde.

— Encore une imprudence ! mon cher confrère, commença M. Catani.

— Je parle ainsi en toute franchise et pour vous seuls, supplia M. Pernichon. En vérité, depuis deux mois, il m’est impossible de faire un pas, de prononcer une syllabe, d’écrire une ligne sans rencontrer une sorte d’hostilité…

— Hostilité ! glapit M. Lavoine de Duras.

— Je maintiens le mot, cria l’infortuné journaliste. Il y a là autre chose qu’une simple sollicitude…

— Vous êtes injuste envers ceux qui vous veulent du bien, dit M. Catani.

Sur son visage glacé, où les yeux font deux taches sans aucun éclat, une rougeur solennelle parut.

— Je ne parlais pas ainsi pour vous, monsieur, balbutia M. Pernichon.

Le regard de M. Guérou, l’espèce de compassion qu’il y croyait lire, et dont il ne pouvait comprendre la véritable nature, loin de lui rendre le calme, ne lui inspirait plus qu’une obstination désespérée.

— Je vous en prie, mon ami, mon cher enfant, suppliait Mgr Espelette qui ne comprenait pas. Vous vous exaltez terriblement !

— Depuis deux mois, je ne puis rien faire qui ne soit aussitôt blâmé, du moins critiqué amèrement. Hier encore, Mme de Pontaudemer se jugeait gravement offensée par le silence que j’ai gardé sur la campagne menée contre son frère par certains journaux réactionnaires. Or, j’avais pris conseil. On avait cru plus prudent de laisser les médisances tomber d’elles-mêmes. Qu’ai-je fait ? J’ai sacrifié deux articles déjà prêts, promis à mon journal. J’ai dû les remplacer au dernier moment par un compte rendu des fêtes de Sienne.

— C’était un bon sujet, brillamment traité, dit doucement M. Catani. Cela vous convient à merveille. Pourquoi n’êtes-vous pas resté dans la veine de vos premières Lettres de Rome ?

— Je ne demandais pas mieux, gémit Pernichon. On exploite contre moi des fautes imaginaires, ou de simples étourderies que tout le monde peut commettre. Mon directeur est excédé. Je le sens prêt à supprimer par dépit sa chronique religieuse. Il ne s’est décidé qu’à contre-cœur, sur mes instances, à faire une place dans son journal à nos informations. Je ne sollicite pas de louanges, mais enfin l’Aurore nouvelle a un tirage plus élevé que n’importe quelle autre feuille de sa nuance, et l’influence politique de M. Têtard est considérable, surtout depuis la formation d’un ministère Mongenot. D’où vient cet acharnement à me perdre dans l’esprit d’un directeur qui, bien que communiste, israélite et franc-maçon, a sur le problème religieux les vues les plus larges, les plus pénétrantes ?

— Nous savons que votre responsabilité est fort grande… dit mélodieusement M. Catani.

— Je le sais aussi ! s’écria Pernichon, avec une émouvante sincérité, l’expression d’un immense espoir. Car il venait d’interpréter tout à coup dans un sens favorable les paroles du puissant augure.

— Elle pèse trop lourd sur vos épaules, continua l’autre, imperturbable. De l’avoir acceptée — que dis-je ? — sollicitée même est une première faute. Vous en avez commis une plus grave encore en cédant à l’entraînement du jeu, en déployant une activité — pardonnez-moi — hors de proportion avec vos mérites, avec votre expérience surtout.

Il s’interrompit une seconde, passa un petit mouchoir sur son front blême. On entendit, dans le silence, la respiration courte de ses poumons rongés de phtisie, comparable au froissement d’un papier de soie.

Pernichon le regardait, fasciné. Jusqu’à ce moment, et tout au long des interminables semaines, où il avait senti peu à peu — lentement, mystérieusement – tourner sa chance, il avait compté sur ce dernier appui, contre toute évidence, avec le superstitieux entêtement du joueur. Sans doute nul ne fut jamais si sot, ni si chimérique d’espérer gagner l’amitié d’un homme, car on sait sa patience et sa douceur inaccessibles, impitoyables, aussi fermes qu’un mur d’airain. Mais il n’est pas impossible de tirer quelque avantage de son indifférence, ou même de son mépris, car on l’a vu parfois utiliser de ces sots inoffensifs et les associer pour un temps à ses entreprises, ou du moins aux obscures machinations et méditations qui les préparent, sa haine étant terriblement lente à s’échauffer.

— Je ne croyais pas… Je ne pensais pas… balbutia le jeune Auvergnat frappé au cœur, avoir mérité autre chose de vous que des critiques, des observations… dont j’étais prêt d’ailleurs à tenir compte… respectueusement… filialement… permettez-moi de le dire… Tandis que ce jugement d’ensemble… cette espèce de condamnation de mon passé, de mon œuvre…

Il tourna de tous côtés son pauvre visage enflé de larmes, et se leva brusquement, tenant toujours serré le dossier de sa chaise d’une de ses mains tremblantes.

— Hahahaââ… ah ! ah ! fit M. Guérou dans un bâillement.

On entendit le petit rire étouffé de Mme Jérôme que l’assistance reprit aussitôt en chœur, mais sur le ton d’une taquinerie respectueuse.

— Vous étiez assoupi, cher maitre, ne le niez pas ! s’écria Mgr Espelette.

— Il est bien possible, répondit M. Guérou, en promenant sur son visage sa main énorme et molle, toute rose. Mon infirmité n’était que laide, elle va devenir discourtoise, repoussante. Je sens couler dans mes veines un sang épaissi par la graisse, ma pauvre cervelle n’en peut plus. Je m’assoupis ainsi, comme on meurt.

Il se retourna en gémissant, prit sur le guéridon un verre d’eau glacée, le vida d’un trait, et à l’unanime surprise, essayant de jeter en avant son corps inerte, et le regard plus aigu que jamais :

— Cher Pernichon, fit-il, comme s’il n’avait rien perdu de ce qui venait d’être dit, vous êtes plein de science, de talent, de bon vouloir, et vos relations sont nombreuses et belles. Mais il faut vous guérir, s’il en est temps encore, d’un vice qui menace de réduire à rien toutes ces précieuses qualités. Je vois que vous voulez de la sympathie. Vous êtes altéré de sympathie. Cette sorte d’obsession maladive est plus dangereuse qu’aucun vice. Elle a mené au désespoir, et même au tombeau, des gens mieux armés que vous n’êtes…

À l’exception de l’évêque de Paumiers, dont le sourire ne s’altère pas aisément, et qui approuva, doucement de la tête, chacun reçut ces paroles ambiguës avec un certain frémissement. M. Catani pâlit.

— J’admire, au contraire, ce grand désir d’être loué, dit-il. Pour moi, je ne l’ai jamais connu. Les circonstances de la vie, mon goût de l’histoire, une certaine connaissance des hommes — et ma médiocre santé aussi en est cause — ne m’ont inspiré qu’un grand éloignement pour le bruit, les vaines disputes, les grandes entreprises téméraires, voilà tout. Je n’ai voulu être qu’un simple publiciste qui met au service d’une Église, tournée désormais vers l’avenir, plutôt son expérience que son talent.

— C’est ce que je disais, répondit M. Guérou insolemment. Voyez-vous, cher Pernichon…

— Permettez, fit M. Catani sans cesser de sourire. Laissez-moi poser une question à M. Lavoine de Duras : est-il vrai que M. Noualhac ait été reçu par Sa Sainteté en audience secrète, dès le début de ce mois ?

— Je l’atteste ! dit le vicomte. Nous le savons depuis une semaine déjà.

— Le Saint-Siège juge sévèrement certaines initiatives, hardies, condamnables même. Il voit sans plaisir la place faite à nos chroniques religieuses dans quelques organes d’opinion très avancée. Je tiens d’ailleurs le renseignement d’une source sûre.

— Il est exact, dit M. Jérôme. À telle enseigne que j’ai supprimé dans ma dernière chronique le paragraphe sur les affaires de Syrie.

— Serait-ce donc, soupira M. Catani qui ne respirait plus qu’avec beaucoup de peine, mortifier encore inutilement notre jeune ami que d’attirer son attention sur la probable, la vraisemblable inopportunité de la grande enquête qu’il médite de publier prochainement dans son journal sur l’Évolution de la conscience religieuse en France et en Allemagne ?

— Mon enquête ! cria Pernichon.

Ce fut comme le cri de ses entrailles, le cri de stupeur d’un homme touché par un coup porté à fond.

— Mais enfin, pourquoi, messieurs… voulut protester une dernière fois l’évêque de Paumiers.

— Mon enquête ! reprit le grotesque, devenu terrible.

Il respira douloureusement, pressant des deux mains sa poitrine. Puis ses mâchoires remuèrent avec violence, sans qu’il proférât aucun autre son.

— Jeunesse ! dit M. Guérou.

— J’ai seulement prononcé le mot d’inopportunité, remarqua M. Catani, qui flairait de loin, avec inquiétude, le dernier sursaut de sa misérable proie. Sans doute qu’un peu de patience…

— La patience ! tonna Pernichon.

Il essaya vainement de ravaler sa salive. Sa gorge était serrée comme par une convulsion tétanique, et il y sentait à grands coups battre son cœur. Enfin les mots trouvèrent leur issue, sa colère jaillit ainsi qu’un flot de sang.

— L’inopportunité ! La patience ! cria-t-il. Je verrais donc perdre en un moment le fruit du travail de dix-huit mois ! Alors que dimanche encore, vous, monsieur Catani, vous-même, corrigiez de vos propres mains mes notes sur l’affaire de Haguenau ! La patience ! Quelle atroce plaisanterie ! Comme si vous ne saviez pas mieux que moi que ces sortes d’enquêtes, qui exigent un labeur énorme, doivent paraître à leur heure, sont étroitement liées aux événements qui les inspirent ! Comme si…

— Mais publiez-la quand même, jeune homme ! grinça le vicomte Lavoine de Duras dans le tumulte. Quel incroyable scandale !

— La publier ? dit Pernichon. Où la publier désormais ! Je vois clairement la manœuvre. On s’est joué de moi. Je suis étranglé. Car mon directeur ne supportera pas cette dernière déception : ma chronique disparaîtra des colonnes de l’Aurore nouvelle. On m’aura volé jusqu’à mon pain. Oui ! tandis qu’on m’encourageait à une initiative aussi dangereuse, aussi hardie, qui devait consacrer ma carrière ou la compromettre sans retour, toutes les précautions étaient prises pour retarder la publication, puis la rendre impossible au dernier moment.

— Je ne vous permets pas ! commença M. Catani.

Mais il dut aussitôt serrer son mouchoir sur sa bouche pour étouffer un hoquet sinistre. La peur donnait à son visage une expression intolérable.

— Messieurs ! je ne comprends vraiment plus… De grâce, messieurs ! suppliait Mgr Espelette au désespoir.

— Pourquoi veut-on me perdre ! poursuivait Pernichon d’une voix déchirante. J’ai eu quelques succès, je les devais à mon travail, à la chance — que sais-je ? Ils n’ont fait de tort à personne. Mais depuis que M. Cénabre m’a congédié — car il m’a congédié — je sens qu’on a décidé ma ruine…

— C’est de la folie ! jeta M. Jérôme si froidement que le calme se fit tout à coup. Alors seulement on entendit la voix de M. Catani.

— Je vous pardonne une telle agression… si inattendue… si injuste… (il parlait dans un souffle). J’ai toujours aimé la jeunesse. Mais convenez-en vous-même : personne ici ne peut plus douter à présent que j’ai vu juste : vous ne vous possédez pas assez. Il faut se posséder… Qui ne sait se posséder n’apprendra jamais rien de ce que le dernier d’entre nous devrait savoir… Qui ne sait se posséder…

— Parlons-en ! s’écria Pernichon d’une voix si stridente que Mme Jérôme se boucha une oreille du bout de son doigt ganté.

— Pardonnez-moi… Je vous prie de m’excuser… Toutes mes excuses ! dit le comte Lavoine de Duras en agitant vers son hôte une main qui tremblait de lassitude et d’écœurement. Je crains… Je crains qu’il me soit impossible d’approuver le ton que va prendre… une discussion… D’ailleurs, ce tour provocateur, personnel…

— Asseyez-vous ! répondit M. Guérou, impassible. Vous ne comprenez pas. Qu’est-ce que cela peut vous faire, cher ami ?

Il était beaucoup plus pâle que de coutume, et bien qu’il souriât encore vaguement (par habitude), on eût pu deviner à un certain sifflement de ses narines, à un certain pli de ses énormes bajoues striées de rouge et de bleu, qu’il serrait fortement les mâchoires. D’ailleurs, personne ne parut remarquer cette espèce d’exaltation. Le vicomte Lavoine de Duras s’assit.

— N’insistez pas, Pernichon ! dit M. Jérôme. Vous répondrez plus tard… Vous expliquerez…

— J’approuve, j’approuve entièrement, paternellement… commença Mgr Espelette rose et confus.

Mais le publiciste auvergnat, pendant cette rapide passe d’armes, et toujours debout, n’avait fait que présenter tour à tour, à chacun des interlocuteurs, son front blême, ainsi qu’une bête acculée. M. Catani s’agita douloureusement sur sa chaise, puis se tint tranquille, et parut résigné à tout entendre. Le silence fut tel qu’on entendit distinctement M. Pernichon reprendre haleine.

— On ne me fera pas taire ! dit-il enfin… Mon enquête sera publiée coûte que coûte. Je me défendrai.

M. Catani interrogea des yeux Mgr Espelette, puis Jérôme, puis Guérou. Alors seulement, il murmura, et si bas qu’on l’entendit mal :

— Contre qui ?

— Contre vous ! cria Pernichon de la même voix glapissante qui avait exaspéré Mme Jérôme. Demain, il serait trop tard : je ne vous retrouverais plus. D’ailleurs ce que je fais est peut-être inutile : n’importe !… Monseigneur ! Monseigneur ! reprit-il en tournant d’une pièce tout son corps vers l’évêque de Paumiers dans un mouvement pathétique, je vous jure ! Je vous jure ! Depuis un an, je n’ai pas fait un pas, je n’ai pas écrit une ligne sans sa permission… Avant-hier encore… Oh ! j’ai commis des imprudences, je le sais ! J’ai mécontenté des gens puissants ! À qui la faute ? Il était, il était derrière moi. Je le jure ! « Je vous veux conduire les yeux fermés », voilà ce qu’il m’a dit. L’avez-vous dit ? hurla le malheureux.

— Incroyable ! Incroyable ! répétait le vicomte Lavoine. Intolérable !

— Une honte, une pure honte ! ajouta Mme Jérôme.

— Calmez-vous, je vous en conjure ! dit Mgr Espelette, plus suppliant que jamais. J’avoue que ce malentendu…

Et M. Guérou lui-même fit le geste d’un spectateur rebuté par un toréador maladroit.

À peine si Pernichon entendit ce murmure de dégoût, mais à travers ses larmes de colère impuissante, il vit son adversaire et comprit.

Il comprit qu’il arrivait trop tard, que l’homme qui était devant lui n’était plus une proie pour personne, et qu’à s’acharner encore, il se perdrait sans le perdre. En une seconde, et comme entre deux éclairs, il sentit l’indifférence profonde, insurmontable, l’énorme indifférence de ces gens rassemblés, polis par la sottise, l’illusion ou le mensonge, polis par la vie, comme des galets par le flot. La révélation d’aucune lâcheté, d’aucune trahison, n’était capable de ranimer en eux, même pour un instant, ce qu’ils s’étaient donné tant de peine à détruire, cette espèce de fierté humaine qu’ils méprisaient chez les autres, ainsi qu’une grossièreté, tour à tour dangereuse ou ridicule. L’élan désespéré du pauvre diable, sa sincérité mise à nu, loin de toucher leurs cœurs, les devait glacer, les fermait à toute pitié, n’était pour ces profonds calculateurs de choses frivoles qu’un spectacle répugnant. Si inconscients de leur propre faiblesse, mais ingénieux à la cacher, comment ne l’eussent-ils pas reconnue, avec honte et avec rage, chez le transfuge qui venait de sauter hors du cercle enchanté des convenances et fonçait droit devant lui — dans le public — pareil à un acteur devenu fou ?

— J’ai tâché de vous être utile, murmura dans un souffle M. Catani, de plus en plus livide. Mon… Ma pauvre expérience m’en donnait probablement les moyens… Je ne regrette pas de l’avoir fait… Mais votre… votre cruelle injustice… En vérité, il est moins possible que jamais de vous prendre au sérieux !

Il montra le creux de sa poitrine de sa misérable main maigre, luisante de sueur, et fit comprendre qu’il souffrait.

— Vous venez de commettre une mauvaise action, dit Mgr Espelette avec feu, en se tournant vers Pernichon. Il m’est pénible de le déclarer ainsi publiquement, mais je n’ai plus le droit d’être indulgent.

Une seconde, tous purent voir le malheureux Auvergnat flotter sur le silence qui suivit, ainsi qu’un bouchon de liège.

— Vous connaissez l’homme dont j’ai parlé, hurla-t-il. Aucun de vous n’ignore…

Mais il prit peur avant d’avoir porté à fond ce dernier coup, et au fléchissement de sa voix, on respira.

— Monseigneur ! supplia-t-il, ne me condamnez pas ! Comprenez-moi ! Veuillez me comprendre ! Je n’ai aucune haine contre M. Catani, pas l’ombre ! Je m’en veux de l’offenser ! Mais enfin ! Mais enfin, voyons ! Je défends ma situation, mes moyens d’existence, ma vie ! Mes moyens d’existence ! L’attaque n’est pas venue de moi, rendez-vous compte ! Non ! L’attaque n’est pas venue de moi ! Je ne demandais rien à personne, j’avais une modeste ambition, je faisais honnêtement mon métier. Pourquoi celui-ci m’a-t-il perdu ? Car il m’a perdu… Il a montré pour me perdre une adresse, une perfidie ! J’en donnerai des preuves ! Oui, je le prouverai ! Je… Je… Je le prou…

Il bégayait affreusement, exprès, pour gagner du temps, car, dans le désordre de sa pauvre cervelle, il voyait peu à peu, distinctement, la vanité de son accusation désespérée, l’impossibilité de fournir des preuves, et qu’elles ne seraient reçues de personne. Il avait perdu la partie. L’indignité de ce moribond fût-elle démontrée, ne retarderait pas d’une minute le désastre inévitable : l’enquête ne serait pas publiée, ne pouvait déjà plus l’être. À quoi bon ? Et pourtant…

Alors il fit, pour regarder en face son adversaire, un effort inouï. Il lui cria dans la figure :

— Depuis des années, vous vous êtes ainsi servi de vos jeunes confrères, vous en avez fait vos instruments, puis vous les avez jetés les uns après les autres. Qui vous a lu ? Personne. Quel titre avez-vous ? Aucun. Je vous défie de citer un homme en place, capable d’être votre répondant, de répondre de vous publiquement. L’expérience dont vous disposez est un mystère pour tout le monde. Mais quoi ! Vous n’avez jamais manqué de niais comme moi à compromettre : Erlange, Rousselette, Dumas-Mortier — j’en pourrais citer vingt autres. C’est vous qui avez perdu l’abbé Delange, puis vous me l’avez fait exécuter dans le Bulletin de Montmédy. Chacune de vos entreprises, chaque effort que vous avez tenté, pour sortir de l’ombre où vous vous rongez d’envie, pour cesser d’être une sorte d’intermédiaire anonyme, a été payé d’un désastre pareil au mien… Le mien sera inutile comme les autres, entendez-vous ? Inutile ! Parfaitement inutile ! Jamais ! jamais, au grand jamais, vous ne forcerez l’entrée de la presse, c’est moi qui vous le jure ! Vous m’avez volé ma place, vous ne l’aurez pas pour autant. On ne voudra pas vous l’offrir, et vous ne l’oserez pas demander ! Non ! vous n’o-se-rez pas la demander ! Voulez-vous savoir pourquoi ? Hein ? Vous voulez le savoir ? C’est que vous êtes de moins en moins craint, et de plus en plus méprisé !

Il serait absurde de croire que ces paroles insensées furent écoutées en silence. À l’exception de M. Guérou, chacun des spectateurs avait plusieurs fois tenté d’interrompre, et un véritable gémissement, tantôt aigu et tantôt grave, n’avait cessé de sortir des lèvres de l’évêque de Paumiers. Enfin, aux derniers mots de l’auteur des Lettres de Rome, le désordre fut à son comble, et une espèce d’émeute eût sans doute éclaté si la curiosité la plus brûlante ne l’avait alors emporté sur l’ingratitude. Car tous les regards s’étaient portés vers M. Catani avec une impatience féroce.

Rien ne peut plus troubler ces cœurs cruels dont la légèreté est à l’épreuve de toutes les mauvaises surprises de leur incohérente vie, pourvu que soit préservé un certain accord indispensable, un certain rythme, que soient observées du moins certaines règles mystérieuses auxquelles leur faiblesse se conforme d’instinct. Leur petite société artificielle vit et prospère en vase clos, et les passions qui s’y développent, si violentes qu’on les suppose, ne s’y expriment qu’en signes conventionnels, sont soumises à un contrôle sévère, à une discipline formelle qui en modifie rapidement le caractère et les symptômes. À la longue, rien ne ressemble moins à un vice ouvert, intrépide, que le même vice transformé par une dissimulation nécessaire, cultivé en profondeur. On peut faire cette observation partout, mais jamais plus utilement que parmi ces hommes singuliers qui vivent à distance égale du monde religieux et du monde politique pour s’entremettre patiemment, diligemment entre l’un et l’autre, maintenus dans l’ombre par la nature même de leurs manœuvres toujours secrètes, intermédiaires officieux et sans cesse désavoués, esclaves-nés des circonstances et des conjonctures, démagogues honteux, orthodoxes suspects, n’ayant rien en propre, ni la doctrine qu’ils empruntent naïvement aux partis triomphants, ni même le langage, calqué bizarrement sur le style des rapports et des mandements, avec ce tour impayable qu’une certaine littérature a propagé dans le monde. De servir une ambition démesurée, une envie exaltée jusqu’à la haine maladive du genre humain sous les apparences sacrilèges du zèle apostolique, quelle gageure ! Quelle entreprise à déraciner les âmes ! Comment ne pas prendre en pitié ces misérables que l’hypocrisie professionnelle, parfois presque inconsciente, a rendus si sensibles à l’air du dehors, au moindre choc, qui ne peuvent durer qu’à force de précautions et de soins minutieux, que le plus petit élan de sincérité détruirait sans doute, car ils ne sont plus en état de supporter une si forte dépense de leur être ! Et comment encore ne pas accorder quelque admiration, malgré tant de rivalités sournoises, à l’étroite solidarité qui les rassemble, à travers un monde hostile, ainsi qu’un malheureux troupeau !

Le premier cri de colère de Pernichon les avait d’abord frappés de stupeur, puis révoltés. D’ordinaire, un silence glacial, une muette réprobation eût suffi à faire rentrer le coupable dans le devoir, mais il avait, cette fois, passé outre. Alors, le groupe s’était senti menacé, faisait front contre un danger commun. Si surprenant que cela puisse paraître, aucun d’entre eux n’était plus capable de prêter la moindre attention aux preuves données par l’accusateur (à supposer qu’il en fournît), et la démonstration rigoureuse, irréfutable, de l’infamie de l’accusé, n’eût convaincu personne, n’eût pas même été entendue. Car toute violence leur est un outrage, les jette comme hors d’eux-mêmes, dans une espèce de délire sacré. Pareils à ces chiens qui, entre deux adversaires, sautent à la gorge de celui qui crie le plus fort, leur premier mouvement est de haïr et de réprimer l’audacieux, et ils attendaient, ils attendaient tous avec cette curiosité pleine d’angoisse que M. Catani rétablît l’ordre, exécutât ce fou périlleux, d’ailleurs prêts à se satisfaire de n’importe quoi, de n’importe quelle réponse, pourvu qu’elle fût traitée sur le ton qu’il faut, qu’elle permît de rentrer dans les convenances et la gravité.

— L’incident est clos ! murmurait déjà entre ses dents le vicomte Lavoine de Duras…

Et le nom même de Pernichon serait oublié à jamais, anéanti.

Mais il n’appartenait qu’au seul Catani de rendre possible une aussi heureuse conclusion. Or, la déception fut immense. Le publiciste ténébreux, sous le déluge d’outrages, perdait visiblement pied, se débattait, cherchait du secours. Ses yeux tristes se fixèrent un moment sur l’évêque de Paumiers avec une telle détresse, que Mgr Espelette, scandalisé, détourna les siens par pudeur. Enfin, il bégaya péniblement :

— On n’a jamais vu… Est-ce possible !… Après avoir tant fait pour ce jeune homme… Une telle intempérance de langage…

Puis Catani parut rassembler ses forces, vaguement conscient d’avoir trompé l’attente de tous, honteux comme un acteur qui vient de saboter son rôle, mais d’une voix molle, qui se rendait :

— Mon passé, la dignité de ma vie, la charité du chrétien me faisaient un devoir de laisser sans réponse une accusation calomnieuse, ramassée Dieu sait où ! On me reproche d’avoir fait mon œuvre en silence, de n’avoir brigué aucun honneur public… Oui ! j’ai fait ce sacrifice à mes convictions libérales et à ma foi religieuse, à mon respect du passé, à ma confiance dans l’avenir, de ne rien compromettre, de chercher constamment de ces formules d’union, de transaction, d’équilibre, qui gagneraient moins qu’elles ne perdraient à une excessive publicité. La petite influence dont je dispose…

— Vous m’avez fait perdre dans l’esprit de M. M. l’abbé Cénabre ! s’écria Pernichon.

Mgr Espelette se tordait les mains :

— Un nom comme celui-ci ne saurais être jeté dans un débat qui…

— Ce n’est pas moi qui l’ai prononcé le premier, dit l’Auvergnat. M. l’abbé Cénabre était mon appui le plus sûr, mon protecteur, j’ose ajouter mon ami. Par quels mensonges, par quelles insinuations…

— Laissez-moi, fit tout à coup M. Catani, avec une plainte lamentable… Je… Je ne suis pas en état de vous répondre…

Il porta aussitôt son mouchoir à ses dents, et, d’un geste brusque de son poing fermé, le déchira de haut en bas. Mais il le cacha si vite et si honteusement au creux de ses deux paumes, qu’à l’exception du vicomte de Duras, muet de surprise, personne ne remarqua ce geste singulier, si peu attendu d’un tel homme. Ils entendirent seulement le grincement aigu de la toile.

D’ailleurs, autour des antagonistes, l’agitation était à son comble, le désordre extrême. Mme Jérôme, pâle de rage, sommait l’ancien président du Consistoire d’intervenir, tandis qu’appuyé au dossier du fauteuil son mari lançait vers M. Pernichon quelques mots brefs et coupants que celui-ci ne pouvait entendre, tout occupé du vicomte qui le tirait brutalement par la manche et menaçait de le renverser. Enfin il échappa, et, dans le tumulte, à tue-tête, cria :

— Souvenez-vous de l’abbé Dardelle ! Souvenez-vous du 15 juin !

Il n’acheva pas, la main toujours gantée de Mme Jérôme s’étant appliquée avec force sur sa bouche. Un silence étrange, un silence stupide régna aussitôt. Nulle force au monde n’eût empêché les spectateurs de se tourner vers la victime, pour voir si le coup avait porté. L’histoire de l’abbé Dardelle est, en effet, l’épisode le plus tragique (le plus incroyable aussi) de la ténébreuse carrière de M. Catani. Le chroniqueur, alors connu surtout par ses intrigues auprès d’un évêque malheureux, exécuté depuis, passe, à tort ou à raison, pour avoir fait signer par ce jeune prêtre, inoffensif poète lyrique égaré dans la controverse moderniste, une petite brochure pleine de sucs et de poisons, qui, bien que tirée en secret, à un nombre minime d’exemplaires adressés tous à des amis sûrs, valut à son auteur supposé un blâme public et déshonorant, puis la censure et l’interdit. Son détestable et faible cœur n’en put supporter l’humiliation. Réfugié en Belgique, il acheva son désastre en épousant une maîtresse de piano wagnérienne, son aînée de vingt ans, laide et dure, qu’il aimait. Enfin, après avoir professé quelques mois dans une Université populaire de Liège, fondée par l’apôtre socialiste Vandeverde, il se tua d’une balle au front, le 15 juin 1907. Il léguait, dit-on, sa bibliothèque, le manuscrit d’une thèse, des vers inédits et sa mandoline à M. Catani.

Le vicomte Lavoine de Duras, saluant gravement, mais de loin, M. Guérou, traversa lentement la pièce et sortit. M. Pernichon, atterré de sa propre audace, ou peut-être délivré, suivait docilement Mme Jérôme, se laissait faire ainsi qu’un enfant. Sur sa barbe brune, un mince jet de salive pendait comme un fil d’argent.

Mais la violence de l’injure parut rendre à M. Catani quelque chose de cette impassibilité célèbre, où étaient venues se briser jusqu’à ce moment de plus fortes haines que celle du publiciste malchanceux. Du moins, ses anciens amis purent l’espérer. Une minuscule tache rose s’élargit un peu sur sa joue, et son mince visage, après un ou deux frémissements, s’immobilisa, terrible.

— Je ne cherche aucune revanche, dit-il. Je vous plains. Vous n’êtes pas mûr. Vous n’êtes pas mûr, voilà le mot. Quel fruit pensez-vous tirer de votre puérile agression ? Je crains au contraire qu’elle ne vous ait, ce soir, compromis inutilement. Qui ne préférerait un ennemi déclaré à un ami tel que vous ? Je ne vous pardonne pas, du moins ici, en public. Mon pardon, en un tel moment, achèverait de vous écraser sans apaiser, je l’espère, le trouble de votre conscience…

Un murmure d’admiration déchargea toutes les poitrines.

— Je connais les jeunes gens, je les aime, reprit-il avec un sourire d’agonie. Lorsqu’ils cèdent à une colère injuste, dès qu’on les voit perdre le sang-froid, le respect des aînés, d’eux-mêmes, et jusqu’au sentiment de leur propre intérêt, il y a cent à parier contre un qu’ils ne font que se venger ingénument sur autrui d’un remords généreux qui les travaille. Ils nous font porter le poids de leurs fautes. C’est qu’à cet âge une faute est lourde à porter ! On ne vit pas en paix avec elle ! Cher Pernichon !

Il avança drôlement la lèvre inférieure et passa dessus sa langue.

— Cher Pernichon, vous vous êtes perdu par trop de hâte à jouir de certains biens de ce monde. Vous avez cru, en toute bonne foi, ne devoir qu’à votre intelligence, qu’à votre talent, un petit succès mérité plutôt peut-être, au jugement des meilleurs et des plus clairvoyants de vos amis, par votre réputation d’excellent jeune homme, votre bonne conduite, votre esprit sérieux et réfléchi. Vous venez de dissiper ce soir une partie de cet inestimable trésor, ce qui vous en restait, du moins, car nous sommes quelques-uns à connaître… à savoir… Enfin vous aviez rêvé un riche établissement… Ceci n’est un secret pour personne. Le nom que je ne prononce pas est sur toutes les lèvres… Une si grande espérance vous a tourné la tête… Votre âge, cher Pernichon, nous autorise, je le crois, à parler ici, entre nous, librement, paternellement, de vos petites affaires. Le patrimoine d’un jeune homme sans expérience est un peu la chose de tous, est sous le contrôle et la protection des gens de bien. Les soucis d’argent — alors qu’on est près de toucher le but, qu’on n’a plus devant soi que cet obstacle abject — durcissent le cœur, vous rendent capables de beaucoup d’imprudence, et peut-être d’infamies, telles que — n’en disons rien ! — Enfin…

— Vous êtes le plus indulgent, le plus noble cœur que j’aie jamais connu ! s’écria Mgr Espelette.

Et dans son enthousiasme, il prit la main luisante et la pressa sur sa poitrine.

Mais M. Catani ne souleva même pas les paupières. Il parlait d’ailleurs avec une lassitude accrue, à grand’peine, comme s’il récitait une ennuyeuse leçon apprise par force, et qu’il eût hâte d’en finir au plus tôt. Bien que la riposte fût merveilleusement celle qu’on attendait de lui, ceux qui l’écoutaient y cherchaient en vain le ton, l’accent, ce je ne sais quoi qui donne à l’allusion perfide sa pointe et son fil, comme pour l’enfoncer dans le cœur. Les paroles enflammées du prélat ne dissipèrent point ce malaise étrange.

— …Enfin, vous avez tort de penser que j’ai fourni sur vous le moindre renseignement défavorable. On ne m’en a pas demandé. À peine si l’occasion m’a été fournie de faire quelques réserves — d’accord avec votre éminent ami, M. l’abbé Cénabre, auquel j’avais avoué mon scrupule, touchant l’embarras momentané dont je parlais il y a un instant… Ces dépenses excessives… peu justifiées…

— Mes dépenses excessives ! gémit M. Pernichon. Non ! non ! fit-il en s’arrachant des mains de Mme Mme Jérôme, laissez-moi ! laissez-moi tous ! C’en est trop ! Ah ! je sais ce qu’il prépare depuis cinq minuties. Je le vois venir ! Au moins, vous me permettrez… je vous expliquerai d’abord…

— Voyons ! voyons ! il sera temps de vous expliquer tout à l’heure, dit Mgr Espelette, avec une douceur impitoyable.

Et il ajouta ces mots dont sa candeur était loin de concevoir l’innocente barbarie :

— Vous criez avant qu’on ne vous écorche, mon cher enfant.

— Je crois, néanmoins avoir assez prouvé ma bonne volonté, reprit M. Catani, visiblement à bout de forces et qui achevait de vider son venin comme on meurt, en vous prêtant seize mille francs.

Un cri unanime le paya aussitôt de sa peine. Ce ne fut pas même un cri, ce ne fut qu’un profond soupir, une sorte de plainte plus décisive qu’aucun cri. Nulle révélation ne pouvait être aussi accablante en un tel lieu, devant de telles gens, et préparée avec tant d’art. Pernichon, qui l’attendait cependant, eut un gémissement horrible, une convulsion de tout son pauvre corps disgracié. Puis il éclata en sanglots.

— Vous les avez offerts ! Vous m’avez presque contraint de les recevoir ! Oui ! Il me disait que je devais quitter ma chambre garnie de l’hôtel Léon-XIII, m’installer convenablement, acheter des meubles. Que c’était un sacrifice à faire indispensable. Que le soin de ma carrière l’exigeait, qu’il était temps de m’imposer — bien d’autres raisons encore ! Je vous en prie ! Comprenez-moi ! La publication de mon enquête était décidée, le volume retenu par les éditions Fides, je m’étais engagé à rembourser avant la fin de cette année. Que risquait-il ? J’étais dans sa main. En la refermant, il me brisait. D’ailleurs… d’ailleurs mon entrée dans la famille de… du… Hé bien, oui, qu’importe ? Vous le savez tous ! — dans la famille Gidoux-Rigoumet m’aurait permis de lui être utile. Oui ! oui ! voilà dix ans que vous briguez la succession du comte de Verniers à la Revue de l’Univers !

— Quelle écume ! dit seulement M. Jérôme.

Alors la voix de M. Quérou s’éleva, cette voix grêle qui vibre dans son arrière-gorge, lorsqu’en pleine confusion, en plein désordre, délaissant une minute la mort attendue et urgente, il se dilate et s’épanouit :

— Permettez, jeune homme. Ce calcul n’a rien que de vraisemblable et de légitime de la part d’un écrivain dont nous savons qu’il a l’étoffe d’un homme d’État. Mais s’il est vrai qu’il a besoin de vous, pourquoi vous perdrait-il aujourd’hui ?

— Je ne sais… Je ne sais pas… balbutia le malheureux… Je sais qu’il me perd, voilà tout. Pour moi, cela suffit ! Quand même, rendez-vous compte !

Il épongea son front ruisselant.

— Seize… mille… francs… Seize… mille…, fit soudain M. Catani, avec un petit rire glacé.

Mgr Espelette et Jérôme échangèrent le même regard anxieux.

— Notre vénérable ami n’en peut plus, remarqua l’évêque de Paumiers. Cette scène l’a brisé. Monsieur Pernichon ! je vous en prie…

— Extrême imprudence… continua M. Catani du même ton. Dangereuse imprudence… Quelle prodigieuse imprudence !…

Il s’agita sur sa chaise, convulsivement, comme si, dans le désastre de l’âme, le vieux corps s’opposait une dernière fois, de toutes ses forces, à l’imminente trahison de la conscience, prête à livrer son secret, le secret gardé tant d’années.

Mme Jérôme poussa Pernichon vers la porte, et revint s’asseoir avec autorité auprès du malade, dont elle prit la main dans les siennes.

— Il a eu mardi dernier une hémorragie des plus graves, confia-t-elle à Mgr Espelette. On peut s’attendre à tout. C’est une scène hideuse !

— Je m’en vais demander d’urgence une voiture, dit M. Guérou. Dénouez toujours sa cravate et faites-lui respirer un peu d’éther. Voilà le flacon.

— Laissez-moi… murmurait le moribond. Laissez-moi ! Ne m’interrogez pas… Vous me fatiguez horriblement… C’est inutile… absolument inutile… Je ne vous répondrai pas… La plus grande discrétion…

Il lança devant lui sa main ouverte, saisit au passage le bras de l’évêque de Paumiers, inclina dessus son visage :

— Écoutez-moi ! fit-il.

Mais presque aussitôt sa bouche se referma si violemment qu’on entendit le claquement de ses mâchoires. Alors, il se mit à secouer la tête de haut en bas, lentement, plus lentement, ainsi qu’un homme cède au sommeil, puis son menton retomba tout à fait sur sa poitrine, et les paupières, qu’il avait tenues jusqu’à ce moment baissées, se levèrent, découvrirent peu à peu un regard fixe, trempé de larmes, et tout débordant d’un rêve que personne n’avait jamais vu. Un caillot de sang jaillit de sa gorge et tomba sur le tapis.

— Il va mourir ! cria Mme Jérôme.

— Taisez-vous donc ! dit Guérou. La mort n’est pas si facile : J’en sais quelque chose. Le voilà déjà beaucoup mieux. Écartez-vous ! C’était ce crachat qui l’étouffait.

Les couleurs revenaient en effet au front de M. Catani, qui, tout à coup, sans laisser paraître le plus léger embarras, mais avec une grande douceur :

— J’ai pu vous donner de l’inquiétude, fit-il. Les premières chaleurs m’incommodent énormément, et je dois me montrer plus vigilant qu’à l’ordinaire, à cette époque de l’année.

— Nous sommes guettés, Catani ! Nous sommes guettés ! cria M. Guérou d’un ton jovial. Pour vous et moi, chaque heure du jour est une embuscade, dont nous nous tirons de notre mieux. La pauvre carcasse n’en peut plus. Méfiance !…

— Je vais beaucoup mieux… beaucoup mieux… infiniment mieux…, protesta le moribond. Les mois d’été sont les meilleurs. Dès l’automne, vous me verrez partir pour la Corse, chez le comte Sapène, qui m’honore de son amitié. J’aurai à faire le printemps prochain. Les élections seront à gauche : il s’agit, dès à présent, de manœuvrer avec une prudence extrême. Nous touchons au but. Les socialistes sont extrêmement bien disposés. Le discours de M. de Reversot, au dernier congrès des Jeunesses, a eu les résultats les plus heureux. Ce sera la consolation de ma vie d’en avoir, sinon dicté les termes, du moins inspiré les meilleures formules, celles qui s’ouvrent sur un magnifique avenir, annoncent un renversement prochain des partis et des alliances qui sera la grande révolution des temps nouveaux.

— Reposez-vous, supplia Mme Jérôme, presque tendre.

Jamais, en effet, M. Catani n’avait parlé si longtemps, et ce bavardage fébrile, haletant, marquait plus qu’aucun autre symptôme sa faiblesse et son angoisse.

— Le grand tort de certains d’entre nous (en petit nombre) est de laisser intervenir, dans ces discussions délicates… (ici sa voix trembla) de… de ces imprudents qui… pareils à celui que vous entendiez tout à l’heure… (depuis plusieurs mois il m’a, hélas ! si cruellement déçu !) ont… ont tendance… une certaine tendance à se hâter, à bouleverser… Ce n’est que trop vrai ! Ah ! oui, ce n’est que trop vrai… J’aime la jeunesse, et celui-ci n’est pas le premier qui m’ait fait commettre des sottises… des folies… de véritables folies !… J’ai mis tant d’obstination… d’entêtement même !… à trouver un jeune collaborateur, ardent, enthousiaste !… Ils me délaissent tous… Un autre que moi dirait qu’ils me trahissent… Vous venez d’en avoir la preuve.

Il s’agita sur sa chaise, serrant les dents pour ne pas gémir. Et il griffait doucement de ses ongles le velours de l’accoudoir.

— Je suis bien puni, Guérou, de m’être confié à autrui… J’avais horreur de la réclame, des querelles, du public. Et puis encore, ma faible santé. Voilà bien des années que j’attends ! Je me possède, voyez-vous… tout est là… Il faut se posséder… On finira par rendre justice à ma politique… une politique bien humble… bien concrète… Dès le printemps prochain…

— La voiture est à la porte, dit M. Guérou.

Mgr Espelette sortit le dernier.

Son émotion était encore si forte qu’il renvoya son chauffeur, et résolut de gagner à pied la rue de Bellechasse (il était l’hôte, à Paris, de l’ancien ministre Pupey-Gibon, député radical de la Côte-d’Or, son camarade de l’École normale). Il se reprochait — car le scrupule de cette âme désarmée est douloureux et incessant — de n’avoir pris parti avec plus de vigueur, il n’eût su dire d’ailleurs pour qui, le désespoir de Pernichon l’ayant profondément ému, bien qu’il sentît toujours pour M. Catani la même estime mêlée de crainte, ou peut-être d’un secret dégoût. — J’aurais pu agir à temps sur le jeune homme, l’apaiser, l’éclairer sur son imprudence… » Chose étrange ! il ne doutait guère que l’infortuné publiciste n’eût dit vrai, et pourtant la perfidie de son redoutable adversaire ne révoltait pas son cœur. La sérénité de ce sot se distingue à peine du pessimisme le plus noir, et il a des hommes le même mépris qu’un notaire ou qu’un policier, mais inconscient, stupide, inaltérable. Une fois pour toutes, et malgré la réelle honnêteté de ses mœurs, sa juste sévérité pour lui-même, il a donné au mensonge, à la duplicité, à l’ambition, à l’envie, à la haine, des noms rassurants, il leur a trouvé des synonymes exquis dont il est la première dupe. Ce qu’il appellerait volontiers chez lui, si du moins il était assez vil ou assez hardi pour la commettre, trahison, prend, dans sa bouche, à l’égard d’autrui, le surnom beaucoup plus favorable de tricherie ou d’excessive habileté. Pareillement, certains provinciaux s’imaginent qu’une Parisienne élégante ne saurait être que perdue de mœurs. Ainsi ce naïf compliqué croit dur comme fer qu’un homme de lettres, un journaliste, un député, même de l’espèce bien pensante, bénéficie d’une sorte d’alibi moral, a droit à un traitement de faveur, ne peut être tenu, avec le commun des êtres raisonnables, d’observer les règles élémentaires de la simple honnêteté. Il éprouve, à connaître, à fréquenter d’aussi près ces privilégiés, à s’en servir, la même équivoque fierté du fils de famille faisant honnêtement sa partie dans un tripot, et finissant par se lier d’amitié avec des grecs et des filles, qu’il montre de loin à de jeunes cousines stupéfaites. Cette indulgence souriante, ce scepticisme à fond de candeur, fait l’admiration de ses vicaires, et il passe avec honneur, dans sa petite ville, pour un Talleyrand démocrate, dont le directeur du grand séminaire et quelques vieux prêtres attardés déplorent (non moins candides !…) les compromissions et l’audace. C’est ainsi que ce niais a tenu l’invraisemblable gageure, restant lui-même sans reproche, de perdre, à l’égal d’un aventurier, un certain sens du juste, la pudeur de l’honnête homme.

Tel quel, il n’osait pas s’avouer, ce soir, qu’il était content d’en avoir fini, mais il en savourait, tout en marchant, l’allégresse. Il serait le lendemain à Paumiers. On ne le reverrait pas avant la Toussaint. D’ici là, le jeune Auvergnat serait oublié, après beaucoup d’autres, qui valaient mieux que lui ! Car les partis avancés, quels qu’ils soient, font une forte consommation d’hommes… Ou peut-être Catani ?… Mais il appartenait à la race de ces moribonds éternels… Il sursauta de déception et de colère en entendant la voix de Pernichon.

— Monseigneur !… pardonnez-moi… Je vous suis depuis un instant… Je vous supplie de m’écouter… Vous êtes mon seul espoir… Je ne puis plus compter que sur vous !

— Je… Je rentrais chez moi, dit mélancoliquement l’évêque de Paumiers (il réprima très vite ce premier mouvement d’humeur). Quelle aventure, mon enfant !

— Je suis perdu ? interrogea le pauvre diable, n’est-ce pas ?

Puis il fit quelques pas en silence. Sa fureur était aussi complètement tombée que possible. L’indignation est pour lui une dépense trop forte, intolérable. Tout son être, son regard inexprimable, tout son corps même, implorait le pardon, n’importe quel pardon.

— J’ai été trop loin… murmura-t-il

— Mon enfant, reprit le prélat, je suis heureux de vous retrouver si sage, dans ces dispositions excellentes… édifiantes… vraiment chrétiennes… J’en rends grâce à Dieu.

— Je vais… Il ne reste qu’à me tuer, dit Pernichon.

Mgr Espelette s’arrêta stupéfait.

— Vous ne parlez pas sérieusement ? De telles paroles, à moi ! Je… Vous venez de me faire une peine immense, mon enfant !… C’est… Enfin, c’est un blasphème… Vous !

Il s’était remis en marche, il hâtait le pas, fuyant presque.

— Qu’ai-je été faire aujourd’hui chez M. Guérou ? gémit-il. Ma place n’était pas là. Sans doute, mon cher ami (il passait paternellement son bras sous celui du chroniqueur), vous venez de parler dans un accès… dans un léger accès de délire. Vous regrettez déjà… Si ! Si ! je le sais ! Mais ce trait me confirme dans cette idée — qui m’est trop familière, hélas ! depuis quelque temps — que les luttes politiques et sociales ont pris un caractère… Oui ! même entre nous, si pleins de zèle et de bonne volonté ! — un caractère d’acuité… de violence… Ainsi vous-même, cher jeune ami !… cette passion…

— J’ai brisé ma carrière, interrompit le malheureux, sans entendre. Je suis perdu. Je suis absolument perdu. D’ailleurs, l’affaire était décidée depuis longtemps. J’ai été tiède, beaucoup trop tiède, trop prudent, à la dernière élection sénatoriale… J’avais voulu me ménager… Je me croyais capable d’être un intermédiaire utile, le moment venu… On pouvait craindre une certaine réaction… Le cardinal Riccioti…

Il se heurta rudement au parapet de pierre. Il chancelait comme un homme ivre.

— Un mot d’abord ! interrompit Mgr Espelette avec une grande autorité. Retirez, retirez devant moi, à l’instant, les paroles malheureuses, impies… que vous avez prononcées.

— Quelles paroles ? demanda l’Auvergnat, béant.

— Vous le voyez ! J’en étais sûr ! triompha l’évêque de Paumiers. Vous n’avez jamais été sérieusement tenté de vous livrer sur vous-même… de commettre le crime des crimes… Dieu ne nous abandonne jamais ! Vous pouvez poursuivre, conclut-il sur un ton de supériorité discrète. Je vous écoute.

— Hein ? dit Pernichon.

— Vous avez prononcé tout à l’heure le nom du cardinal Riccoti…

— Je pourrais évidemment faire des excuses, continua l’auteur des Lettres de Rome… mais à quoi bon ? Il y a eu trop de témoins… D’ailleurs, M. Catani est désormais assez prévenu contre moi… Il devra se défendre… Son intérêt l’exige…

— Si vous croyez que mon intervention ait chance de vous être utile ? demanda Mgr Espelette. Je retarderais volontiers mon départ. Voyez-vous, mon cher enfant (car, après ce qui vient de se passer, je me sens autorisé à vous parler en père), il n’est rien de plus dangereux, de plus maladroit, que d’irriter vainement un ennemi, pour rien, pour le plaisir, pour la seule joie de l’humilier. Dieu seul est juge des intentions. Notre devoir est de ne jamais condamner — du moins jusqu’à la limite extrême où la bienveillance devient aveuglement ridicule — un adversaire sur ses intentions… Je puis essayer de faire comprendre à M. Catani que vous avez cédé à un entraînement excusable à votre âge, que vous ayez été trompé par certaines apparences défavorables — ou peut-être imprudemment conseillé… que sais-je ?

Depuis une minute, Pernichon le fixait d’un regard indéfinissable, triste et sauvage. Il retira violemment son bras.

— Monseigneur ! dit-il (sa voix se brisait horriblement), il n’est pas possible que vous ne le méprisiez pas ! Dites-moi du moins que vous le méprisez ! Dites que vous le méprisez, j’endurerai tout. Je vous en conjure !

L’évêque de Paumiers haussa les épaules.

— À quoi cela pourrait-il vous servir ? Quel profit retirerez-vous d’une parole que mon goût, mes habitudes, l’habit même que je porte m’interdisent de prononcer ?

— Je suis las !… soupira Pernichon. Affreusement las. Je ne sais pas ce que j’ai… Je crois que je vais mourir.

Il passait dans sa barbe une main défaillante.

— Ne me quittez pas ce soir ! s’écria-t-il tout à coup.

— Quel enfantillage, dit Mgr Espelette, après un long silence. Vous êtes un enfant, un grand enfant. Cela passera. Ce soir même, je vous le promets, vous serez plus sage. C’est simplement une heure de votre vie pénible à surmonter. Accordons-le. Mais la réflexion, l’énergie viennent à bout de tout…

Il reprit le bras de Pernichon sous le sien ; il caressait de sa belle main la manche du pardessus, avec un ronron léger des lèvres.

— Je vous le jure, Monseigneur, poursuivait le malheureux… J’ai besoin… Oh ! j’ai besoin… comment dirais-je ? J’ai besoin… ah ! j’ai tellement besoin de… de sympathie !… de votre sympathie ! Depuis quelques semaines — je ne devrais pas vous l’avouer… je sens que je vais achever de me perdre dans votre esprit… depuis des mois, je ne sais absolument plus prier !

Une sincère émotion — et peut-être quelque chose de plus — apparut dans le regard du compatissant prélat ;

— Vous devez vous ouvrir à quelque prêtre consciencieux, réfléchi — mais éclairé, sachant le monde… Le choix n’en est pas facile ! Hélas ! pourquoi tant de nos confrères, et parmi les plus zélés, manquent-ils si souvent de cette largeur d’esprit indispensable ?… Avant que de vous conseiller, je désire me remettre, peser le pour et le contre. C’est une entreprise délicate ! Accordez-moi que je ne pouvais m’attendre… Notre entretien vient de prendre un tour…

Il sourit, secoua gentiment le bras qu’il sentait frémir, allongea son index, tâta le maigre poignet.

— Vous avez la fièvre ! Du moins vous êtes en plein état fébrile… Quelle folie ! Comment une simple altercation a-t-elle pu vous bouleverser à ce point ? Ne prenez donc pas au tragique des malentendus… Oui ! oui !… ajouta-t-il aussitôt en rougissant légèrement, je pense aussi à ce malentendu d’ordre plus intime, cette crise de sécheresse qui vous détourne de la prière… Il y a péril, mon cher ami, à se laisser obséder par ces menus épisodes de la vie intérieure… C’est une des formes de la tentation qui… Non ! non ! croyez-le bien : je ne suis pas — grâce à Dieu ! — de ces hallucinés qui voient le démon partout, en parlent à tout propos. Nous prêterions inutilement à rire aux maîtres de la psychologie moderne, dont je suis loin de repousser toutes les thèses… Les défaillances de notre nature suffisent, dans la plupart des cas… suffisent à expliquer des… des incidents… Ici le moraliste et le théologien sont d’accord (ils devraient toujours l’être !). Le travail, l’exercice, la pratique des devoirs d’état…

— Quels devoirs d’état ? fit Pernichon. Je n’ai plus de devoirs d’état. Je n’ai plus rien. Comprenez donc ! Ce qui vient de se passer il y a un moment pouvait être prévu, prédit à coup sûr. C’était la crise inévitable, la manifestation matérielle… concrète… Ah ! ma perte était déjà consommée !… J’ai cessé de plaire, parce que j’ai cessé d’être utile. Je suis brûlé, — voilà le mot, — je suis brûlé ici et ailleurs, je suis brûlé partout !

— Allons ! dit le prélat. L’appui de M. Gidoux… En quoi la rancune de M. Catani (je le dis entre nous… car enfin… M. Catani ?…) pourrait-elle changer quelque chose aux dispositions favorables de l’illustre professeur au Collège de France ?…

M. Pernichon tourna vers lui un regard égaré :

— Mais il n’y a rien… il n’y a rien, avoua-t-il avec une sorte de haine… Je n’ai aucune raison sérieuse de croire à un projet si avantageux, si honorable pour moi… À peine une certaine sympathie… les relations que j’entretiens… Oh ! voyez-vous… ce n’était qu’un rêve ! J’ai fait cette folie, voilà quelques semaines, de laisser croire à M. Catani… Je sentais qu’il se détournait de moi, qu’il m’échappait… Oh ! Monseigneur, ce mensonge m’a coûté cher ! Dès ce moment, il m’a pris en exécration. Comment pouvais-je me douter ? On m’a dit qu’il négociait le mariage de Mlle Gidoux avec Jean Delbos !

— En sorte… c’est prodigieux ! incroyable ! en sorte que vous vous êtes sacrifié — offert en holocauste ? — à une innocente vantardise ? À rien ?

Il contemplait avec ébahissement ce personnage fallacieux, ce fantôme qu’une semaine de Paris effacerait pour jamais, qui disparaîtrait sans avoir jamais rien eu en propre — pas même ce dernier désastre, dont le prétexte était aussi fallacieux que lui.

— Mon pauvre enfant ! Mon pauvre enfant ! Mais pourquoi…

— Ne me demandez pas pourquoi ! gémit le malheureux. Ce n’est pas le seul mensonge… J’avais quitté Aurillac plein d’illusion : je souhaitais être un journaliste — qui sait ? peut-être un écrivain… J’avais une recommandation du vicaire général… Je suis tombé en pleines élections, en pleine intrigue. J’ai soutenu brillamment à Châlons-sur-Marne la candidature d’un radical modéré, pour barrer la route au conservateur. J’ai réussi. C’est ce qui m’a perdu ! Hélas ! je me vois tel que je suis. Je n’ai pas de talent… Non ! je n’ai pas de talent. Sans l’intrigue, je n’eusse fait ombrage à personne… Mais je rédige un rapport à merveille : voilà tout le mal. Ces gens-là, ils passent leur temps à faire des rapports… Si ! Si ! vous le savez bien ! Ils les rédigent rarement ; ils ne les signent jamais… Oh ! c’est un monde si compliqué ! Je suis trop las pour commencer autre chose. Je suis perdu…

Il baissa la tête et parut sommeiller en marchant, poussant l’un devant l’autre ses pieds plats, indifférent, accablé… La Seine, à leur gauche, ruisselait d’une lumière dorée, qui venait mourir aux rives dans une double frange d’écume bleue, et l’air était déchiré de cris d’hirondelles.

L’évêque de Paumiers ne put supporter ce silence plus longtemps :

— Permettez ! cher ami, fit-il enfin, vous aviez choisi…

Mais Pernichon l’interrompît brusquement :

Que pensez-vous de l’abbé Cénabre ? dit-il.

— C’est un homme d’une intelligence exceptionnelle… tout à fait exceptionnelle, commença le prélat — un homme hautement respectable, bien que discuté, âprement discuté, un historien dont la conscience, le talent…

— Ce n’est pas ce que je demande ! s’écria l’auteur des Lettres de Rome avec une irritation contenue.

Il fit quelques pas, agitant convulsivement les bras et les épaules, et tout à coup :

— J’irai à lui ! Je me jetterai à ses genoux !… Depuis qu’il m’abandonne !… Ah ! j’obtiendrai qu’il voie M. Jérôme ! Un mot bienveillant de M. Jérôme dans le Bulletin peut sauver ma malheureuse « Enquête ». Je vous demande pardon ! Je… J’y vais de ce pas !

— Attention ! fit Mgr Espelette, comme malgré lui.

Et déjà il regrettait ce cri imprudent. Mais le regard qu’il reçut de Pernichon, il ne l’oublierait jamais plus.

— Ho ! Ho quoi !… dit l’Auvergnat d’une voix profonde… Celui-là… Lui aussi !

— Voulez-vous vous taire ! supplia l’évêque de Paumiers au désespoir. Vous êtes fou, mon enfant ! Vous êtes dans un état d’énervement… d’exaspération… Le moindre mot a sur vous un retentissement ! Je vous conjure ; n’interprétez pas, écoutez simplement. On vous sent prêt à tout, affolé. Je craignais pour vous une déception… M. l’abbé Cénabre est froid, très froid (en apparence, du moins)… peu sensible — enfin ! il me semble ! — à une infortune comme la vôtre. Voilà tout.

— C’en est assez, dit Pernichon, glacial. J’ai compris.

— Non ! vous n’avez pas compris. Votre plaie est encore si vive ! Quelle plaie ! N’en avez-vous qu’une ? Je crains que, pareil à ces blessés, qui, sous le choc, ne savent dire où ils ont mal, vous ne soyez pas capable en ce moment de renseigner sur votre véritable état qui que ce soit, et surtout mon illustre confrère… Enfin, il me semble que vous souffrez d’abord dans votre juste et légitime ambition, mais vous souffrez aussi dans votre conscience. Votre conscience est troublée, conclut-il d’un air fin.

Ils traversèrent le boulevard Saint-Germain en silence.

— Ne parlons plus de ce mouvement de révolte, des paroles insensées… Oui, oublions-les ! Je n’y reviens pas. Dès ce soir, vous en demanderez pardon à Dieu… Voyez-vous, mon cher enfant, il n’est qu’au ciel que Dieu soit servi par des anges, de purs esprits. Nous devons tenir compte ici-bas de certaines nécessités sociales, politiques… Sur ce point, je suis tenu à une grande réserve, je pèse les mots, mais enfin ! Une situation comme la mienne comporte des charges, de lourdes charges ! Puissiez-vous tirer de cet aveu une consolation dans vos peines… Nous avons à lutter contre des préventions, des méfiances… Veuillot et ses pareils nous ont fait tant de mal ! Les apôtres laïques sont de trop : chacun à sa place. Ce que nous avons voulu constituer, rassembler, c’est une petite troupe d’hommes sérieux, prudents, pondérés, aussi peu suspects que possible de préjugés de classe, de doctrine, favorables aux idées modernes, même ardemment démocrates… qui soient… qui nous servent… comment dirais-je ?… enfin qui soient nos intermédiaires officieux auprès du pouvoir. Car, sans le pouvoir ! Ne nous faisons pas d’illusions ! Restons en face des réalités. L’État est plus puissant que jamais…

Il avait repris le bras de Pernichon, et le serrait étroitement sur sa poitrine.

— Dans ces conditions, mon pauvre enfant, il n’est pas raisonnable de s’étonner… de se scandaliser… de certaines imperfections… Allez ! Allez ! elles m’apparaissent comme à vous… Ce sont des ombres… de petites ombres… Nous ne les verrons plus dans le rayonnement de l’œuvre achevée… amenée à son point de perfection… L’Église et la société moderne enfin d’accord… réconciliées…

Il baissa la voix.

— J’ai la réputation d’un prélat — pour parler comme une certaine presse — avancé. Cela se peut. Si vous saviez cependant avec quelle joie je me retrouve à Paumiers, — ces vieux curés, ces simples prêtres, très simples… Tenez ! une idée me vient. Vous devriez faire une retraite de quelques mois, dans votre Auvergne, au sein de votre aimable famille…

— Quelques mois ! s’écria Pernichon amèrement. Ma chère Auvergne ! Mon aimable famille ! Et que ferais-je dans quelques mois ? D’abord, je n’ai plus de famille. Où prendrais-je seulement les frais de voyage et de séjour ? Mon installation m’a coûté horriblement cher. Je dois neuf mille francs à M. Catani, c’est vrai ; mais j’ai encore signé pour près de onze mille francs de traites à « l’Usine générale du Meuble ». Mon départ du journal, la ruine de mon enquête suffisent à consommer ma perte. Je ne me relèverai pas ! Je ne puis me permettre d’avoir des dettes… Sans la considération, je ne suis rien…

Il prononça ces derniers mots avec une gravité farouche.

— Écoutez ! dit Mgr Espelette. Nous voici bientôt rendus. Nous allons nous séparer… Oh ! pour cinq ou six semaines à peine ! rectifia-t-il aussitôt naïvement. Enfin ! je vous donne un dernier conseil.

Il se recueillit, sourit.

— Je ne vois à présent qu’un homme dont la situation… très particulière… l’indépendance absolue à l’égard de ceux dont nous parlions tout à l’heure… un certain goût du paradoxe, du défi… son scepticisme même (très exagéré par la médisance, croyez-moi !), mon ancien condisciple à l’École normale, auquel vous venez de rendre visite, M. Guérou…

— Oh ! fit Pernichon.

— Oui… oui… je devine ce que vous n’osez pas dire. C’est un homme un peu… mystérieux… énigmatique… Nul n’a déploré plus que moi l’immoralité de ses livres !… Mais il n’a plus écrit une seule ligne depuis des années… Son infirmité, sa patience, sa résignation — hélas ! tout humaine — le rendent digne de pitié, d’égard… D’ailleurs, il porte le plus grand intérêt au problème religieux, à ses solutions les plus neuves… Et puis son influence est grande… je le crois même un peu redouté.

À un signe de Pernichon, il rougit légèrement, et reprit d’un air piqué :

— Permettez-moi de ne faire aucune allusion à certaines calomnies… Je ne pense qu’à vous, mon cher enfant… Ne croyez jamais si aisément sur parole les gens bien informés. Jusqu’à ces toutes dernières semaines, vous le savez mieux que personne, M. Guérou menait, à la campagne, une vie très retirée, très secrète, qu’on m’a dit même austère… Je l’ai vu cinq ou six fois l’an passé sans que le plus petit indice… Enfin, j’ai appris son retour à Paris en quittant Paumiers… Pour moi, c’est la démarche d’un homme qui se sent condamné… se met en présence de la mort imminente… c’est-à-dire, en quelque sorte, devant Dieu… Laissons cela !

Il s’arrêta au seuil de l’hôtel Pupey-Gibon, tout frémissant de sympathie, de bonne volonté, d’impatience — et d’un geste de sa main gantée, il écartait, il dissipait déjà ainsi qu’une légère fumée, ainsi qu’une odeur importune, ce drame où il avait failli entrer, auquel il venait de fermer son âme, le tragique Pernichon.

— Vous avez tout à l’heure quitté la pièce en forcené, sans dire adieu à personne, et après une scène regrettable que notre hôte était en droit de juger inconvenante, conclut l’excellent prélat… Il me paraît indispensable que vous alliez d’abord lui présenter vos excuses, et le plus tôt sera le mieux… Vous avez là une excellente entrée en matière… Pour le reste, mon cher enfant, je m’en fie à votre naturelle droiture, à votre intelligence, à votre tact…

Il lui prit une dernière fois les deux mains, les serra de toutes ses forces, et disparut sous le porche vide et sonore, avec un parfum de verveine et d’encens.

L’Auvergnat descendit rapidement la rue. D’ailleurs, il n’allait nulle part : le nom même de M. Guérou avait traversé son cerveau sans laisser de traces. Il se sentait merveilleusement vide. Depuis un moment, la présence de l’évêque de Paumiers lui était devenue, à son insu, intolérable. Son désespoir n’en était plus à chercher un confident, mais un complice, et ce complice était en lui. Ce qu’il emportait en fuyant, c’était cette pensée, qu’il tenait dans son misérable cœur, sans avoir encore osé l’affronter, qu’il pressait étroitement, de peur qu’elle ne s’échappât, ainsi qu’un chasseur en maraude serre sous sa blouse l’oiseau volé dont il sent frémir les ailes. La rapidité de sa course l’oppressait, mais son délire était tel qu’il fuyait cette oppression comme tout le reste, en hâtant le pas. Il finit par s’arrêter dans une rue déserte, à bout de forces. L’asphalte, tout à l’heure éclatant de blancheur, lui apparut noir et luisant. Il avait les épaules glacées. Pourquoi ? Pourquoi cette rue déserte et noire ? À cet instant, il s’aperçut qu’une averse l’avait trempé jusqu’aux os, et qu’il était devant la porte de M. Guérou.

Le seuil à peine franchi, il regretta d’être venu, par une sorte de pressentiment ineffable. On l’avait introduit dans le salon une heure plus tôt retentissant des éclats de sa chétive colère, et le souvenir du grand et unique effort de sa pauvre vie achevait de l’accabler. Par quel mystère était-il ici plutôt qu’aux genoux de l’abbé Cénabre, auquel il avait gardé sa foi ? Il n’y comprenait rien et n’y voulait rien comprendre, étant à ce dernier tournant où la tyrannie des circonstances commence à paraître bienfaisante et douce, lorsque le hasard est invoqué comme un Dieu. Car jamais il n’avait senti pour l’homme célèbre, qui était en ce moment son dernier recours, autre chose qu’une admiration craintive et beaucoup de méfiance — la méfiance d’un petit provincial besogneux pour l’écrivain opulent, dont la réputation universelle était plutôt d’un voluptueux amateur, aux mœurs suspectes.

Rarement jeune ambitieux connut telle fortune que ce fils de magistrat obscur, candidat malheureux à l’agrégation ès lettres, mal noté par ses maîtres, presque renié par les siens, et qu’un livre étrange venu à son heure fit tout à coup célèbre, mais de cette espèce de gloire qui ne se ménage pas, qui se donne une fois pour toutes, à pleins bras, comme une fille. Par quelle rencontre ce garçon, alors si vivant, si insolemment vivant, retrouva-t-il sans l’avoir cherché — ainsi que son bien légitime — le secret perdu de la médisance assassine, d’une perversité si calculée qu’on n’en trouverait pas d’exemple depuis ces ténébreux petits-maîtres du dix-huitième siècle ? Le roman à clef, divertissement spécial désormais noté d’infamie, tombé à des entrepreneurs sans vergogne, se trouva soudain réhabilité par un jeune inconnu qui ne savait rien du monde que ce qu’il en traîne dans les cabarets à la mode, où l’avait introduit une gourmandise — pour mieux dire une voracité — mais si franche, si loyale, si bon enfant, qu’elle lui avait gagné des cœurs. On doit néanmoins ajouter qu’il rédigeait dans le même temps plusieurs chroniques gastronomiques fort savantes, dont il savait payer habilement son écot.

Lorsque Mécène et ses suivantes parut deux ans plus tard, la censure académique fit silence, et le public hésita quelques semaines à l’entrée du mauvais livre, dont il guettait les lumières et les cris à travers les fentes de la porte. L’hésitation dura jusqu’aux vacances, l’enthousiasme des casinos finit par l’emporter. Ce livre plein de lueurs, à la limite de la grande satire, où l’auteur n’atteignit jamais, car il est insensible, non pas seulement à l’indignation, mais au dégoût même, fut porté aux nues ; et il est juste de dire qu’il achevait de libérer le public de la tyrannie abjecte d’un vieillard obsédé d’une lubricité dégoûtante, accommodée au goût des professeurs grâce à un jeu de notes et de fiches reliées entre elles par des rosseries volées aux brasseries des boulevards, mais transformées par un emploi judicieux de la mythologie. Mécène et ses suivantes atteignit le trois cent soixantième mille en peu de mois. Dès ce moment, M. Guérou fut un auteur à la mode, et chaque aube le vit sommeillant dans un de ces lieux de plaisir où se tient le sabbat de tous les démons de l’ennui. L’ancien chroniqueur fit la loi dans les cabarets où il n’était jadis que toléré. Il y rendit des arrêts sans recours, et son ventre pointait déjà sous la nappe.

C’est alors que cet homme singulier donna les premiers signes de lassitude, et la publication d’un second livre assomma ses thuriféraires, fit le vide autour de lui. Sur la foi de sa gourmandise, de son franc rire dont personne n’avait encore noté le hennissement, on l’avait tenu pour un amuseur inépuisable en malices et facéties, et il se dénonçait soudain. Son livre, écrit sous la forme d’un journal, notait avec une précision, une autorité, une cruauté sans égales non plus les faits divers de la vie parisienne, mais les événements de sa propre vie, et avec une telle minutie, une si froide impudence que la suite de ces aveux calculés, impitoyables, d’une effrayante monotonie, néanmoins impossibles à éluder, car on se trouve entraîné dans leur déroulement logique ainsi que dans la succession d’un cauchemar, causait une espèce de malaise qu’un petit nombre seulement des lecteurs de Mécène et ses suivantes fut capable de supporter… L’illustre éditeur, qui avait spéculé sur un triomphe, garrotté par un traité léonin, dut se résigner au désastre. Mais l’auteur n’y perdit que peu, car délaissé de son public, il vit aussitôt se ranger sous lui une troupe dévote qui le reconnut pour son chef. Et le succès, en Allemagne surtout, fut immense.

Son troisième livre décida probablement de son destin. C’est le chef-d’œuvre d’une âme aride, c’est la gageure d’une intelligence dont la recherche enragée a quelque chose d’héroïque, mais qui, livrée à elle-même, réduite à se dévorer ainsi que l’animal légendaire, s’épuise à mesure qu’elle avance et s’arrête condamnée sur la route affreuse qui aboutit ensemble à la perfection et au néant. Les vices, qui tenaient dans son second livre tant de place, ne sont évoqués cette fois que par allusion, avec méfiance. Il semble que l’auteur dédaigne déjà cette part encore trop positive de sa vie. Il nous condamne à n’en connaître que les intentions, et ces intentions n’aboutissent qu’à la vaine fécondation d’intentions nouvelles, qui se perdent elles-mêmes dans le vide.

Puis c’en fut assez pour jamais : M. Guérou n’écrivit plus rien. Après un temps de surprise, le silence finît par être accepté par tous comme l’aboutissement nécessaire d’une introspection creusée jusqu’au sacrifice total, jusqu’à l’absorption du regardé par le regardant. Dès lors, il reçut l’espèce de consécration universelle, si rarement donnée aux artistes vivants, et il sut porter avec esprit sa renommée. Riche sans doute de quelque héritage ignoré, traitant magnifiquement ses hôtes, providence discrète d’étrangers faméliques qui portaient au loin sa gloire, administrant son redoutable orgueil avec une prudence consommée, trop habile, ou indolent, pour se compromettre en rien, il vit peu à peu s’asseoir à sa table, qu’il avait somptueuse et généreuse à souhait, les convives les plus divers, et les renvoyait contents. Mais nul d’entre eux ne se vanta jamais de connaître le fond d’un tel homme. On lui donnait des vices sans pouvoir le convaincre d’aucun. Son dédain de l’argent était proverbial, son obligeance reconnue, sa tolérance infinie. Et néanmoins, le silence tout à coup gardé sur lui-même, après un double scandale, ne lui fut jamais pardonné. La dignité de cette vie en apparence publique, bien qu’elle ne laissât rien paraître de ses douleurs ou de ses joies, semblait un défi à la curiosité, jadis excitée avec tant d’art, et qui dévora ce qu’elle put atteindre de cette victime difficile et réservée. Elle assista, sans pitié, à l’incessante dégradation du misérable envahi par la graisse, étouffé par une obésité monstrueuse, et attendit impatiemment la mort pour ouvrir les secrétaires et cambrioler les dossiers. Mais elle n’apprit jamais rien.

M. Pernichon attendit vingt minutes. L’immense appartement, loué depuis peu, gardait les traces d’une installation récente et hâtive, la couleur des papiers, l’odeur de colle et de peinture fraîche, et cette autre odeur du molleton des draperies neuves. Le salon était encore tel que l’avaient laissé les invités à l’instant de leur brusque départ, et son extrême désordre semblait près de trahir un secret, comme si les choses inanimées eussent retracé, avec une implacable précision, dans leur immobilité sinistre, quelques-uns de ces gestes fugitifs qui, en dépit des paroles, dénoncent les âmes. Et bien que le trouble du malheureux publiciste l’empêchât de faire aucune remarque sérieuse, et qu’il se répétât tout bas, mécaniquement, la phrase d’excuse méditée sur le palier sans pouvoir y changer un mot, il sentit néanmoins confusément que cette suprême tentative était une faute de plus, probablement irréparable.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

— Monsieur vous prie de passer dans sa chambre, dit une voix. Il est trop fatigué pour vous recevoir ici.

Pernichon l’entendit mal, mais obéit cependant. Il traversa en aveugle une pièce beaucoup plus sombre, une galerie, franchit le dernier seuil, et aperçut enfin l’hôte mystérieux, qui, levant à peine une main bénissante, les paupières mi-closes, la bouche tirée en dedans par l’imminente paralysie, ne lui donna d’abord en manière de bienvenue qu’un bredouillement presque indistinct. Puis, cette espèce de cadavre dans son linceul de graisse s’agita tout à coup, et les doigts gonflés serrèrent les siens avec une vigueur surprenante.

— Maître, fit d’un trait l’auteur des Lettres de Rome, je viens vous supplier de croire que je regrette profondément, cruellement, d’avoir été la cause involontaire d’une scène fâcheuse à tous égards, et vous prier de me pardonner…

— Vous pardonner ! s’écria M. Guérou. Vous m’offrez des excuses ! Je pensais que vous veniez recevoir des félicitations.

Il contempla une seconde le petit homme tremblant, pinça les narines pour flairer de loin sans doute le vieux pardessus trempé de pluie, saisit tout d’un regard et dit :

— Vous les avez assommés ! Ils ont aujourd’hui trouvé leur maître. C’est un beau coup !

Pernichon, stupéfait, inclina la tête et se tut.

— Voyez-vous, reprit l’infirme avec une atroce ironie, tout homme digne de ce nom d’homme rencontre une fois dans sa vie l’occasion, la divine occasion… Vous avez sauté dessus, un peu brutalement, je l’avoue, au risque de la renverser. J’aime l’audace. À votre âge, c’est presque une forme de la prudence… Et maintenant, qu’allez-vous faire ? dit-il, après un silence, paternellement.

Le rouge vint aux joues du malchanceux. Il ne voulait pas douter d’être mystifié, il en sentait déjà la honte. Et pourtant, si féroce qu’elle fût, la curiosité de M. Guérou touchait inexplicablement son cœur… Il eût voulu le remercier.

— Je ne plaisante pas ! continua l’auteur de Mécène, comme s’il lisait dans le pauvre regard plein de larmes, je sais très bien qu’il faut faire la part du hasard, des circonstances… Votre mérite n’en est pas moins grand. Ne vous y trompez pas, mon cher jeune confrère. Le coup a été rudement porté. Achèverez-vous votre homme, oui ou non ? Vous voyez que je parle franchement.

— L’achever, maître ! dit Pernichon. Vous vous moquez de moi ? Je voulais justement… Enfin, je n’ai pas de haine contre M. Catani, et il me serait d’ailleurs bien difficile de lui faire aucun tort sérieux.

— Aucun tort ? Aucun tort sérieux… Qu’en savez-vous ? Une seule parole peut tout, pourvu qu’elle soit dite à propos… Entre nous, mon ami, les gens ne redoutent que le scandale. Quiconque est réduit par l’injustice au désespoir a toujours cette ressource-là ! Il est vrai que l’hypocrisie universelle est solide : pour la faire sauter, il faut une rude charge de poudre, et quatre-vingt-dix-neuf fois sur cent, le sapeur saute avec sa mine.

— Je voulais… c’est pourquoi je voulais justement… répéta Pernichon.

Puis il s’arrêta, étranglé par l’angoisse. Sûr d’avoir été deviné, il ne se sentait néanmoins plus le courage d’avouer sa faiblesse ; il savait qu’on attendait désormais de lui qu’il la montrât, qu’il la livrât sans pudeur… Elle était là, elle était prête, et le regard qu’il sentait toujours fixé sur le sien la réclamait impérieusement, mais il n’osait pas la donner.

— Dites-moi ce que vous voulez, allons donc ! fit M. Guérou. Je me doute bien que vous n’êtes pas venu ici pour me présenter seulement des excuses : j’en ai déjà tant reçu ! Mais on me fait rarement l’hommage d’une douleur sincère, ingénue, sans détours — enfin, si j’ose parler ainsi — d’une douleur vierge, vierge comme l’or… Je vous sens profondément malheureux.

Sa voix s’embarrassa sur les derniers mots, et il reprit péniblement son souffle à petits coups.

— Ce que je viens de dire ressemble à une plaisanterie, une forfanterie un peu cynique. Ne le croyez pas ! La souffrance d’autrui ne peut plus rien pour moi, absolument rien… Ce sont des bêtises d’envieux. Car j’ai encore des envieux, moi ! (Il souleva pesamment son torse.) Vous voyez : on ne décourage pas l’envie.

— Maître, balbutia Pernichon, ce que j’attends de votre bonté…

— Ne me parlez pas de bonté ! s’écria M. Guérou. Vous êtes venu à moi… (mais si ! je le sais…) plein de préjugés, en désespoir de cause. Parions même que Ludovic vous y a poussé, hein ? Je devrais dire Mgr l’évêque de Paumiers, mon vieux camarade de Normale, quel imbécile ! Jeune homme, c’est sans doute une loi de ma nature : le prêtre médiocre exerce sur moi une espèce de fascination. Cela réveille en moi un appétit. Cela excite encore une cervelle qui n’est probablement plus qu’une petite pelote de graisse. Je parle du prêtre médiocre, car sitôt évadés, rendus libres, ce ne sont, entre nous, que des bonshommes ennuyeux. Témoin ce Loisy, que j’ai tant aimé, devenu un pédant rageur et qui m’assomme… Mais Ludovic !

Mgr Espelette m’a donné ce conseil, en effet, avoua Pernichon. Il a toujours été très bon, très bienveillant…

— La bienveillance même ! cria M. Guérou d’une voix aiguë. N’allez pas prendre au tragique une plaisanterie amicale ! Venons-en plutôt aux choses sérieuses : Vous voulez vous venger de M. Catani ? eh bien, j’ai là dans un de mes tiroirs, pour vous, rien que pour vous…

Il appuya sur un timbre.

— Je vous jure ! protesta l’Auvergnat au désespoir.

— Ne jurez pas, continua paisiblement M. Guérou, vous me remercierez tout à l’heure. Les plus grands de nos plaisirs, jeune homme, sont ceux que nous repoussons d’abord, parce que nous craignons sottement pour notre fragile machine… Nous sommes encore plus paresseux pour jouir que pour souffrir, est-ce bête ?…

Il sonna de nouveau.

— J’appelle mon infirmier, expliqua-t-il, déjà oppressé sans doute à la pensée de l’effort qu’il allait tenter. Depuis des mois, je ne puis plus me passer de ses soins. C’est un serviteur dévoué.

À l’instant même, ce serviteur dévoué parut sur le seuil, et Pernichon vit avec stupeur un vigoureux gaillard, serré dans un tablier bleu de garçon jardinier, le visage barré d’une épaisse moustache d’un noir de jais, les manches retroussées sur des bras énormes et velus.

— Demandez Lucie, murmura tout bas M. Guérou à son étrange gardien, sur un ton presque suppliant. Elle tient les jambes, lorsque vous me soulevez par les épaules, et j’en éprouve un grand soulagement. Car vous m’avez un peu brutalisé hier, mon ami.

— Mademoiselle est en course, dit le géant d’une voix dont il s’efforçait pourtant de changer le timbre. Que Monsieur m’empoigne seulement par le cou, et je réponds du reste.

— S’il ne fallait que patienter une minute ?… reprit presque timidement l’infirme.

— Mademoiselle est en course à Saint-Leu, dit l’homme, chez l’ami que Monsieur sait, pour lui porter la lettre. Il est nature, conclut-il avec un effroyable accent, qu’elle ne peut rentrer avant ce soir dix heures, ou onze ; si Monsieur peut patienter jusque-là.

Il n’attendit pas la réponse, s’arc-bouta. L’illustre écrivain lia péniblement ses bras autour du cou, en gémissant. Le garçon roidit les reins, et Pernichon vit sur les biceps gonflés se dessiner en sombre un tatouage compliqué, mal effacé par l’acide…

M. Guérou reprit lentement son équilibre, chancelant sur ses courtes jambes, les bras demi-tendus ou agités d’un mouvement convulsif à chaque faux pas, le regard rapide et anxieux dans la bouffissure inerte de la face. Il s’approchait de la fenêtre, tâchant de guider par petits coups, de biais, la masse molle de son corps.

— Monsieur va rudement mieux, dit l’homme. Dans six semaines, deux mois. Monsieur trottera comme un lapin, c’est couru. La jambe reprend, et, depuis quelques jours, la fesse est bien plus ferme, oh ! là là !

Sur un signe de M. Guérou, et après un dernier coup d’œil complice, il sortit.

— C’est un masseur extraordinaire, confia M. Guérou, avec un sourire navrant. Je vous demande pardon, il est affreusement mal élevé, mais sincère… Il a servi onze ans dans la Légion…

Des deux mains il avait saisi l’angle du meuble, puis, toujours geignant, il fit glisser la tablette, prit une liasse et regagna lentement son fauteuil. Mais Pernichon ne crut pas pouvoir supporter plus longtemps le spectacle du monstrueux marmot à cheveux gris dont chaque pas hésitant était comme une parodie sacrilège de l’enfance : il se leva d’un mouvement convulsif :

— Je désirerais… Je n’ai probablement pas le droit d’accepter de vous… un service dont je ne crois pas être en mesure de tirer le profit que vous pensez — du moins pour l’instant, dit-il sans oser lever les yeux.

M. Guérou éclata de rire.

— Vous n’en tirerez aucun profit, je le sais bien, que diable ! cria-t-il. Nous ne nous comprenons pas : laissez-moi faire. J’ai toute ma tête, cela ne m’arrive pas tous les jours. Asseyez-vous ou restez debout, ça m’est égal. J’en ai d’ailleurs pour cinq minutes. M’écoutez-vous ?

— Oui, monsieur, dit Pernichon, vaincu. L’auteur d’Eurydice eut un véritable soupir de soulagement.

— J’aime votre franchise, fit-il. Vous êtes un bon, un excellent jeune homme de l’espèce la plus commune. Cela me rafraîchit de vous voir. Il y a là dedans (il frappa du plat de la main sur la liasse) de quoi gêner furieusement le vieux Catani, et quelques autres. Ne vous troublez pas : ce n’est rien, c’est le plus insignifiant de mes petits dossiers – une collection unique ! Depuis vingt ans, je classe, je mets en ordre, je bourre ma mine : voilà mon œuvre.

— Je ne comprends pas pourquoi… ce qui me vaut… protesta timidement Pernichon, rouge de honte.

— Nous y voilà, dit l’infirme. Vous êtes venu à propos, rien de plus… J’ai de tristes pressentiments, jeune homme, cela ne va guère, je ne vivrai pas longtemps ici, je n’aurais pas dû quitter Barfleur, j’ai rompu des habitudes. Bref, je me sens de la pitié pour vous. Je ne suis plus capable d’admirer grand’chose, mais j’ai apprécié votre audace, je vous ai trouvé courageux.

— Ne vous moquez pas de moi, murmura Pernichon. Je n’ai montré aucun courage : je me suis laissé emporter. Je suis réellement très malheureux.

— Le vrai courage s’ignore soi-même, déclara M. Guérou. Vous vous jugez mal. Pour moi, je vois votre pensée comme dans un miroir. Hein ? Vous n’en pouvez plus, vous êtes à bout. Vous iriez baiser la main de Catani, ramasser votre pardon avec les gencives, que sais-je ? Hein ? Vous iriez ? Ce serait bon. Au lieu qu’il vous faut entamer la lutte, rendre coup pour coup, faire le brave.

— Je ne ferai rien de pareil, monsieur, dit Pernichon, vous le savez bien. Même si j’étais capable d’utiliser les armes que vous mettez à ma disposition, on n’aurait pas beaucoup de peine à les retirer de mes mains. Et pour demander pardon à M. Catani, il est trop tard. J’ai perdu ma place. Je suis l’homme d’une place. La place perdue, l’homme n’est rien.

M. Guérou prit un journal sur la table, en fit une espèce de torche, qu’il acheva de tortiller soigneusement, l’alluma, saisit la liasse et jeta le tout, pêle-mêle dans la cheminée. La flamme jaillit et ronfla. Alors, mais alors seulement, les nerfs surmenés de Pernichon se brisèrent, et il éclata en sanglots, les yeux secs.

— Rien ne vous retient plus, c’est mieux ainsi, dit l’autre posément, avec un regard atroce. Oui, rien ne vous empêchera désormais de vous tuer, pour peu que vous en sentiez l’envie. Car vous en avez envie. Remarquez, en passant, que les circonstances ne justifient pas le moins du monde un suicide : la plupart de vos maux sont imaginaires, et vous exagérez les vôtres comme à plaisir. Il vous coûterait moins de vous tuer que d’avouer à présent que vous vous êtes affolé pour rien. Vous êtes vaniteux. Toutes les passions peuvent mettre un jour le revolver en main, mais à la fin du compte, c’est la vanité qui tue. Si j’étais vaniteux, je serais mort depuis longtemps. Notez encore qu’après tout, vous ne vous tuerez peut-être pas, vous êtes libre. Seulement, j’ai lu ça sur votre visage, dès votre premier pas dans ma chambre.

Chacun de ces mots, chargés de substance, venait frapper, l’un après l’autre, avec une horrible précision, le même point de la conscience, et l’angoisse de Pernichon s’en trouvait comme engourdie. En dépit d’un premier mouvement de terreur, il avait écouté cet aveu de sa profonde et secrète pensée, fait par une autre bouche que la sienne, et il en éprouvait à mesure un soulagement indicible. Le regard qu’il attachait sur M. Guérou était d’un esclave, mais ce regard, c’était à présent M. Guérou qui l’évitait.

— J’ai dit la même chose à Laudat, en 1918, reprit l’auteur de Mécène avec un rire forcé. Vous connaissez Laudat ? Il ne s’en porte pas plus mal aujourd’hui… Mais je serais désolé de vous avoir déplu.

— Vous ne m’avez pas déplu, murmura l’Auvergnat dans un rêve.

— Tant mieux ! s’écria gaiement M. Guérou. Vous sortirez de là, jeune homme ! Un bon coup de sonde est toujours le bienvenu, même s’il fait mal… Mais je ne voulais que plaisanter. Voyez-vous : je suis fabuleusement sensible à certains états comme le vôtre. Je vous désignerais dans la rue, à vingt pas, l’homme dont la résistance morale est à bout, l’homme qui va se rendre… À la veille d’une bataille décisive, entre deux généraux, je pourrais parier à coup sûr pour le vaincu… Ça n’est pas drôle !… Et maintenant, permettez !… Je voudrais que vous ayez l’obligeance d’entr’ouvrir la fenêtre, à votre gauche… là… oui ! Vous n’avez qu’à étendre le bras… Merci. Je ne me sens pas bien…

Il suait à grosses gouttes.

— Vous voyez ce petit tas de cendres ? reprit-il après un silence, en désignant du doigt la cheminée. Je suis satisfait de l’avoir détruit. Le reste suivra. Je n’en veux plus… Figurez-vous que j’avais écrit des… enfin, il faut bien l’avouer !… des Mémoires ! Est-ce assez bête ? Je les ai détruits aussi. Qui le saura ?

(Il jeta furtivement sur Pernichon un regard qui le condamnait, l’effaçait déjà du monde des vivants).

— Qu’allez-vous faire en sortant d’ici ? interrogea-t-il tout à coup.

Le malheureux eût été incapable d’imaginer le moindre mensonge. Il répondit, fasciné :

— Je comptais écrire m mot à M. l’abbé Cénabre.

— Excellente idée ! triompha M. Guérou. Excellente idée ! Cénabre peut vous servir.

Un long moment, il mâchonna d’autres paroles indistinctes. La sueur coulait régulièrement de son front, et il l’épongeait parfois d’un geste nerveux, fatigant à regarder. Sans doute quelque chose commençait de l’emporter lentement dans son cœur sur la curiosité impitoyable, à peine soupçonnée d’un petit nombre, et dont il garderait à jamais le hideux secret. Enfin, il haussa les épaules, pour dire aussitôt, avec une espèce de tendresse :

— Comment diable êtes-vous venu me trouver ce soir ?

Mais l’Auvergnat, décidément apaisé, ne résistait plus, s’abandonnait. Sa pauvre âme, préparée à cette détresse voluptueuse par l’anxiété des dernières semaines, brisée par l’immense effort qu’il avait fait ce jour même, il se donnait à l’homme étrange qui lui parlait un nouveau langage, qui le traitait ainsi en égal. Tout le passé n’était qu’un rêve. Le présent même s’évanouissait. Jamais l’idée du suicide n’avait été dans son esprit plus vague, plus inconsistante, moins formulée, et pourtant jamais encore elle n’avait été si vivante. Le cerveau la concevait à peine, elle était comme la morose rumination de l’être tout entier. La conscience, déjà vaincue, faisait silence.

— Pour la raison que j’ai dite ; j’y avais été poussé par Mgr Espelette…

— Je m’en doutais ! s’écria M. Guérou. Cela donne la mesure de son bon sens… Vous avez connu l’abbé Dardelle ?

— Non, monsieur, dit Pernichon.

— Il vous ressemblait ; je crois l’entendre. C’était un de ces faibles de la pire espèce de faibles, de ces ambitieux qui ont besoin de sympathie, et pas de santé — un autre Pernichon. Je l’ai vu avant son départ pour la Belgique, un soir — attendez ! — non, c’était un soir de décembre, un soir d’hiver… Pourquoi vous autres, vous jetez-vous toujours dans la gueule du loup ?

Il s’arrêta brusquement, prêta l’oreille. Un cri aigu éclata non loin d’eux, dans le silence, s’éteignit aussitôt. L’Auvergnat n’entendit plus que la respiration de l’infirme, devenu rauque et brève.

— Jules ! cria-t-il tout à coup d’une voix tonnante.

Il fit, pour atteindre la sonnette, à quelques pas, un immense effort. Mais comme il étendait la main, la porte s’ouvrit doucement, et l’ancien légionnaire fit paraître dans l’entre-bâillement une face transfigurée par L’insolence et la peur.

— Vous m’avez menti ! cria de nouveau M. Guérou.

Son agitation était si extraordinaire que Pernichon le crut d’abord frappé de démence. Malgré lui, son regard chercha celui de l’infirmier pour y trouver la même crainte, mais à sa grande surprise, il ne vit dans ce regard qu’une soumission désespérée, et il se sentit étreint par la déception des rêves, lorsque les visages qui passent ne reflètent rien de notre angoisse.

— Me voilà, monsieur, dit alors derrière lui une voix inconnue.

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Ce qui venait d’apparaître se rencontre rarement en plein jour, en pleine lumière, dans un appartement à la mode. Peut-être cette disproportion faisait-elle d’ailleurs à elle seule la singularité du spectacle. Mais le contraste était trop fort, déchirait trop le cœur.

Le cou de M. Guérou s’empourpra, tandis qu’une tache blême s’élargissait autour de ses lèvres.

— Sortez ! qui vous appelle ? Sortez donc ! cria-t-il de la même voix tonnante.

Pour fuir plus vite, la petite fille passa par-dessus la table basse où fumait encore la théière sa jambe maigre et son bas sordide. Pernichon vit la face lamentable couleur de peau morte où luisaient des yeux que la terreur rendait farouche. Avait-elle dix ans ou quinze ans ?… Elle disparut.

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— Que t’ai-je dit ? reprit M. Guérou. Comment laisses-tu courir çà et là cette petite ordure ?

— On n’en est plus maître depuis que la garçonnière de la rue d’Ulm est fermée ! fut la réponse.

Pour la première fois depuis le début de cette scène bizarre, l’infirme parut se souvenir de la présence de Pernichon, et il se contenta de hausser les épaules avec une indifférence affectée.

— C’est la faute de Monsieur qui croyait que j’avais frappé Mademoiselle, remarqua le masseur en tablier bleu. Mademoiselle est bien là-bas comme j’ai dit. Voyons ! je n’ai jamais seulement touché Mademoiselle, c’est des histoires. Mais je ne puis pas venir à bout de celle-là. Elle m’a mangé la moitié d’un kilo de sucre : je fais Monsieur juge.

— Assez ! interrompit M. Guérou. Je suis las de toutes ces histoires. Allez-vous-en !

Il se laissa retomber dans son fauteuil, les deux mains croisées sur son ventre, la tête inclinée très bas. D’ailleurs, le silence de Pernichon visiblement l’exaspérait. Enfin, il éclata :

— Vous avez des vices, vous ?

— Moi ? balbutia Pernichon, épouvanté… Oui… non… c’est-à-dire…

— Ce que le vice a de bon, reprit l’auteur de Mécène, subitement calmé, c’est qu’il apprend à haïr l’homme. Tout va bien jusqu’au jour où l’on se hait soi-même. Car enfin, mon garçon, je vous demande : haïr en soi sa propre espèce, n’est-ce pas l’enfer ? Croyez-vous à l’enfer, Pernichon ?

Il n’attendit pas la réponse.

— Moi, j’y crois, fit-il. Tenez, n’allons pas plus loin ; ma maison est un enfer. Vous verrez que je n’aurai pas la consolation de mourir à Paris : je devrai retourner à Barfleur, je m’y fais mieux obéir. Ce que vous venez de voir n’est qu’un épisode entre mille. Depuis que je suis immobilisé par cette abominable enflure, ma pauvre vie reflue à la surface ainsi qu’un égout engorgé. Jules est trop bon : il n’a pas la poigne… Et quelles lettres atroces je reçois, mon ami !

Il s’arrêta, fixa sur son interlocuteur un regard étonné. Sans doute une part de ces paroles mystérieuses restait une énigme pour M. Pernichon, mais il venait de comprendre que l’infirme était, lui aussi, à une de ces minutes où le plus tenace ou le plus rusé se renonce. Et l’on doit dire que M. Guérou offrait en effet, à son tour, l’image même et comme le spectre de la déroute intérieure.

À présent la tête énorme semblait flotter de l’une à l’autre épaule, telle une épave sur une eau morte. Le lamentable écrivain parut même un instant absorbé dans une méditation grotesque, et M. Pernichon le crut d’autant plus aisément que le prompt relâchement des muscles de la face fit saillir la bouche en avant, dont les lèvres bleuâtres formèrent aussitôt une sorte de sourire. Néanmoins l’Auvergnat ne s’y trompa pas longtemps, car cette bouche s’entr’ouvrit tout à coup pour laisser échapper, avec un flot de salive, au lieu de mots intelligibles, un gargouillement confus. Il se leva, toucha du bout du doigt le torse inerte, gagna la porte d’un bond puis, la main sur la poignée, hésita, revint lentement vers la table et sonna.

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— M… ! s’écria le légionnaire.

En une seconde M. Guérou fut hissé sur l’épaule et jeté plutôt qu’étendu sur un large divan de cuir. En une autre seconde ses vêtements arrachés s’éparpillèrent sur le tapis, et déjà l’homme frappait à tour de bras, d’une serviette mouillée, sur le corps nu.

Il frappa longtemps, poussant à chaque coup une plainte étouffée. M. Pernichon pouvait lire une véritable inquiétude — ou même quelque chose de plus — sur le visage dont il s’était détourné tout à l’heure avec dégoût. Cette inquiétude s’aggrava jusqu’à l’angoisse, puis les traits se détendirent, et à la grande surprise de l’auteur des Lettres de Rome une sorte de sérénité s’y répandit, qui ressemblait à une affreuse tendresse… M. Guérou venait de respirer faiblement.

— Il s’en tirera ! dit le masseur, en passant sous son nez le dos de la main. Nom de Dieu ! j’ai eu chaud.

Il regardait avec douceur la masse de chair redevenue vivante, plaquée de rouge, où fumaient l’eau et la sueur. Mais la surprise de Pernichon devint de l’effroi, lorsqu’il vit la moustache noire tordue par une grimace significative… Jules pleurait.

— Malheur ! reprit-il après un clin d’œil cordial, quel tempérament ! On n’a jamais vu, depuis que le monde est monde, un tempérament pareil. C’est fort autant qu’un percheron. Ça voudrait tout arracher d’un seul coup d’épaule. Ça se ferait mourir pour rien, pour le plaisir. Quelle nature ! Sauf votre respect, monsieur, c’était un homme à crever dix femmes, vingt femmes, — un colosse. Je l’ai connu, moi qui vous parle, sain comme la main, beau comme un dieu — je peux dire — un gaillard ! J’avais quinze ans, à l’époque. On se serait fait couper en morceaux pour un homme pareil… Et il faut que ça se laisse détruire par des femelles, des garces — respect de vous, monsieur — et qui n’ont pas l’âge, des vrais singes ! Dieu sait ce qu’il en consomme, et de pas ordinaires ! Ah ! monsieur…

Il s’essuya les yeux avec un coin de la serviette, retourna M. Guérou sur le ventre, et frappa de nouveau à grands coups, bien que sans hâte.

— Voyez donc, disait-il à Pernichon, la méthode est bonne. C’est brutal, c’est maussade, mais c’est simple comme bonjour, inratable. Dans cinq minutes, il sera debout, solide comme vous et moi. Aussi fort que le voilà, il ne se meut plus aisément, le sang est lourd… C’est la circulation qui faut entretenir, et des massages, et tout… Un métier de forçat ! Notez que j’ai des rhumatismes depuis le Maroc. Il y a des jours que je crie comme un gosse, en le maniant. Il est si lourd ! Hé ! malheur ; n’importe ! Sitôt mon temps fini, je suis venu le retrouver : j’aurais marché sur des tessons. J’étais infirmier légionnaire, j’ai appris exprès le massage, à cause… Ainsi ! Oh ! c’est un homme dangereux et qui a une manière de tenir son monde ! Impossible de s’en passer. Il a le vice si aimable ! Et une intelligence !

Il jeta la serviette, disparut, revint aussitôt, avec une robe de flanelle dont il enveloppa son maître avec un soin maternel. M. Pernichon n’osait répondre, ni même lever les yeux. L’auteur de Mécéne, enfin, soupira.

— Si c’était un effet de votre obligeance, dit l’infirmier, je vous demanderais de m’aider un peu à l’asseoir, sans le brusquer… Retour de ces crises, il est d’un susceptible ! C’est à ne pas croire…

Il rassembla les coussins autour des épaules, en glissa deux sous la nuque, ramassa la serviette, et enveloppant une fois encore son maître d’un regard indéfinissable, glissa sur ses savates et s’en fut.

L’Auvergnat rassembla son courage pour ne pas le suivre. La honte seule le retint un moment plutôt que la pitié. Le gros homme respirait lentement, les yeux mi-clos, ses bras étendus jetés au hasard, ainsi que d’un enfant surpris par le sommeil. Son visage était si calme, et le silence autour de ce visage si profond et si familier que Pernichon eût souhaité d’oublier ce qu’il avait vu et entendu. D’ailleurs, que savait-il au juste ? Qu’avait-il appris ? Mais il se sentait submergé de dégoût, et si las, si las !

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Enfin le malade s’étira, gémit doucement sans ouvrir les yeux :

— Vous me croyez mort, jeune homme, murmura-t-il.... Rassurez-vous. Ces petits accidents sont au contraire les bienvenus ; je dors si peu et si mal ! Il faut que le sommeil m’assomme d’un coup, comme ça, sans me faire attendre, ainsi qu’un pitoyable bourreau…

Il tâta de ses mains errantes la flanelle souple, et frémit.

— Ho ! Ho ! dit-il, je vous prie de m’excuser. Cela sans doute a été plus grave que je ne pensais…

Mais comme il ouvrait tout à fait les yeux, il s’aperçut que M. Pernichon avait disparu.