Plon (p. 1-104).


PREMIÈRE PARTIE


— Mon cher enfant, dit l’abbé Cénabre, de sa belle voix lente et grave, un certain attachement aux biens de ce monde est légitime, et leur défense contre les entreprises d’autrui, dans les limites de la justice, me semble un devoir autant qu’un droit. Néanmoins, il convient d’agir avec prudence, discrétion, discernement… La vie chrétienne dans le siècle est toute proportion, toute mesure : un équilibre… On ne résiste guère à ces violences selon la nature, mais nous pouvons en régler le cours avec beaucoup de patience et d’application… Ne défendons que l’indispensable, sans prévention contre personne. À ce prix notre cœur gardera la paix, ou la retrouvera s’il l’a perdue.

— Je vous remercie, dit alors M. Pernichon, avec l’accent d’une émotion sincère. La lutte pour les idées nous échauffe parfois, je l’avoue. Mais l’exemple de votre vie et de votre pensée est un grand réconfort pour moi.

(Il parlait ainsi la bouche encore tirée par une grimace convulsive, qui faisait trembler sa barbe.)

— J’accorde, reprit-il, que le rapport annuel eût pu être confié à un autre que moi. Il y a des confrères plus qualifiés. Par exemple, j’aurais cédé volontiers la place au vénérable doyen de la presse catholique, s’il n’avait décliné dès le premier jour un honneur qui lui revenait de droit… Pouvions-nous réellement supposer que l’effacement volontaire du vieux lutteur aurait cette conséquence d’élever un Larnaudin sur le pavois ?

Son regard exprimait une véritable détresse, l’anxiété d’une douleur physique, comme si le malheureux eût vainement cherché à suer sa haine.

— Je n’ai aucune prévention contre M. Larnaudin, fit de nouveau la belle voix lente et grave. Je l’estimerais plutôt. De ses critiques même injustes, j’ai toujours tiré quelque profit. Hé quoi ! mon ami : les doctrinaires ont cela de bon qu’ils réveillent, par contraste, certaines facultés que l’usage et l’expérience de la vie affaiblissent en nous. Ils nous fournissent de repères utiles.

Puis il se mit à rire, d’un rire dur.

— Je vous admire ! s’écria passionnément Pernichon. Vous restez, dans ce vain tumulte, un calme observateur d’autrui — à l’autel et partout ailleurs sacerdotal. Néanmoins le tort fait aux intérêts les plus respectables par les polémiques de M. Larnaudin, son parti pris, son entêtement, votre bienveillance même ne peut l’oublier ! « Donner des gages et encore des gages ! » disait hier devant moi votre éminent ami Mgr Cimier, « le salut est là ! » Or, nous les avons donnés tous, à un seul près : le désaveu formel, nominal — oui, nominal ! — de quelques exaltés sans mandat, que suivent une poignée de naïfs. Est-ce trop demander ?

(La sueur ruisselait enfin sur le front du petit homme qui semblait en éprouver un soulagement infini.)

M. Pernichon rédige la chronique religieuse d’une feuille radicale, subventionnée par un financier conservateur, à des fins socialistes. Ce qu’il a d’âme s’épanouit dans cette triple équivoque, et il en épuise la honte substantielle, avec la patience et l’industrie de l’insecte. Presque inconnue aux bureaux de l’Aurore nouvelle, sa silhouette déjà usée, maléfique, encore déformée par une boiterie, est la plus familière à ce public si particulier d’écrivains sans livres, de journalistes sans journaux, de prélats sans diocèse, qui vit en marge de l’Église, de la Politique, du Monde et de l’Académie, d’ailleurs si pressé de se vendre que l’offre restant trop souvent supérieure à la demande, l’âpre commerce est sans cesse menacé d’un avilissement des prix. Telle crise, une fois dénouée, quand on l’a vue se multiplier jusqu’au pullulement, la denrée périssable, désormais sans valeur, achève de pourrir dans les antichambres.

Ancien élève du petit séminaire de Notre-Dame des Champs, jouant jusqu’au dernier jour la comédie à demi consciente d’une vocation sacerdotale, sitôt le cap franchi d’un baccalauréat hasardeux, on perdit sa trace un long temps, jusqu’à ce moment décisif où il obtint de signer chaque semaine, dans un Bulletin paroissial, des nouvelles édifiantes, puis des « lettres de Rome » rédigées chez un petit traiteur de la rue Jacob. Quel autre que lui eût semblablement tiré parti de ce rôle obscur ? Mais il sait épargner sou par sou sa future renommée, pareil à ses ancêtres auvergnats qui, l’été, graissant de leur sueur une terre ingrate, viennent l’hiver vendre à Paris les châtaignes dont les cochons se rebutent, amassent lentement leur trésor pour finir inassouvis, seulement déliés par la mort de leur rêve absurde, et hâtivement décrassés, pour la première fois, par l’ensevelisseuse, avant la visite du médecin de l’état civil.

Ces lettres de Rome ne sont d’ailleurs point sans mérite. Elles en valent d’autres, moins connues, mais rédigées dans le même esprit par des vaniteux déçus pour y décharger, à petits coups, leurs âcretés. Le tour peut en varier sans doute, avec chaque auteur, non pas le sens profond et secret, la rancune vivace, la claire cupidité du pire, et, sous couleur de paix civique, une rage d’infirme contre tout ce qui dans l’Église garde le sens de l’honneur.

Ayant considéré un moment, avec respect, le visage du maître, souriant de ses mille rides précoces :

— Je renonce, dit Pernichon, à vous faire ressentir de l’indignation contre qui que ce soit… Le nonce, cependant, exprimait hier…

— Ne parlons pas du nonce, voulez-vous ? pria l’abbé Cénabre. Le zèle de Sa Sainteté à ne pas déplaire finira par paraître injurieux à nos ministres républicains… La démocratie aime le faste : on lui envoie de petits prélats intrigants, d’une bassesse à écœurer. Tenez ! celui-ci, je vous jure, n’entend pas le grec !… Chez M. le sénateur Hubert…

Il passa ses mains sur ses joues, rêva une seconde, et dit tranquillement :

— À quoi bon ? Vous ne l’entendez pas non plus.

— Vous oubliez, s’écria Pernichon avec une gaieté forcée (les vanités, même touchées à l’improviste, ont toujours un réflexe adroit), vous oubliez que j’ai remporté le prix de version grecque, en 1903, au séminaire de Paris ! Hélas ! j’aurais voulu plutôt me consacrer aux Lettres… Mais les tristes événements dont nous sommes les témoins…

— Le secret de la paix, dit Tagore, est de n’attendre rien d’heureux… Sainte Thérèse l’avait écrit avant lui… Ces rencontres, mon ami, ont quelque chose de singulier, d’amer…

Sa main, sur le drap rouge du bureau Louis XVI, battit un rappel énervé. L’horloge sonna onze coups.

— Je crains de vous fatiguer, dit M. Pernichon ; je sais que vous veillez rarement. Mais ces haltes trop rares dans votre solitude, à deux pas du plus bruyant Paris, me font tant de bien ! Je vous quitte chaque fois en pleine certitude, en pleine foi. Le regard que vous posez sur l’événement et sur l’homme est si calme, votre malice même d’une indulgence si raffinée ! Je suis fier (laissez-moi le répéter, mon éminent maître !), je suis fier de voir en vous non seulement un protecteur selon le monde, mais aussi le père de ma pauvre âme…

L’abbé Cénabre regarda la pendule, se tassa dans son fauteuil et fermant à demi les yeux, exigeant le silence de sa main droite levée, il laissa tomber ces mots sur un ton de singulière autorité :

— J’apprécie, mon ami, votre patience et votre soumission à l’égard d’un prêtre qui ne vous ménage ni les avertissements, ni les reproches, parfois un peu sévères. C’est à contre-cœur, cependant, que je vous entends presque chaque semaine : vous n’ignorez pas que l’exercice du ministère m’est rendu difficile, que mon modeste travail d’historien absorbe le plus clair de mon temps. Ce n’est pas, d’ailleurs, à un critique aussi discuté qu’un pieux jeune homme devrait demander l’absolution… Je ne vous refuse certes pas mes conseils si vous y trouvez quelque profit, mais je désire que vous recouriez désormais, au moins pour la matière du sacrement, à un autre prêtre que moi. Le choix vous est aisé… Vous ne manquez pas de relations avantageuses, s’il vous déplaît trop de vous adresser à quelque vicaire de paroisse, trop simple… Je vous écoute donc aujourd’hui pour la dernière fois.

Ils gagnèrent une extrémité de l’immense pièce où le chanoine s’assit sur une simple chaise de paille, du modèle le plus vulgaire, auprès d’un prie-Dieu de même aspect, sur lequel s’agenouilla son pénitent. Pour agrandir son bureau — sa librairie, disait-il — l’abbé Cénabre avait fait abattre la cloison, et découvert à cette place un cabinet de débarras, aux murs blanchis à la chaux, pavé de grands carreaux rouges. C’était comme si la Pauvreté, tant haïe, eût tout à coup fait irruption, la frêle muraille éventrée, dans la célèbre bibliothèque dont le luxe sévère a pour l’amateur seulement des détails exquis. Le contraste parut précieux au génie de l’abbé Cénabre. Il meubla sommairement ce coin désolé d’une mauvaise table, de chaises à la paille dorée par l’usage, et d’une simple étagère, mais où l’homme de goût peut admirer la plus jolie collection, et la plus rare, de ces missels aux reliures naïves, reliques à travers les âges de la piété paysanne. Au mur nu pend une Croix. Et par un raffinement suprême, c’est la seule dans la maison.

Déjà le murmure de M. Pernichon récitant le Confiteor s’élevait et s’abaissait dans le silence, car il affecte d’accentuer irréprochablement son latin. La tête penchée, les yeux clos, ses minces lèvres un peu serrées par un douloureux sourire, l’abbé Cénabre semblait attentif au murmure familier, bien qu’il n’en perçût encore que l’odeur. Une odeur fade et comme fanée, moins atroce qu’écœurante, flotte en effet autour de cet homme chétif, dévoré d’une austère envie. Mais sa conscience est d’une fétidité plus douce encore.

La piété du jeune rédacteur de la Vie moderne n’est pas hypocrisie pure : peut-être pourrait-on la dire sincère, car elle a sa source au plus secret de lui-même, dans la crainte obscure du mal, le goût sournois de l’atteindre par un biais, avec le moindre risque. Le peu qu’il a de doctrine politique ou sociale est commandé par ce même besoin pathétique de se livrer à l’ennemi, de livrer son âme. Ce que les niais qui l’entourent appellent indépendance, hardiesse, n’est que le signe visible, bien que méconnu, de sa morose nostalgie de l’abandon total, d’une définitive liquidation de lui-même. Tout ennemi de la cause qu’il prétend servir a déjà son cœur ; toute objection venue de l’adversaire trouve en lui une pensée complice. L’injustice commise envers les siens suscite aussitôt non la révolte, pas même une lâche complaisance, mais dans le double recès de son âme femelle, la haine de l’opprimé, l’ignoble amour du vainqueur.

Sa vie intérieure est mêmement trouble, équivoque, jamais aérée, malsaine. S’il prend des libertés avec la doctrine, il affecte un respect scrupuleux du précepte moral. Sans doute obéit-il ainsi à certaines règles capitales de son jeu, mais il craint aussi l’enfer, enviant si secrètement ceux qui le bravent qu’il croit seulement les mépriser. Soucieux d’éviter tout éclat en ce monde ou dans l’autre, il administre sa conscience avec dégoût, tel un boutiquier renié par sa clientèle à son comptoir désert. Il sent lui-même l’effrayante immobilité, la flétrissure d’une adolescence se survivant à elle-même dans l’âge mûr. Une seule fois, en danger de mort, il a tenté l’épreuve d’une confession générale, et d’avoir remué ce passé sans histoire, cette fiente aigrie, il a connu avec effroi que toutes ces fautes ensemble ne faisaient pas la matière d’un vrai remords.

À l’oreille de l’abbé Cénabre les ordinaires aveux se succédaient dans leur ordre accoutumé. Car c’est la coquetterie de M. Pernichon que cette confession rapide, méthodique, qu’il aborde avec une autorité risible et mène jusqu’au terme ainsi qu’un clinicien sa leçon… Des prêtres naïfs en demeurèrent quinauds : à peine osèrent-ils absoudre un pénitent si bien informé. Néanmoins, jamais jusqu’à ce jour le célèbre auteur des Mystiques florentins n’a daigné rompre le fil du discours avant le soupir final, qui s’achève même parfois en toux discrète d’une irréprochable candeur… Cette fois encore le petit homme fut écouté en silence. Mais quand il eut fini, surpris de ne rien entendre, il leva les yeux et rencontra le regard du prêtre rivé au sien dans une immobilité sinistre.

La curiosité n’a pas ce feu sombre, le mépris cette tristesse, la haine une telle amertume. Le blême Pernichon, comme pris dans l’étau, se sentit soudain ouvert, sondé jusqu’aux reins. Incapable de surmonter et fixer ce regard incompréhensible, il y chercha une seconde, il désira de toute son âme glacée, y découvrir l’imperceptible déviation de la démence, sa flamme oblique. Mais ce regard tombait d’aplomb sur ses épaules. Littéralement, il en sentit la forme et le poids comme si, dédaigneux de traverser la misérable conscience, le regard la modelait, la pétrissait avec dégoût, faisait jouer dessus la lumière. De ressentir l’effraction d’une clairvoyance supérieure est déjà une humiliation trop vive, mais la honte atteint son point de perfection quand la lucidité d’autrui nous découvre en plein notre propre avilissement. D’ailleurs, ce regard si dépouillé de toute cupidité vaine exprimait une sorte d’attention plus outrageante encore, bien que concertée, celle qu’on porte sur les choses dont la bassesse purement matérielle reste au-dessous d’un jugement particulier, n’est qu’un point de comparaison, une mesure commune aux formes supérieures et spirituelles de la honte.

Mais à quoi donc l’abbé Cénabre comparait-il intérieurement le petit homme ? Car on ne considère ainsi que la part déshonorée de soi-même.

— Mon ami, dit-il tout à coup (le feu de son regard, au même instant, tomba), comment vous voyez-vous ?…

— Comment je me vois ? soupira M. Pernichon. Je ne comprends pas, vraiment… Je ne saisis pas très bien…

— Écoutez-moi, reprit l’abbé Cénabre avec douceur, cette question vous peut surprendre dans sa simplicité. Chacun porte un jugement sur sa propre personne, mais il y entre peu de sincérité, qu’on le veuille ou non : c’est une image retouchée cent fois, un compromis. Car observer est une opération double ou triple de l’esprit, au lieu que voir est un acte simple. Je vous demande d’ouvrir les yeux avec ingénuité, de vous saisir du regard entre les hommes, de vous surprendre tel que vous êtes, dans l’accomplissement de la vie.

— Je comprends votre pensée, s’écria Pernichon, délivré de sa première angoisse… J’avoue que… Je suis un homme plein de contradictions.

L’abbé Cénabre réfléchit un long moment, et de moins sots que le rédacteur de la Vie moderne eussent pu croire qu’il priait.

— J’avoue d’ailleurs — permettez-moi de vous faire cette objection, reprit aussitôt Pernichon — que l’examen que vous me proposez… n’est pas de ceux-là… enfin sort un peu de l’ordinaire… Je pensais qu’on n’apportait jamais, en ces matières, trop de méthode… d’attention… J’aurais craint même…

— Ne craignez rien, répondit le prêtre d’une voix glacée. Mais ne répondez pas si cela vous plaît.

— J’obéis, au contraire, poursuivit le petit homme avec un zèle furieux, misérablement. Certes, je ne vous apprendrai rien que vous ne sachiez déjà. Quelque effort que je fasse, en dépit du petit nombre de mes fautes réelles, la sensualité m’éprouve sans cesse. Cela aussi, vous le savez. Mais il est peut-être bon que vous me le fassiez redire, et que j’en sente la confusion.

D’abord, l’abbé Cénabre se tut. La mèche de la simple lampe posée sur la table à portée de sa main (car il craignait tout autre éclairage) grésilla, cracha dans le verre une mince ligne de fumée noire. Comme il se penchait en étendant le bras, Pernichon vit le tremblement de ses longs doigts. Presque aussitôt, la flamme ranimée fit sortir de l’ombre la tête osseuse, léonine, le front et les joues d’une pâleur extrême, presque livide. Et la soudaine apparition de ce visage contracté, découvert tout à coup à l’improviste, par surprise, serrait le cœur d’un remords obscur, comme d’une indiscrétion intolérable.

— Ainsi, dit-il enfin, la sensualité vous éprouve ? Cela est peut-être une vue de l’esprit. Vous vous croyez des passions fortes. Et cependant vous n’accusez que des fautes, en apparence du moins, légères ?

— Je n’attendais pas de vous ce reproche, murmura Pernichon. Et il regretta aussitôt ce mot imprudent.

Car déjà, sans daigner y répondre directement, la même voix glacée — si glacée que l’imperceptible accent meusien s’en trouvait stérilisé, ne s’entendait plus — prononça :

— Ne craignez rien de la sensualité. Vous ne me faites pas illusion, à moi, ni peut-être à vous-même. Ah ! c’est là sans doute un sujet de petit intérêt, une vérité à ramasser peu précieuse ! Les prêtres de quelque expérience, en dépit d’un préjugé constant, n’accordent à la vie sexuelle qu’une valeur de symptôme. Qui en fait l’objet unique de son investigation est sûr de se tromper lourdement. D’ailleurs, elle n’a d’intérêt, n’apporte d’utiles données, enfin ne révèle que les hautes cimes, quand elle est le miroir trouble, l’image difficile à interpréter, le signe matériel des contradictions d’un grand cœur. Encore faut-il qu’elle existe par elle-même, qu’elle ait son histoire, son caractère propre et singulier.

— Devrait-on accumuler les faiblesses pour mériter d’être réputé une âme haute, un grand cœur ! dit timidement Pernichon, que le sens de ces paroles assez obscures irritait moins que leur accent. Je vous écoute dans un esprit de soumission, mais si sévèrement que je me juge, il ne m’est pas défendu d’avoir conscience des efforts que j’ai faits, des tentations que j’ai surmontées ! Si je n’ai pu, hélas ! avancer bien loin dans la voie de la perfection, au moins ai-je maintenu ma ligne de résistance morale, suis-je resté sur place. La blessure est encore ouverte, j’en conviens ; grâce à Dieu, le mal ne m’a pas dévoré.

Il ronflait d’émotion entre ses mains, et son front, de nouveau, se couvrit de sueur.

— Ce dernier entretien sera poussé jusqu’au bout, reprit la voix, dans votre intérêt, mon ami, et encore pour ma délivrance. Je devrais me reprocher d’avoir tardé si longtemps. Observez comme ce premier coup de sonde a porté juste, et quel cri révélateur il tire de vous. J’ai vu éclater l’abcès, mon enfant.

— Mon père, dit Pernichon, étouffé de surprise et de colère, je ne m’explique pas votre dureté.

— En vous écoutant, déjà bien des fois, à cette même place, j’avais ce mot sur les lèvres : Vous croyez-vous donc vivant ?

— Je ne pense pas, répéta l’autre, qu’un véritable zèle apostolique s’exprime avec cette sorte de haine.

À ces paroles, et comme si le seul mot de haine l’eût touché, l’abbé Cénabre faillit perdre son habituelle maîtrise de soi. Il rougit, frappa vivement la table de sa main ouverte, rougit plus fort, et reprit enfin, d’une voix apaisée :

— Pardonnez-moi ce mouvement d’humeur : je ne suis pas un apôtre, je ne saurais l’être. L’esprit critique l’emporte chez moi, ou plutôt il absorbe toutes les autres facultés. Une extrême attention finit par consumer la pitié.

Il prit la main du petit homme dans les siennes.

— Mon ami, je m’étonne du parti pris de ces prêtres un peu sots et bornés qui, par leur zèle indiscret, entretiennent tant de bonnes gens dans l’illusion qu’ils donnent à faire à tous les démons de la luxure. Les termes de l’art militaire ajoutent à ces fadeurs un ridicule de plus. Il n’est parlé que de combats, d’assauts livrés ou repoussés, de défaites et de victoires… Hélas ! mon enfant, moi qui vis — je puis dire — dans la familiarité des saints, et parmi eux des plus subtils, que voulez-vous que je pense de cette guerre illusoire où les malheureux se mesurent avec leurs ombres ? Bien plus…

Il lui pressait plus affectueusement les mains.

— Il n’y a pas là, continua-t-il, qu’une erreur de jugement : une duplicité fort perverse. À vous prendre simplement (si vous voulez bien), j’estime, je tiens pour avéré que, loin d’opposer une résistance aux tentations extérieures, vous entretenez avec beaucoup de peine et d’application, une concupiscence dont chaque jour affadit le venin. De la source désormais tarie, vous remuez la boue, pour en respirer au moins l’odeur. Par économie de vos forces, il vous plaît de vivre dans ce mensonge d’un nom prodigué à des séductions imaginaires, lorsque votre sensualité suffit à peine à exercer utilement votre malice. Que me parlez-vous de lutte intérieure ? Je vois trop clairement les pensées suspectes, les désirs refroidis, l’acte avorté. Qui réaliserait ces fantômes vous ferait un tort bien cruel. C’est justement cette ombre que votre appétit veut consommer, non pas une chose vivante. Je vous parle ici plutôt en savant qu’en prêtre : le débauché se va jeter comme un dément sur les voluptés qu’il presse et, dans l’excès de sa folie, il offre du moins au regard le spectacle d’un homme qui ne se ménage pas… Mais vous !… Mais vous… Votre vie intérieure, mon enfant, porte le signe moins.

Volontairement ou non, l’air siffla entre les lèvres de Pernichon, comme d’un baigneur surpris par le froid.

— L’idée que vous avez de vous-même, reprit la voix avec une sorte d’affreuse tendresse, n’est pas fausse : il en est d’elle comme de ces formules mathématiques, dont il faut seulement intervertir les signes. Votre médiocrité tend naturellement vers le néant, l’état d’indifférence entre le mal et le bien. Le pénible entretien de quelques vices vous donne seul l’illusion de la vie.

À ces mots, M. Pernichon se leva, mais il resta debout et muet devant son bourreau.

— L’expérience de la vie — et plus encore mes modestes travaux historiques — reprit l’abbé Cénabre, m’ont enseigné le petit nombre de vies positives…

— Je respecte assez votre caractère et votre personne, dit tout à coup le publiciste avec une espèce de dignité, pour vous laisser achever. Mais vos injustes paroles sont de celles auxquelles on ne répond pas.

— Je n’en terminerai avec vous que plus commodément, répondit le prêtre. Votre présence a été l’occasion de tout ceci, non sa cause. Votre disgrâce n’est que de vous trouver devant moi, à cette heure, aujourd’hui.

Il respira bruyamment, et quand il eut ainsi gonflé sa poitrine, le sang parut de nouveau se retirer de ses joues et de son front. Il resta d’une pâleur livide.

— Telle heure sonne, mon enfant, poursuivit-il, où la vie pèse lourd sur l’épaule. On voudrait mettre à terre le fardeau, l’examiner, choisir, garder l’indispensable, jeter le reste. Retenez cette confidence, puisque je la fais tout haut, devant vous. Je tenterai ce choix. Il le faut. Je suis prêt.

Il se tut brusquement, laissa tomber la tête. Puis soudain :

— Allez-vous-en ! Allez-vous-en ! s’écria-t-il par deux fois, avec une extraordinaire violence.

Tout autre que Pernichon eût sans doute obéi, mais sa maladresse porte le tragique en puissance. D’ailleurs un sort navrant le place toujours là où il ne doit pas être, et l’y tient jusqu’au complet épuisement, utilisation parfaite du ridicule ou de l’odieux.

— Je regrette d’avoir été la cause involontaire… commença-t-il.

— Cause de quoi ? pria doucement l’abbé Cénabre. Je vous le dis : vous n’êtes cause de rien. Pourquoi vous humilierais-je gratuitement ? Entendez néanmoins cette parole : le monde est plein de gens qui vous ressemblent, qui étouffent les meilleurs sous leur nombre. Qu’êtes-vous venu faire dans notre bataille d’idées ? Vous la quitterez sans regret, avec un petit profit.

Le visage de Pernichon, en dépit de sa vulgarité, eut une expression vraiment humaine, presque noble :

— Je n’ai pourtant pas choisi le parti des vainqueurs, dit-il.

— C’est que le parti des vainqueurs est le parti des maîtres, et vous sentez cruellement que vous n’êtes pas né un maître. Mais vous vivez dans leur ombre, et leur caresse vous fait du bien.

Et il ajouta, après un silence, posément :

— Il vous fallait, d’ailleurs, quelque chose à marchander.

— Jamais, monsieur le chanoine, s’écria Pernichon, jamais, dis-je, mes ennemis ne m’ont tenu pour un homme à vendre !

— Mon enfant, dit l’abbé Cénabre, ne vous fâchez pas si, dans cet entretien tout intime, j’utilise une connaissance particulière de vos ressources, de votre capacité morale. Vous êtes un intermédiaire-né. D’où vient que le parti — ou pour parler leur langage — le milieu catholique est si favorable à la multiplication de cette espèce ? Parce que dans une société politique de plus en plus étroitement solidaire, si fortement constituée en groupes dont la discipline est exacte et l’individualisme exclu, il est le suprême refuge d’un opportunisme démodé. Du radicalisme au socialisme, théoriquement, le passage semble aisé. Pratiquement, il n’en est pas de même, car c’est proprement changer de clientèle. Mais croire en Dieu, et vivre dans l’indulgente obédience de l’Église est une position si commode ! On est d’un parti sans en être. En cette matière, rien de moins étroit que le dogme : il semble même à certains proposer l’indifférence politique comme une règle. Aussi que de distinctions, de nuances, que de choix pour l’amateur, quel éventaire ! De concession en concession, de surenchère en surenchère, un jeune ambitieux qui n’aime pas le bruit et travaille avec méthode, peut aller aussi loin qu’il lui plaît, sans perdre le précieux avantage d’être moins un partisan qu’un allié, — un ami du dehors, toujours à contrôler, jamais sûr, — comme ces pauvres dames qui gardent dans le saint état du mariage pour quoi elles n’étaient pas faites, l’odeur et le ragoût du passé.

— Vous jouez un jeu cruel, dit Pernichon d’une voix tremblante, un jeu bien cruel. Et même si ces paroles ne devaient rester secrètes…

— Je vous les abandonne, dit l’abbé Cénabre. Faites-en ce qu’il vous plaira.

Puis, tout à coup, un mouvement intérieur, irrésistible, bouleversa de nouveau ses traits. Le sourire s’arrêta sur ses lèvres, son regard durcit, le tremblement de ses mains redevint visible. Et sa colère même parut comme dévorée par un sentiment plus violent et plus mystérieux.

Il baissa lentement les paupières. Le silence qui suivit fut difficile à surmonter.

Dès le premier moment de cette soudaine, imprévisible attaque, M. Pernichon s’était trouvé désarmé. Habile à certaine escrime du langage, au jeu de l’allusion, la violence directe le paralyse, agit littéralement comme un poison de sa volonté. Mais que dire de cette violence si cruellement calculée, passant de l’invective à un accent d’amertume douloureuse, puis de sollicitude incompréhensible ? Néanmoins la stupeur finit par laisser tout à fait la place à la crainte, puis à une confusion pire… Pour la première fois peut-être, sa pauvre âme creva son enveloppe et parut blême et hagarde aux propres yeux de Pernichon pour disparaître aussitôt, ainsi qu’un rêve égaré dans le matin… Et ce n’était point tant les paroles de l’abbé Cénabre que la transfiguration de ce prêtre subtil et la contagion d’un rêve que trahissaient son attitude et sa voix — non ! ce n’était point de telles paroles restées si vagues dans la colère ou le mépris, qui eussent à elles seules arraché un instant le malheureux hors de sa gaine, ainsi qu’un muscle qui, sous les doigts du chirurgien, jaillit tout à coup de la peau. D’être réputé habile, ambitieux, profond calculateur de ses chances, ami douteux, prudent ennemi, n’était pas pour l’offenser ; mais ces dernières violences l’atteignaient à un lieu plus sensible, profond, secret, comme au point d’équilibre de son humble destin : l’habitude, devenue consubstantielle à sa pensée, d’une lutte intime, une opinion de lui-même soudain déracinée, le besoin de se classer, une certaine stabilité. La seule hypothèse — soudain vraisemblable — d’une vie sans réalité spirituelle introduite comme par effraction dans une conscience d’ordinaire si ménagée, en découvrait brutalement le désordre absolu. Que d’autres, qui tiennent de leurs actes un compte plus ou moins sévère (comme on observerait les étoiles sans lire les indications du compas) négligent dans leur calcul l’orientation de la volonté, la perversion de l’instinct !… Le terrible n’est pas de ces étrangers dont les routes croisent nos routes, mais dans ce propre visage que l’âme arrachée verra soudain face à face, et ne reconnaîtra pas.

— Monsieur le chanoine… voülut dire Pernichon, dans un dernier effort de politesse et de respect pour le dangereux personnage. Mais il n’acheva point. Ce que l’humiliation n’avait pu faire, la crainte l’obtint, plus urgente que la honte. Il s’écarta de quelques pas, chercha gauchement son pardessus, jeté derrière lui sur une chaise, en passa les manches avec une peine infinie, soufflant par le nez d’affreux sanglots sans larmes, ramassé sur lui-même, contracté ainsi que d’une énorme grimace non du visage seul, mais de tout son corps chétif. Puis ce désespoir grotesque disparut dans le vestibule ténébreux. On entendit le grincement de la porte, refermée néanmoins avec prudence.

L’abbé Cénabre avait suivi des yeux le petit homme, et il resta debout un long moment, à la même place, en apparence frappé de stupeur à son tour, et tellement immobile que l’ombre même sur le mur n’avait pas un tressaillement. Quiconque l’eût observé à ce moment solennel, eût été frappé de la netteté de son regard qui n’était point celui d’un homme entraîné par un rêve, mais plutôt d’un discuteur hardi et tenace qui donne tout son effort contre un rival à demi vaincu, et cherche à s’emparer de sa pensée. De cet angle droit de la pièce on eût pu croire que les yeux fixaient simplement la porte par où Pernichon s’était enfui. Toutefois leur direction était différente. M. Pernichon, ni aucun autre à sa ressemblance, n’eût entretenu tel feu dans la prunelle assombrie… Elles avaient trouvé ailleurs quelque chose. Et plus d’un sceptique eût été bien embarrassé de convenir que l’interlocuteur invisible au moins selon toute vraisemblance, c’était la croix nue pendue au mur. D’ailleurs le temps lui eût manqué d’un examen décisif. Car s’étant avancé brusquement, par un geste aussi prompt et aussi précis qu’une parade, l’abbé Cénabre empoigna la lampe et la brisa sur les dalles.

Le clair de lune entra aussitôt dans la chambre.

La violence du choc fut telle que la mèche s’éteignit sans doute avant d’avoir touché le sol. Du réservoir de cristal on entendit un moment l’huile de pétrole couler à petits coups. Puis ce dernier bruit s’effaça. Et il semblait que se fût effacé avec lui le souvenir du geste extraordinaire de ce prêtre célèbre dans les deux mondes pour son scepticisme élégant.

Une des singularités de l’abbé Cénabre est de n’accepter de soins domestiques que d’une vieille femme de ménage — sa nourrice, dit-on — qui tôt levée finit sa besogne dès midi, et ne reparaît plus. Autour de la courte et épaisse silhouette à peine visible dans le recueillement de la nuit, la solitude resta parfaite, le silence absolu. Puis cette silhouette se déplaça lentement, posément ; une porte claqua. Le clair de lune s’endormit dans la pièce vide. M. l’abbé Cénabre avait regagné sa chambre.

L’auteur des Mystiques florentins a longtemps dérouté la critique. Habile à s’emparer de l’attention, par surprise, son ambition ne va pas plus loin que séduire ; il disparaît avant de convaincre, laissant amis et adversaires dos à dos. Un parti s’est emparé de lui, comme il s’embarrasse de tout élément douteux, moins encore par goût du scandale, que par un besoin furieux de se masquer, de prendre un masque, de masquer son indigence. Dans la forte société spirituelle de Rome, ce demi-monde de la pensée ressemble à l’autre, même vanité, même envie, même accueil aux haines complices, même rage à dénigrer les hauts exemples qui le condamnent, même naïveté dans le mensonge et la feinte, même candeur de croire faire illusion à quiconque le regarde en face. Certes, la prostitution de l’hôtel particulier méprise celle de la rue, mais dans les cas urgents l’acte professionnel s’accomplit de lui-même et sous un certain regard, c’est toujours le même geste de dénouer la ceinture. Qui ne sait qu’on rencontre aux entresols de la rue des Martyrs des filles deux fois soumises, ou de bonnes mères ? Ainsi le parti compte d’honnêtes jeunes gens, des vieillards austères, des écrivains pleins de talent, et des prêtres, pour le grand nombre, de mœurs irréprochables. Rien ne semble permettre de les confondre avec des avares adolescents, ces patriarches dévorés d’ambition comme d’une lèpre, et ces ruffians en jupon noir, chassés de tous les diocèses, à face de croupiers marrons… Quel trait leur est donc commun ? Le goût de biaiser, une pensée lâche.

L’abbé Cénabre a souvent tiré profit de leur enthousiasme affecté, sans laisser toutefois annexer son sourire. De lui, les malheureux n’entendent et n’approuvent que son impuissance à conclure, la dissipation de la pensée, l’effort en sens contraire et pour un résultat de néant, d’une curiosité presque sensuelle et d’une critique énervée. Son Histoire de l’arianisme les a déçus, justement par ce qu’elle contient de positif, de défini. Mais ils se délectent au bavardage et à l’allusion des Mystiques florentins.

L’illustre écrivain connaît ce public, et il le mépriserait, s’il était capable de mépris. Il l’exècre seulement. Son jugement court, mais exquis, l’a renseigné depuis longtemps. Ils l’honorent d’être suspect. Cette sympathie équivoque, cette admiration protectrice exaspèrent son orgueil, et il leur fait payer cher une reconnaissance toute formelle. De les louer tarit sa veine : il n’est jamais las de les railler, il doit à cette raillerie ses meilleures pages, les mieux venues, ses pages ailées. Comment ne l’ont-ils pas reconnu à ce signe éclatant ? Ils reçoivent de lui la plus cruelle ironie. C’est peut-être que leur vanité met à haut prix la louange difficile, arrachée à un homme fort et seul, par la coalition des faibles.

Ils le croient fort, mais il est seul, sûrement.

Les fenêtres de la chambre s’ouvrent sur une rue du Paris provincial. À cette heure de la nuit, la lointaine et triple rumeur de la place de Rennes, comme égarée, y est, à force de solitude et de silence, pathétique. Qu’à travers les ténèbres, les villes appellent, d’une voix profonde ! Que leur joie respire avec peine, comme elle râle !… Chaque rue, traversée dans le tumulte et l’éblouissement, sitôt quittée, vous poursuit dans l’ombre d’une plainte affreuse, peu à peu assourdie, jusqu’à la limite d’un autre tumulte et d’un autre éblouissement qui joint bientôt à l’autre voix sa voix déchirante. Et encore, ce n’est pas ce mot de « voix » que j’écrirai, car la forêt, la colline, le feu et l’eau ont seuls des voix, parlent un langage. Nous en avons perdu le secret, bien que le souvenir d’un accord auguste, de l’alliance ineffable de l’intelligence et des choses ne puisse être oubliée du plus vil. La voix que nous ne comprenons plus est encore amie, fraternelle, faiseuse de paix, sereine. L’homme lyrique, au dernier rang de l’espèce, que le monde moderne a honoré comme un dieu, croyait risiblement l’avoir restitué, n’ayant délivré la nature des sylvains, des dryades et des nymphes démodées que pour y lâcher le troupeau de ses mornes sensualités. Le plus fort d’eux tous, déjà pris à la gorge par la vieillesse, remplissait les rues et les bois de son infatigable lubricité. Derrière lui, la foule des disciples s’est ruée, comme on mange, à la solitude sacrée, dans le rêve abject de l’associer à ses ventrées, à sa mélancolie, à sa déception charnelle. La contagion, gagnant de proche en proche, s’est étendue aux antipodes : l’Île déserte a reçu leurs confidences, témoigné de leurs amours, retenti de leurs grotesques sanglots devant la vieillesse et la mort. Nulle prairie, ruisselante de lumière et de rosée dans la candeur de l’aube, où vous ne trouverez leurs traces, comme des papiers sordides, sur les pelouses, un lundi matin.

Toutefois, s’il est dans l’homme d’imposer sa présence, et les signes de sa bassesse à la nature, il ne s’empare pas de son rythme intérieur, de sa profonde rumination. Il couvre la voix, mais il l’interroge en vain : elle continue son chant sublime ainsi qu’une corde en vibration choisit entre mille ses harmoniques et ne répond qu’à elles seules… Il n’en va pas ainsi des paysages de poutres, de fer et de moellons — les villes.

Pourquoi voudriez-vous qu’elles annoncent la joie, bâties dans la peine et la sueur ? La liberté, puisqu’elles sont les forteresses où s’est réfugié, devant la rébellion des choses et des éléments, Adam vaincu ? La vie — ces demeures transitoires, gardiennes seulement de nos os ?

L’abbé Cénabre s’était insensiblement rapproché de la fenêtre, comme si dans cette chambre obscure, le reflet douteux de la rue à travers les vitres, lui eût été un asile. Immobile dans la haute embrasure, les bras croisés sur la poitrine, on l’eût cru volontiers absorbé, quand toute son attention n’était tendue au contraire qu’à la rumeur triste du dehors. Sa dernière violence n’avait certes pas été un geste d’emportement : nul moins que lui n’était capable de ces distractions. La lumière l’avait offensé cruellement, tout à coup, comme le signe sensible, sur le mur et sur la croix, d’une illumination intérieure qu’il eût voulu étouffer, repousser dans la nuit, avec une énergie désespérée. L’une des marques des grandes convulsions de l’âme est de se retrouver dans les choses, de sorte que telle déception capitale, par exemple, reste inséparable du lieu et de l’heure — non pas seulement par une association matérielle, mais par une sorte de compénétration — comme si un certain accord de la vie profonde avait été faussé par le coup de bélier de la passion. D’ailleurs la brusque révolte du prêtre n’était qu’un geste de défense, tardif seulement. Et il était vrai que cette cellule, pavée de grès, ces murs, ces livres, cette croix nue étaient ennemis. Les témoins muets jusqu’alors, allaient sans doute poser la question à laquelle il ne voulait pas répondre… C’est pourquoi il les avait replongés dans l’ombre.

Méprise fatale ! Ce geste posait un autre problème, non moins urgent. Il marquait le terme d’une étape et plus encore le point de départ d’une autre route, terrible à suivre, inconnue. Un fou couve tranquillement son délire jusqu’à ce qu’un cri — ou toute autre manifestation — le convainc de sa folie. Depuis des semaines, l’abbé Cénabre fermait sa conscience à un ordre de sentiments dont il soupçonnait à peine encore la violence. Et il venait inconsidérément de se trahir, de tout remettre en question. L’analyste délicat, dont l’ironie n’épargna jamais personne, pas même le tragique saint d’Assise, a horreur de l’examen particulier. Il sent d’instinct ce que sa critique tant admirée des badauds, a de dangereux pour lui-même, car on ne joue pas son propre destin sur le coup de dés d’une hypothèse, et l’hypothèse est la seule ressource de son analyse, son ressort. Toutefois la pensée née en lui depuis quelque temps déjà, plus forte chaque jour, s’imposait par elle-même, déjouait sa ruse. Il l’écartait pour la retrouver tout à coup, à sa stupeur, mêlée à la trame de la vie quotidienne, partout présente. Et dans le soudain accès de sa colère contre Pernichon, il l’avait encore reconnue.

L’érudition de l’auteur des Mystiques florentins est solide, comme est viril son visage épais et dur. L’étendue de la documentation, la puissance de travail qu’elle suppose peuvent faire illusion : heureux dans le choix de ses sujets, non pas même sans audace, il semble cependant n’oser les affronter qu’à demi, il les aborde de biais. Il en va de même dans le gouvernement de sa propre vie : ce professeur d’analyse morale répugne à se voir en face. Longtemps le scrupule ténébreux qu’une force irrésistible amène ce soir à la surface de sa conscience a été, avec effort, maintenu dans la région basse de la sensibilité pure. Sans doute, il lui devait faire sa part : c’était un malaise, une gêne, une diminution de l’activité, ou sa déviation morbide. C’était tout cela, et bien autre chose encore. Mais en évitant de cerner le point douloureux, la souffrance reste vague, diffuse, plus aisément supportée. Ce qui n’était que mélancolie devient promptement remords, pourvu que l’on en discute avec soi-même. Et qui peut faire au remords une part équitable ? Ce fils maudit de la divine charité n’est pas moins avide : il n’a rien, s’il n’a tout.

Par malheur, et pour le scandale de la Bête matérialiste, il n’est pas bon, ni sûr, de se croire tout à fait à l’abri, dans son sac de peau, des entreprises de l’âme. Éviter de scruter les intentions, se contraindre à ne connaître de l’événement moral que son contre-coup sur le système vaso-dilatateur, mène à une déception très amère. L’homme peut bien se contredire, mais il ne peut entièrement se renier. L’examen de conscience est un exercice favorable, même aux professeurs d’amoralisme. Il définit nos remords, les nomme, et par ainsi les retient dans l’âme, comme en vase clos, sous la lumière de l’esprit. À les refouler sans cesse, craignez de leur donner une consistance et un, poids charnel. On préfère telle souffrance obscure à la nécessité de rougir de soi, mais vous avez introduit le péché dans l’épaisseur de votre chair, et le monstre n’y meurt pas, car sa nature est double. Il s’engraissera merveilleusement de votre sang, profitera comme un cancer, tenace, assidu, vous laissant vivre à votre guise, aller et venir, aussi sain en apparence, inquiet seulement. Vous irez ainsi de plus en plus secrètement séparé des autres et de vous-même, l’âme et le corps désunis par un divorce essentiel, dans cette demi-torpeur que dissipera soudain le coup de tonnerre de l’angoisse, l’angoisse, forme hideuse et corporelle du remords. Vous vous réveillerez dans le désespoir qu’aucun repentir ne rédime, car à cet instant même expire votre âme. C’est alors qu’un malheureux écrase d’une balle un cerveau qui ne lui sert plus qu’à souffrir.

Quelques-uns des lecteurs de l’abbé Cénabre parmi ceux qu’il irrite, que sa gentillesse, son goût de plaire n’ont point désarmés, recherchent dans ses derniers livres, avec clairvoyance, cet accent singulier, douloureux qui semble marquer une blessure de l’orgueil, un doute de soi. L’ironie, toujours un peu pédante, grince maintenant. Peut-être échappe-t-elle au contrôle de l’auteur ? Jadis asservie au texte, alignée, elle le déborde parfois, pousse au dehors un coup furieux, reprend sa place avec contrainte… L’art, ou plutôt la formule heureuse de l’auteur, exploitée à fond, peut se définir ainsi : écrire de la sainteté comme si la charité n’était pas. L’homme Renan, de qui le blasphème est toujours un peu scolaire, s’est contenté d’une simple transposition d’un ordre à l’autre, insérant l’être miraculeux dans un univers sans miracles, charge facile, dont sa vanité n’a jamais perçu le comique énorme. Pour celui qui sait lire, la Vie de Jésus est un vaudeville, a tous les éléments d’un bon vaudeville, moins le naturel et la facilité. L’abbé Cénabre, lui, n’a jamais nié le miracle, et même il a le goût du miraculeux. Il n’approche les grandes âmes que dans un sentiment de vénération, et sa curiosité même a un tel élan qu’on la prendrait pour l’amour. Il lui est simplement donné d’imaginer un ordre spirituel découronné de la charité.

Sans doute, on ne le lit pas sans malaise, mais seul un de ces saints qu’il a mutilés saurait lui arracher son secret. L’analyse qu’il en a fait satisfait le goût, n’offense aucune pudeur de l’esprit. Il a même eu cette prudence — qui est un aveu naïf et pathétique — de laisser hors de jeu les héros dont la haute figure historique paraît fixée à jamais : il a tiré de l’oubli des petits saints presque anonymes, dont l’obscurité le rassurait, qu’il espérait plus dociles. Il n’a pu cependant les contraindre. Si simple et caressant que fût son art, si enveloppant, si pressant, ils se refusaient toujours. La préface de son dernier livre compte à elle seule cinquante pages, pleines de réticences, de réserves, d’allusions, comme si le malheureux craignait, reculait le plus possible, l’inévitable confrontation. Car sitôt que paraît le témoin rebelle, l’équilibre est rompu. La petite part accordée aux faits est encore trop grande : un acte, une parole, même étouffée par un texte laborieux, suffit à rompre le charme : l’importance du commentaire ne fait qu’accuser plus durement la douloureuse impuissance. C’est une espèce de lutte risible et tragique à la fois, trop inégale. Tantôt la pensée, subtilisée à l’excès, s’évapore, s’efface comme une buée, découvrant la face irréductible. Tantôt elle se traîne dans les fonds, laissant surgir le héros vainqueur. La recherche vaine succède à la vaine étreinte. Les pages se multiplient, le livre s’allonge démesurément, ainsi qu’un rêve cruel, coupé de sursauts. Et tout à coup l’auteur, qu’on eût cru bercé par son ronron monotone, s’éveille, perd brusquement contenance, rentre dans le débat, avec une espèce de rage. Le lecteur n’en sent que du malaise et s’étonne, D’où vient cette colère subite ? C’est que de la vérité violentée, comme l’odeur dénonce un cadavre, à travers les mots menteurs sourd une atroce ironie, pour tout autre indiscernable, mais dont l’orgueil de l’abbé Cénabre connaît cependant la morsure. Anxieux de se fuir, d’ailleurs épris au fond de ces personnages imaginaires qu’il substitue presque inconsciemment aux vrais, qu’il s’efforce de croire vrais, au terme de sa route oblique, hélas ! il ne rencontre que lui, toujours lui. Ce qui manque à ses saints lui a été, justement, refusé. Chaque effort pour le masquer découvre un peu mieux sa propre déficience. Que dire ?… Pour donner quelque réalité à ces fantômes, il s’est dépouillé de son bien, des précieux mensonges qui l’eussent déguisé, qui en déguisèrent tant d’autres, jusqu’à la fin… Il se voit nu.

Il s’approche encore de la fenêtre, appuie sur les vitres son front têtu. Le vent souffle au carrefour. La rue est vide et sonore. Il s’écarte avec dégoût.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Alors… Cela vint lentement, posément, gagna lentement son niveau. Jamais les choses de rien ne le retinrent avec plus de douceur qu’en cet instant solennel. Il ferma les rideaux, alluma sa lampe de chevet, disposa minutieusement ses vêtements pour la nuit. Il jouissait de ce délai avec un cœur étranger, une joie grave, silencieuse. Son pas sur le tapis, le choc d’un verre sur le marbre de la cheminée, son souffle même un peu précipité par l’effort retinrent son attention, délicieusement, étroitement. Il se contemplait une dernière fois dans le décor des apparences familières, il s’attachait à ce lambeau de vie ainsi qu’un équipage à la dérive fixe la rive immobile et décroissante, et déjà la pensée chassait sur ses ancres.

Il s’agenouilla, pria comme à l’ordinaire. Jamais jusqu’alors ce prêtre notoirement suspect n’avait manqué de remplir à la lettre certains devoirs de son état, et la prière est un de ces devoirs, car il se plie aisément à une discipline extérieure, à une contrainte matérielle, il y trouve un indispensable appui, une sûreté contre un désordre profond qui l’entraînerait au delà de l’équivoque où sa nature se plaît. Ce soir encore il prononce avec lenteur, il récite tout au long la prière habituelle, correctement. Puis, il se glissa dans ses draps, et ferma les yeux.

Aussitôt, la pensée lui vint d’en finir une fois pour toutes avec le doute anxieux qu’il étouffait depuis des semaines, et il essaya de le formuler. D’ailleurs, sa nature fut plus forte, et il se travaillait encore inconsciemment pour rentrer dans une de ces catégories familières où il avait accoutumé de classer les esprits. À son sens, la parfaite dignité de sa vie rendait improbable, invraisemblable même, une crise morale : « Je me suis simplement engagé dans une impasse, songeait-il… Mon œuvre est à peine abordée : on ne se passe pas éternellement de doctrine. Il y a une doctrine à tirer de mes livres. J’éprouve seulement, jusqu’à la douleur, le besoin de me rassembler. »

Il expliquait ainsi son dégoût grandissant des derniers mois, le travail irrégulier, le sentiment si vif d’un effort gâché, d’une pensée qui tourne court, et aussi sa rancune obscure, chaque jour plus forte, contre l’objet même de son étude, les hommes simples, dont la simplicité l’avait trahi.

Dans le silence, il entendait sonner son cœur dans sa poitrine, et l’irrégularité des pulsations le frappa. « Je ne voudrais pas vieillir, pensait-il, sans avoir donné ma mesure, m’être imposé. » Car il en était à n’avoir plus qu’indifférence pour le public dont l’aveugle adulation l’avait poussé si haut — public à l’affût d’un déclassement inédit, d’un nouvel aspect du déclassement — race étrange qui se satisfait seulement des formes les plus fugitives, les plus instables de l’erreur, pour ainsi dire à l’état naissant, et qui la délaisse sitôt formée, passionnée pour le suspect, indifférente ou cruelle au renégat.

Il en était à ce point de la rêverie où certains mots se formulent parfois d’eux-mêmes, rompent violemment le cours de la pensée, comme issus des profondeurs de l’être… Renégat fut un de ces mots. Et le choc en fut si rude que les lèvres de l’abbé Cénabre le prononcèrent à son insu.

Il essaya de sourire ; il sourit même. Pour lui ce mot démodé n’exprimait encore, à cet instant, rien de clair. Comment s’est-il trouvé dans sa bouche ? Sans doute peu de livres ont été plus sévèrement critiqués que les siens, passés au crible… mais il est sauf. Les pires censeurs n’incriminent plus que les tendances d’une œuvre où leur malignité n’a rien dénoncé de condamnable. Qui peut le troubler lui-même ? Au regard du plus exigeant, il est sans reproche. Non content de rester fidèle aux grands devoirs, il s’est attaché à respecter scrupuleusement les petits, soucieux de rien innover, de ne troubler en rien l’ordonnance, le règlement de ses journées, et aussi par dédain des abandons faciles, par dignité. S’il célèbre rarement la messe, c’est d’accord avec ses supérieurs, et parce que le temps lui manque, réellement. Mais il n’omet pas le bréviaire. Le Père Domange l’entend chaque mois en confession. Que ce regard jeté en arrière le rassérène pour un moment ! L’exaltation de la jeunesse n’est plus, ni son espérance avide, mais la pente a été une fois donnée, la vie coule dans le même sens, comme entraînée par son poids… Il ferme les yeux, il serre étroitement les paupières, avec un entêtement puéril… Il veut voir ce cheminement monotone à travers le temps : il le voit… Vers quel but ?

Malgré lui, ainsi qu’une bête échappée, sa pensée court déjà sur la route enfin ouverte. C’est peu dire qu’il n’en est plus maître, elle est maintenant hors de lui, une chose étrangère, une pierre qui tombe… Oui, son œuvre a un sens, et il l’ignorait ! On en est encore à épier les textes, pour y découvrir une proposition hétérodoxe ! Lui-même s’est prêté à ce jeu enfantin. À ce moment même, comme par un suprême effort, les arguments familiers surgissent de toutes parts, dans un désordre affreux. Mais il sent trop, il sent avec terreur que cette confusion n’est qu’un remous, à la surface d’une eau profonde. Déjà la pensée, l’unique, la précieuse, la dangereuse pensée jaillie de lui est descendue bien plus avant, hors de toute atteinte, glisse à travers les ténèbres ainsi que le poids d’une sonde. Elle ne s’arrêtera qu’au but, s’il existe. L’homme suspendu par ses mains défaillantes, à demi ouvertes, au-dessus du gouffre, n’écoute pas avec plus d’angoisse la chute vaine et bondissante des pierres. Le vide qui s’ouvre, la vertigineuse plongée arrache enfin une parole à l’abbé Cénabre :

— Dieu ! dit-il.

Mais alors… un coup asséné n’arrive pas plus prompt… à peine effacée dans l’air la parole inconsistante, un silence inouï, formidable, tomba sur lui comme une masse de plomb. Telle fut la brusquerie de l’attaque, et si totale cette soudaine défaillance de l’âme, qu’il se jeta hors de son lit, s’échappa… La chambre vivait encore alentour sa pâle vie lumineuse, chaque objet à sa place ordinaire, et il voyait dans la glace son regard béant… mais il semblait que les choses eussent perdu chacune leur sens particulier, ne répondissent plus à leur nom, fussent muettes. Le regard lui-même exprimait à présent moins la terreur qu’une surprise absolue…

« Je ne crois plus », s’écria-t-il d’une voix sinistre.

La tentation nous exerce, le doute est un supplice sagace, mais l’abbé Cénabre ne doutait point, et il n’était pas tenté. De ces épreuves à la morne évidence exprimée par son dernier cri, il y avait justement ce qui distingue l’absence du néant. La place n’est pas vide, il n’y a pas de place du tout ; il n’y a rien.

À la lettre, il ne sentait ni regret, ni remords. Seul, l’étonnement d’un homme qui, croyant marcher dans une direction, connaîtrait qu’il a piétiné, que l’espace franchi n’est qu’un rêve. L’eût-il désiré (mais il ne le désirait point), sa raison se fût encore refusé d’admettre qu’il eût jamais différé de ce qu’il était, à ce moment même. Par la brèche mystérieuse, le passé tout entier avait glissé comme une eau, et il ne demeurait, sous le regard inaltérable de la conscience, que des gestes plus vains que des songes, une vie ordonnée, réglée, constituée en fonction d’un monde imaginaire. Ce qui semblait à d’autres son existence, sa personnalité véritable, était né des circonstances, éphémères, inconsistantes comme elles : à peine si la répétition des mêmes actes avait pu au cours des ans, à la longue, former quelque ombre, prêter une certaine réalité au fantôme. Il l’imaginait ainsi du moins. Car lentement désagrégée par la délectation du doute volontaire, par le sacrilège d’une curiosité sans amour, la croyance s’était évanouie, totalement, comme une fonction qui ne survivrait pas à l’organe détruit, dont il ne subsisterait même pas le besoin.

Et pourtant, la glace lui renvoyait l’image intolérable d’un visage transformé par la peur, d’un misérable corps en déroute. Sous son léger vêtement de nuit, un frisson le secouait, la sueur ruisselait sur ses reins et sur ses jambes, et par l’échancrure de la chemise, il pouvait voir trembler son scapulaire sur sa poitrine velue à chaque battement affolé de son cœur. Le regard dérobé en dedans, la mâchoire relâchée par l’angoisse, mais encore têtue, la bouche au pli amer étaient d’une singulière vulgarité… Chose étrange ! Cette vision détestable le retint, l’absorba même dans une complaisance secrète, presque inavouable. L’humiliation de la chair lui fut douce, si ce mot peut s’entendre d’une jouissance aussi trouble, car dans le désordre où il était comme englouti, le féroce mépris de lui-même donnait au moins l’illusion d’un reste de lucidité. Son désir fut d’ailleurs si vif de voir jusqu’au fond de sa honte qu’il fixa la glace à la hauteur de ses yeux, chercha son regard.

Il le vit, et en même temps cessa de se défendre, se livra. Le regard, dans le visage convulsé, demeurait clair, attentif, et même — il l’eût juré — railleur. « Tu mens, disait-il, tu mens, tu mens ! » Il ne disait que cela, mais l’âme soulevée, comme tirée hors d’elle-même (ainsi que l’orchestre un moment suspendu à la première note répétée du thème, plonge tout à coup sur elle dans le déchaînement de ses cuivres), l’âme reprenait avec une force accrue : « Il a raison : tu mens ! Tu te joues une comédie sacrilège. Il n’est pas vrai que tu aies perdu Dieu. Et d’ailleurs tu n’en sentirais pas plus la perte que tu n’en as senti le besoin. Tu es aujourd’hui ce que tu étais hier. Si ta chair tremble, c’est de froid. Seulement tu voudrais bien croire qu’un homme tel que toi ne cède qu’à des épreuves faites pour lui, à sa mesure. Il n’est pas possible que Dieu meure en toi sans cérémonie, sans éclairs et sans tonnerre. »

De connaître avec certitude l’inanité, la simulation de sa détresse portait le dernier coup, tranchait le dernier lien du présent au passé, le laissait dans le vide. La foi s’était évanouie comme si elle n’avait jamais été. Il se retrouvait à cet instant comme s’il n’avait jamais vécu. Que n’eût-il donné pour sentir une résistance, un déchirement, fût-il le plus douloureux, n’importe quoi d’autre que la dissipation silencieuse de l’être qu’il avait cru réel, maintenant évanoui, et remplacé par rien !… Mais le silence surnaturel semblait scellé sur lui, pour toujours.

Il regagna misérablement son lit, tête basse, avec une sorte d’humilité vile qui marquait bien la profondeur de sa chute, son caractère irréparable, pareil moins à un menteur confondu qu’à un animal dressé qui aurait raté son tour. Bien qu’il s’abandonnât désormais, cet abandon ne lui apportait aucun soulagement certain : une issue semblait ouverte, au contraire, aux eaux dormantes et pourries de l’âme. Des sentiments nouveaux, et pourtant familiers à sa nature profonde, impossibles à renier, bien qu’il fût encore incapable de leur donner un nom, sourdaient ensemble d’un sol saturé. À sa grande surprise, le plus fort d’entre eux ressemblait singulièrement à la haine.

Il se leva presque aussitôt pour rallumer sa lampe. Il ne tremblait plus. Sa chemise trempée de sueur collait à son dos et à ses cuisses, mais il n’en sentait pas le contact glacé : son cœur battait de nouveau à coups réguliers, pesants… Et déjà la résolution se formait en lui d’en finir une fois pour toutes, d’éclaircir à tout prix ce débat obscur. De cela seul il avait conscience, car il se croyait rendu au calme qu’il en était à ce paroxysme où l’anxiété réclame, exige, postule une présence amie — n’importe quelle présence — un témoin. Il ne pouvait pas, il ne pouvait plus être seul.

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Pourquoi l’image s’imposa-t-elle aussitôt à son esprit d’un homme si différent de lui, si peu fait pour l’entendre, l’abbé Chevance, ancien curé de Costerel-sur-Meuse, actuellement prêtre habitué à l’église de Notre Dame des Victoires ? Fut-ce le seul nom qui se présenta, car le nombre est petit des amis fidèles qu’on réveille à deux heures du matin… Fut-ce pour une autre raison plus profonde et plus urgente ? Il n’eût su le dire, et ne s’en soucia jamais plus. Il vivait déjà dans son rêve, et de ce rêve il ne devait attendre nul merci.

C’est avec un calme apparent qu’il décrocha le récepteur du téléphone. L’abbé Chevance habitait une petite chambre au dernier étage de l’hôtel Saint-Étienne, rue Vide-Gousset. Il chercha le numéro sur l’annuaire. Le veilleur, tiré de son somme, d’ailleurs ahuri par une démarche aussi tardive, se fit répéter trois fois la consigne : — « Veuillez prier l’abbé Chevance de venir ici d’urgence, chez moi, pour une affaire grave. » — « Un malade ? » demandait l’autre… — « Un mourant, » répondit l’abbé Cénabre, posément.

L’auteur de la Vie de Tauler a connu l’abbé Chevance au petit séminaire de Nancy. De quinze ans plus âgé que l’illustre historien, il était alors second surveillant à la division des petits. Leurs relations furent banales, mais elles ne devaient jamais être tout à fait rompues. En 19…, le curé de Costerel dut quitter le diocèse de Verdun après une manière de scandale dont les journaux radicaux tirèrent habilement parti. L’innocent s’était avisé de réciter les prières de l’exorcisme sur la tête d’une fille devenue démente, et la terreur de deux villages. On doit dire néanmoins à sa décharge qu’il avait été procédé à la cérémonie le plus discrètement possible, sur la demande d’un oncle de la pauvrette, le seul parent qui lui restât, ancien bedeau de Notre-Dame de Grâce, à Lérouville. Malheureusement pour le desservant de Costerel, trois longs séjours à l’asile d’aliénés du département n’avaient eu d’autre résultat que d’exaspérer la folle, dont le médecin chef avait prédit la mort imminente. Sa guérison inattendue fut considérée par tous les gens de bon sens comme une provocation imbécile, capable de faire le plus grand tort à la paix religieuse dans le diocèse. Car ce fut à la paix religieuse que l’abbé Chevance se sacrifia.

En dépit des consolations et des encouragements, de l’évêque qui, « ne condamnant que l’imprudence et rendant justice aux intentions », offrait une autre paroisse au prêtre repentant, l’infortuné crut sa réputation perdue, son honneur sacerdotal en péril. L’idée ne lui vint même pas du tort injuste qu’il avait subi, mais l’indulgence de ses supérieurs, — leurs bontés, disait-il, — achevèrent de le réduire au désespoir. Il se crut désormais indigne du ministère, ou du moins de toute autorité. Dans son âme d’enfant, certaines contradictions qui paraîtraient, à d’autres, intolérables, sont acceptées telles quelles, subsistent sans débat. Ainsi ne doutait-il pas d’avoir agi envers sa folle selon le précepte de la charité, accompli son devoir. Mais il ne doutait pas non plus que l’irritation de ses chefs fût légitime. Le bruit fait à propos d’un acte si simple était une preuve assez forte de son impardonnable maladresse, bien qu’il n’eût su dire comment. Car tant d’années passées n’ont pas encore affaibli le scrupule de sa divine simplicité. On l’entend raconter l’humble tragédie de sa vie sur le même ton que jadis, celui d’un remords qui resplendira dans le ciel.

L’intervention de l’abbé Cénabre lui valut l’hospitalité du diocèse de Paris et un modeste emploi à Notre-Dame des Victoires. Il lui en sut un gré infini. Dans ce rôle obscur, ce qui avait été le curé de Costerel-sur-Meuse acheva de se défaire aux yeux des hommes, disparut. La timidité extraordinaire, un moment réprimée par les responsabilités d’un petit état, s’accrut de jour en jour, devint une infirmité touchante et ridicule, dont le monde s’amusa. Elle était sa croix sans doute, mais toute croix est un refuge. Ce travers ridicule masquait aux yeux de tous une hardiesse dans les voies spirituelles, un sens extraordinaire de la grâce de Dieu. Timidité non point seulement physique, comme il arrive, mais terreur véritable du jugement d’autrui, de son attention même. Si soigneusement qu’il s’efforçât de passer inaperçu, d’effacer derrière lui sa trace, les rencontres inattendues de la vie parisienne le jetaient dans la consternation : que de confrères de son ancien diocèse, où il avait laissé la réputation d’un brave homme inoffensif, le mirent ainsi à la torture ! Car il n’était pas loin d’imaginer ne devoir qu’à la protection de l’abbé Cénabre d’être toléré à la dernière place, dans les rangs de ce clergé parisien, si instruit, si raffiné, dont il ne parlait jamais qu’avec une réserve comique.

Cette réserve, à la longue, parut suspecte. Les uns la tinrent pour un signe d’indigence intellectuelle, les autres y virent une réprobation déguisée. C’est que d’année en année, le rayonnement de son âme singulière allait s’élargissant : il était moins facile de l’ignorer. L’excès de sa prudence, même avait fini par créer autour de lui une légende, qu’entretinrent ses ruses innocentes. Ainsi, maintenu hors de la hiérarchie paroissiale régulière, familier des besognes les plus serviles, en toute occasion maître-Jacques et bon à toutes fins, le pauvre curé de Costerel-sur-Meuse avait néanmoins obtenu de suppléer au confessionnal quelques-uns de ses brillants collègues, puis peu à peu, suppléant toujours, il en était venu à y passer le plus clair de son temps. Sa crainte avait d’abord été grande de paraître ainsi léser des droits établis, car comment ne pas courir le risque d’attirer par devers soi une pieuse clientèle, les pénitents de conséquence, infidèlement détournés de leurs directeurs légitimes ? Jamais prédicateur à la mode, enragé de succès mondains, ne témoigna d’autant de persévérance et de zèle à séduire ses belles pécheresses que l’ancien desservant à trouver et retenir les plus délaissées, les moins enviables brebis, les plus diffamées du troupeau. Cuisinières matinales, le panier au bras, petites modistes à midi craquant les noix du dessert, deux sous à la main pour le tronc de saint Antoine de Padoue, dévotes à profil de jument, vieillards humbles et calamiteux, collégiens, transfuges de M. l’Aumônier, il recueillit tout le cœur plein de joie, rassuré par la médiocrité du butin. Hélas ! si les pénitents d’occasion ne furent pas autrement remarqués, les malicieux vicaires eurent vite fait de reconnaître, parmi les habitués de l’abbé Chevance, quelques-unes de ces maniaques, amusement et terreur des paroisses, démangées de fautes imaginaires, affamées d’un humble ragoût sacrilège, et qu’on voit rechercher avec mélancolie le confesseur sévère, comme leurs sœurs méconnues l’amant qui les rosse. On en sourit d’abord. Puis, les plus folles écartées, le curé de Costerel-sur-Meuse, parmi ses infirmes et ses déchus, s’éclaira d’une lumière étrange et surnaturelle, difficile à pardonner. Le scandale qu’il avait fui si loin, mais pourquoi il était né sans doute, le venait chercher de nouveau jusque dans sa mansarde. Un bel esprit lui donna même un nom ; il l’appela le « confesseur de bonnes ». Le mot fit fortune ; il courut les salons bien pensants. L’historien Aynard de Clergerie pensa même s’intéresser un moment à ce vieil original, et se le fit envoyer, sous un prétexte subtil, par un vicaire général de ses amis auquel l’infortuné prêtre n’aurait certes rien osé refuser. Puis la timidité, la politesse un peu basse du bonhomme finit par décourager sa bienveillance. La disgrâce eût même été complète, sans la protection, jugée indiscrète, de Mlle Chantal, fille de l’éminent auteur de l’Église du douzième siècle.

L’abbé Cénabre alla ouvrir la porte à tâtons, posa la main sur le bras du visiteur, et l’introduisit dans sa chambre, en silence. Ce silence acheva de déconcerter le confesseur des bonnes. N’ayant pas osé prendre la parole le premier, redoutant d’avoir ainsi manqué à un devoir élémentaire, plus anxieux encore d’une entrevue si mystérieuse, à une telle heure de la nuit, il osait à peine lever les yeux sur son protecteur, dont la tenue singulière lui était un tourment de plus. Le chanoine, en effet, avait jeté sur ses épaules un manteau fourré, mais ayant négligé de passer dessous sa soutane, il offrait au regard effaré du curé de Costerel-sur-Meuse ses fortes jambes gainées d’une culotte noire, les pieds nus dans des pantoufles. Le manteau ouvert découvrait aussi le torse massif, sous la chemise.

— Asseyez-vous, dit l’abbé Cénabre, avec une certaine douceur, asseyez-vous, et pardonnez-moi d’abord de vous avoir dérangé… Pardonnez-moi cette fantaisie ridicule.

L’abbé Chevance debout près du lit, s’assit dessus. Le sommier grinça terriblement. Il se releva aussitôt.

— Monsieur le chanoine — mon cher et illustre ami — je vous demanderai… j’aurais à vous demander premièrement des nouvelles de votre santé… et aussi du cher malade… pour lequel…

— Il n’y a pas de malade, répondit sèchement l’abbé Cénabre. Il n’y a pas de moribond. Je regrette même un mensonge dont le sens exact, je le crains, vous échappera. Toutefois, je n’ai pas le droit de prétendre l’avoir fait à la légère, inconsidérément. J’avais à vous parler, à vous parler sans retard, voilà tout.

— Je suis à votre disposition, murmura l’abbé Chevance, de plus en plus inquiet… Je puis avoir commis quelque faute involontaire. L’indulgence qu’on a pour moi ne va pas non plus sans péril. Je voudrais pouvoir rompre, sans indélicatesse, avec beaucoup de ces gens dont l’amitié m’honore pourtant grandement… Il est ridicule à un pauvre prêtre de se laisser voir par exemple, chez l’excellent M. le comte de Clergerie, à S. E. le nonce ! Mais laissons cela, reprit-il (car la figure de son interlocuteur s’assombrissait à mesure). Je suis prêt à vous écouter…

— Mon ami, dit l’abbé Cénabre, j’ai pensé à vous aujourd’hui parce que votre simplicité m’a toujours été une assistance réelle à certaines heures de ma vie. Le monde… je dis celui que je vois de plus près, est plein de menteurs effrontés.

Les mains de l’abbé Chevance élevèrent au ciel une protestation désespérée, mais il se reprit presque aussitôt, et baissa les yeux sans répondre. À ce double geste, l’abbé Cénabre répondit en dessous par un regard dur.

— J’ai besoin que vous consentiez à être cette nuit mon témoin, fit-il brusquement.

L’étonnement fit trembler la voix du pauvre prêtre.

— Je ne comprends pas… Je ne saisis pas… dans quelle mesure je puis vous être nécessaire… ou seulement utile… et qui pourrait prendre au sérieux… en faveur d’un homme tel que vous… une caution si misérable. Au moins, je puis parler franchement à un confrère, lui ouvrir mon cœur… Cette conversation… aujourd’hui… cette nuit… Je souhaite ne pas vous offenser en la qualifiant d’un peu extraordinaire… surprenante même… Cet entretien, quelle qu’en soit la conclusion, vient après… à la suite d’autres circonstances… non moins inattendues… qui peuvent paraître, en quelque sorte… un piège… oh ! du diable ! s’écria-t-il avec une étonnante naïveté.

Il réfléchit un moment, sous le regard toujours dur.

— J’aurai tout à l’heure à vous entretenir sans doute de la confiance dont m’honore une personne admirable… exceptionnelle… faite pour m’édifier, dont je n’aurais plutôt à recevoir que des leçons… Mlle Chantal de Clergerie (sa voix ne tremblait plus). J’assiste avec une espèce d’épouvante — véritablement avec terreur — à l’ascension vers Dieu, vers les plus hautes cimes de la contemplation, d’une âme assurément visitée par le Saint-Esprit, déjà hors de nous… Ah ! je sais à qui je m’adresse ! Je n’ai pas beaucoup le temps de lire — je lis peu — mais je n’ignore pas que vous avez l’expérience, une grande expérience des âmes saintes, des âmes choisies… Il est vrai que Mlle Chantal reste, grâce à Dieu, inconnue, mais comment ne pas craindre pour elle…

— Voulez-vous que nous laissions là Mlle de Clergerie ? dit simplement l’abbé Cénabre.

Il parut hésiter encore ; il jeta sur l’abbé Chevance, resté court, un regard de pitié. Qui n’eût dédaigné ce vieillard, dans son enfantine confusion, avec son sourire forcé, servile, et ses mains tremblantes ?

— Je traverse, mon ami, dit enfin l’auteur des Mystiques florentins, revenant à son insu au langage élégant, la crise la plus soudaine, la plus aiguë, qu’on puisse imaginer. Si j’ai retrouvé mon sang-froid, je l’avais assurément perdu tout à l’heure. On n’est pas maître du soulèvement de toutes les puissances de l’âme, d’une pareille lame de fond : un cri de détresse vient aux lèvres ; je ne l’ai pas retenu. Je n’en ai pas honte… Vous saurez, vous serez seul à savoir quelle cruelle détresse, explique, excuse certaines résolutions, certains actes que la méchanceté calomnie. On m’accuse déjà de sécheresse, d’insensibilité. Vous voyez, hélas ! que ni la réputation, ni peut-être le talent (je le compte pour rien !) ne mettent à l’abri des assauts les plus humiliants. Dieu me garde de vous en demander, pour le présent, témoignage ! Mais si je m’ouvrais de ces choses à quelqu’un de ceux qui m’admirent et croient m’aimer, je ne serais pas compris… Votre cœur simple et sincère en jugera mieux. Ne vous en défendez pas, mon ami ! À travers les épreuves qui m’attendent, je mets très haut la consolation de savoir que dans le silence et le secret, un prêtre aussi surnaturel que vous m’assiste de sa compassion. Et j’ajoute encore que si la Providence en disposait ainsi, vous garderiez ma mémoire.

À mesure que ces paroles tombaient dans le silence, il en démêlait, avec une sourde irritation contre son naïf auditeur, le vrai sens, et ce sens était vil. Contraint de donner un prétexte plausible, à ce qui eût volontiers paru un geste inexplicable, il allait tout droit à la vérité, la dénonçait malgré lui. Ce qu’il n’eût peut-être osé s’avouer à lui-même, se lisait en clair dans ses phrases embarrassées : en dépit de la comédie de terreur, à demi consciente, qu’il s’était jouée, tout s’ordonnait peu à peu comme si, dès la première minute, l’esprit demeuré lucide s’était tracé son plan. Le cri de détresse n’était que feinte. Il avait toujours obéi, d’instinct et d’abord, puis délibérément, à la nécessité capitale de prendre ses sûretés, de se trouver un alibi. Une hypocrisie profonde organise ainsi du dedans son mensonge, et ne se sépare de lui que par un effort de la raison, après avoir été sa première dupe.

— Dois-je comprendre, dit l’abbé Chevance avec désespoir, que vous pensez vous en remettre à moi dans une conjoncture aussi grave ?… Il me semble… permettez-moi… excusez-moi… que ceci n’est qu’un mauvais rêve… Ou si vous voulez seulement m’éprouver, à quoi bon ? J’ai la plus grande estime — je veux dire la plus respectueuse admiration — pour vos talents, votre gloire… les services que vous rendez à l’Église… Il vous serait si facile de me prendre au piège ! Quand j’aurai montré ma sottise, vous rirez de moi, vous aurez bien raison… Mais… (sa voix se fit réellement suppliante) on saura cette misérable histoire, le rôle que j’aurai tenu, on parlera de moi de nouveau — qui sait ? — on finira par se lasser de mes folies, du scandale… J’ai payé si cher, monsieur le chanoine, une erreur de ma jeunesse, une faute de tact !… Je ne reviendrai pas sur ce malheureux sujet, je vous dirai simplement : ne me mettez pas en cause par jeu ! N’ajoutez pas à mes peines !… si je perds la situation si honorable, si avantageuse… qu’on a bien voulu m’accorder dans un diocèse qui n’est pas le mien, où l’on compte tant de valeurs… que deviendrai-je ? Ah ! mon respectable ami, je le sens, je l’avoue ! Depuis quelques mois je commets des imprudences, je me laisse mettre en avant, je tente sottise sur sottise… Ne me les faites pas payer trop cher !

Rien ne saurait rendre l’expression du regard dont l’abbé Cénabre enveloppa le vieillard suppliant. Puis il haussa violemment les épaules.

— Vous me croyez capable d’étranges petitesses, dit-il. Je regrette de vous avoir tellement bouleversé. Convenez cependant que je me suis bien avancé pour pouvoir, maintenant, reculer ? D’ailleurs je me tiens toujours à un premier choix que j’ai fait. Oui — si étrange que cela vous paraisse — j’ai besoin de vous dans une des circonstances les plus graves, je puis dire les plus tragiques de ma vie… Une terrible, décisive épreuve, un trouble…

Mais il s’interrompit brusquement comme pour mieux voir, à son inexprimable surprise, l’ancien curé de Costerel-sur-Meuse qui, poussant discrètement vers lui le prie-Dieu (de l’air d’un homme qui ne se dérobera plus), disait avec un calme apparent, bien que de grosses gouttes de sueur perlassent à son front :

— S’il en est ainsi, monsieur le chanoine, je vous écoute.

Puis il fit le signe de la croix.

Une colère à peine contenue gronda dans la voix de l’abbé Cénabre.

— Je ne vous demandais pas de m’entendre en confession, mon ami. Ne vous pressez pas tant !

Il appuya sur les derniers mots avec intention, et un sourire si cruel que le pauvre prêtre rougit jusqu’à la racine de ses cheveux blancs. Et néanmoins son humble regard brilla tout à coup, d’une assurance sacrée.

— Je ne puis que cela pour vous, fit-il de sa voix toujours tremblante. Par moi-même je ne suis rien : laissez-moi céder la place à Dieu. Je ne ferai pas la folie de me fier à mes propres lumières. Non ! je ne commettrai pas cette folie !

Il tira de sa poche son gros mouchoir de coton, et s’essuya fébrilement le front et les joues.

La forte main de l’abbé Cénabre pressait son épaule et il parut fléchir sous l’étreinte.

— Monsieur, dit le prêtre, si vous craignez pour votre repos, et de vous compromettre, allez-vous-en !

— Oh ! monsieur le chanoine, s’écria l’abbé Chevance les yeux pleins de larmes, je n’ai pas mérité cela.

Pour la première fois peut-être, depuis tant d’années, le pauvre homme sentit quelque chose qui ressemblait au mouvement d’un juste orgueil offensé. Une seconde, il eut conscience de sa force, il en sentit l’élan irrésistible. Toutefois, dans l’innocence de son cœur, il s’attendait plutôt à la confidence de quelque faute grave, dont l’aveu eût été trop difficile fait à un autre que lui. Et quelle faute l’eût trouvé rétif ? Quelle boue l’eût rebuté ? Déjà sa main se levait pour bénir, et la miséricorde divine dont il était plein frémissait dans sa paume, confondue à l’effusion de sa propre vie.

D’ailleurs, l’humble supplication de son regard était telle, que l’abbé Cénabre y répondit malgré lui.

— J’ai perdu la foi ! dit-il.

Et il ajouta aussitôt d’un accent beaucoup plus calme :

— Je me suis débattu cette nuit dans des ténèbres exceptionnelles. J’en suis à ne pouvoir remettre une décision irrévocable, que la simple honnêteté intellectuelle impose… À la question qui m’est faite, esquivée si longtemps, je dois répondre loyalement par oui ou par non.

Il parlait ainsi en marchant de long en large, tête basse. Au dernier mot, il s’arrêta face à son interlocuteur. Le visage candide de l’abbé Chevance exprimait un soulagement infini. Fut-ce la déception d’un coup manqué ?… Fut-ce la confusion de s’être ainsi découvert pour rien ?… L’abbé Cénabre pâlit :

— Que n’avez-vous parlé plus tôt ? disait l’autre de sa voix douce. Qui peut se croire à l’abri de cette sorte de tribulation ? Moi-même… Mais une intelligence comme la vôtre l’éprouve sans doute plus vivement. Dans une pareille conjoncture, se débattre est vain : on ne peut pas grand’chose pour soi-même. Laissez-vous apaiser, mon cher, mon bien-aimé maître et ami. Laissez Dieu revenir de lui-même : je m’en vais prier pour vous.

Et il chercha son chapeau sur le lit, se tourna vers la porte, l’ancien curé de Costerel ! prêt à faire comme il avait dit…

— C’est donc là tout ! s’écria l’abbé Cénabre avec un rire forcé. La chose vous paraît si simple ? Vous me trouvez bouleversé, hors de moi (ma seule démarche auprès de vous le prouve assez !), mais vous n’en êtes pas autrement ému. Ou peut-être vous me jugez capable d’être à ce point torturé par des imaginations de petite fille ? Hélas, sachez-le, mon ami. La croyance n’est pas arrachée d’un homme tel que moi sans un atroce débat. Les circonstances, plutôt que ma volonté, font de vous l’unique spectateur de cette tragique aventure. Encore un coup, allez-vous-en !

De nouveau, les larmes vinrent aux yeux de l’abbé Chevance…

— Ce n’est pas cela… pas du tout cela… murmura-t-il désespéré. J’aurais prié… j’aurais demandé des lumières pour vous et pour moi. Mais vous abandonner, mon protecteur, un fidèle ami ! Mon Dieu ! vous m’auriez bientôt revu !

— En êtes-vous sûr ? s’écria furieusement l’abbé Cénabre : J’ai songé sérieusement à me tuer cette nuit.

Comment cette parole vint-elle ? D’où vint-elle ? Lui-même n’eût su le dire. Il n’eût su dire non plus si elle était un mensonge. À peine proférée, à supposer qu’elle ne fût qu’une provocation vaine, l’attitude du vieux prêtre, sa terreur silencieuse, bien différente de son habituelle agitation, lui donna sur-le-champ une réalité sinistre. Sans doute il n’était pas vrai que l’abbé Cénabre eût réellement délibéré de se tuer : la pensée ne lui en était même pas venue ; il avait jeté cela comme une injure. Et néanmoins, il sentit une fois de plus avec une rage absurde que la parole imprudente le liait autant qu’un aveu. Dans quel rêve, dans quel cauchemar frénétique s’agite-t-on ainsi pour voir se rétrécir autour de soi l’espace libre, se fermer toutes les issues ? Il avait voulu un témoin favorable, bien qu’imprudemment appelé, dont le moins habile eût su tirer parti, et il n’aboutissait stupidement qu’à se trahir… Contre qui, contre quel obstacle invisible, la haine dont il se découvrait plein ?…

Cette fois l’abbé Chevance le regardait bien en face, de ses yeux tristes. D’ailleurs il ne fit aucune plainte, ne formula aucun reproche. Il dit seulement avec une extraordinaire dignité :

— Je ne puis plus désormais vous entendre hors du sacrement de Pénitence.

Il fit à nouveau le geste de se retirer : l’abbé Cénabre le devança :

— Me croyez-vous capable… commença-t-il d’une voix tonnante…

— Nous sommes capables de tout, répondit le vieux prêtre humblement…

Mais aussitôt son regard se durcit, et l’historien de Gerson reçut ce coup en pleine poitrine :

— Je voudrais plutôt vous croire victime d’une telle pensée que capable de vous l’attribuer faussement.

Il hésita encore une seconde, et avec une poignante tristesse :

— Je ne puis vous permettre de vous servir de moi pour offenser Dieu, dit-il.

L’abbé Cénabre sourit amèrement :

— Je renonce à me défendre. Vous êtes libre. Qui vous retient ?

Il le vit glisser plutôt que marcher vers la porte, son chapeau sous le bras, si pâle, si las, d’un air de soumission si basse qu’une rage le prit de laisser échapper ce prêtre ridicule, avec son secret. Mais au fond du cœur sa déception était plus forte encore du silence qu’il ne pouvait rompre, de la solitude incompréhensible où depuis quelques heures il était tombé. Prières, menaces, mensonges, cris de fureur ou de désespoir, il semblait que rien ne pût dépasser le cercle enchanté. Il était comme un homme qui crie au bord de la mer.

La fureur l’emporta pourtant. La même haine mystérieuse cherchant toujours son objet, et qui l’avait déjà soulevé de colère contre le blême Pernichon, le jeta tout tremblant, face à un nouvel adversaire. Il ne mesura point son élan. Il étendit seulement le bras, et le frêle vieux prêtre pirouetta sur lui-même, cherchant vainement un appui de ses mains ouvertes. Les semelles cloutées glissèrent sur le parquet ciré. Il tomba sur les genoux, son chapeau à côté de lui, lamentable.

La honte, plutôt que la pitié, tira de l’abbé Cénabre une espèce de gémissement. Il restait muet devant sa grotesque victime, la discernant à peine, toute son attention tendue vers l’événement intérieur, le jaillissement irrésistible ; la force inconnue, surnaturelle… Qu’était, qu’était cette passion soudaine, frappant de tels coups dans sa poitrine ?

Il ne vit pas l’abbé Chevance se lever, il ne vit pas la vieille main s’emparer de la sienne, il n’entendit pas la voix pourtant si douce, encore frémissante d’une terreur enfantine, et soudain elle sonna terriblement à son oreille. Tout son corps, d’un imperceptible écart, sitôt retenu, esquissa le bond d’une bête traquée. Puis le regard surgit de nouveau dans ses yeux.

— J’aurais désiré que vous me bénissiez, disait tristement l’abbé Chevance… J’aurais voulu vous demander cette grâce, avant de vous quitter pour jamais.

Sa voix était tendre, et pleine d’une pitié si divine que l’orgueil le plus sourcilleux s’en fût trouvé ému. Il n’évitait pas, il cherchait maintenant les yeux sombres, tandis que s’abattait sur le prêtre célèbre, ainsi qu’un aigle sur sa proie, la compassion d’une âme de feu.

— Oui, disait le confesseur des bonnes, dans l’affreuse épreuve où je vous vois, tout autre acte de notre ministère vous serait, certes, impossible. Mais lequel d’entre nous, sous les pieds mêmes du diable, ne pourrait valablement bénir, au nom du Père, du Fils, et du Saint Esprit ? Ah ! mon ami, cela est vrai, cela est sûr ! Vous pouvez sans sacrilège, appeler sur un frère à peine moins misérable que vous, cette grâce dont vous êtes à présent vide. Écoutez-moi. Faites ce signe au moins — même avec indifférence — même dans la perversion de la volonté ! Qu’importe si vous croyez ou non à cette minute, et quand chaque battement de votre cœur serait un blasphème et un défi ! Si vous ne pouvez implorer la miséricorde pour vous — ah ! faites, faites au moins le signe qui la dispense au pêcheur ! Souhaitez-moi, souhaitez-moi seulement d’être heureux !

C’est ainsi que ce prêtre extraordinaire, avec une ténacité sublime, tentait sa chance suprême, lançait le dernier appel susceptible d’être entendu. Il voyait, il tenait sous son regard, il touchait presque l’âme forcenée, frappée à mort ; il n’espérait plus rien d’elle qu’un signe, un seul signe, à peine volontaire, à peine lucide, quelque chose comme le clin d’œil qui consent, sur la face pétrifiée de l’agonie, un rien, la brèche où pût peser de tout son poids immense la formidable pitié divine, qu’il entendait rugir autour du réprouvé encore vivant. La révélation lui en venait d’être faite, en un éclair, il n’eût su dire comment, et il allait l’oublier aussi vite, il était tout entier dans son effort, il ne mesurait pas son coup. Bien au delà de sa propre raison, à mille lieues de son corps chétif, qui même alors gardait son attitude humiliée, craintive, sa charité, elle seule, discernait, jugeait, agissait. Qui peut voir, avec les yeux de l’ange ? L’homme qu’il disputait aux ténèbres était toujours là, devant lui, dans sa forte carrure, son front pâle sans une ride, les yeux baissés. Mais ils s’étreignaient dans le ciel.

Par degrés, la conscience revenait à l’abbé Cénabre, bien qu’il ne s’arrachât qu’au prix d’un grand effort, à sa contemplation intérieure. Ce qui se formait en lui échappait à toute prise de l’intelligence, ne ressemblait à rien, restait distinct de sa vie, bien que sa vie en fût ébranlée à une profondeur inouïe. C’était comme la jubilation d’un autre être, son accomplissement mystérieux. De ce travail, il ne savait ni le sens, ni le but, mais la passivité de toutes ses facultés supérieures au centre d’un ébranlement si prodigieux, était justement une volupté, dont son corps vibrait jusqu’aux racines. Il acceptait, il recevait dans sa propre nature la force mystérieuse, il la subissait avec une joie terrible. À ce degré d’abandon de soi-même, à ce déliement total, aucune raison si péremptoire, aucune menace, aucune injure n’eût obtenu de lui même un soupir. La prise était d’autant plus forte qu’elle s’était refermée à l’improviste. La résistance avait été brisée d’un coup.

Il contemplait encore l’abbé Chevance avec hébétement. La voix, tour à tour impérieuse et suppliante, avait frappé parfois son oreille, sans émouvoir son cœur, mais il en avait retenu les mots prononcés. Sa mémoire les ayant enregistrés, les réformait mécaniquement. Dans l’effusion de son affreux bonheur, cette plainte, ce dernier appel n’avait pas de sens, ou du moins pour le saisir, il devait remonter peu à peu des profondeurs de sa joie. La lenteur du retour lui fit mesurer l’énormité de sa chute. Car si étroitement qu’il nous presse, l’ange obscur, maître de la volonté, sent tressaillir sous lui, au moment suprême, la chair qu’il a trompée — la chair qui flaire la mort. — D’ailleurs tout se passa dans le temps d’un éclair.

Enfin, il put voir. Il put fixer clairement le vieux prêtre, tremblant non plus de crainte, mais de pitié. L’élan pour fuir, dont l’abbé Cénabre était incapable, son désir même, dont la source était tarie, il les retrouvait, sans les reconnaître, dans le regard du dernier ami. La grâce divine (depuis des mois, il n’en sentait même plus l’absence) se montrait encore une fois : c’était comme la face d’un cadavre au fond des eaux, c’était comme un cri plaintif dans la brume. La clairvoyance de l’apôtre, ou plutôt sa sublime charité, l’avait inspiré de solliciter du malheureux cela seul dont il était encore capable : une muette imploration, pas même : un effort de sympathie, moins peut-être : un mouvement de compassion pour sa propre déchéance.

Rien n’en parut au visage contracté de l’abbé Cénabre. Sa récente fureur s’y marquait encore, car le vertige l’avait saisi brusquement, traîtreusement. Aucun signe n’avait témoigné au dehors de la joie suspecte dont il avait connu la première et définitive possession, ou peut-être la figure humaine ne saurait-elle l’exprimer. Aucun signe ne témoigna non plus de sa suprême hésitation, du dernier faux pas sur la route implacable, et pourtant la miséricorde l’assaillait à son tour, se ruait sur lui. Si forte en fut l’étreinte, qu’il sembla que son corps même y répondît. Le regard ne s’adoucit point, mais il s’y forma, pour se dissiper aussitôt, une lueur hagarde, ainsi que d’un homme assommé. Son bras, sur la prière de l’abbé Chevance, se leva pour bénir. Il s’en fallut d’une imperceptible fraction de temps. La raison gagna de vitesse ; l’angoisse se fondit en un moment ; le rêve hideux s’ouvrit ainsi qu’une nuée, découvrant cette part stérile de l’âme que l’ironie avait dès longtemps consumée. Le sens critique, si vanté de l’éminent écrivain, l’emporta. Quelque chose, qu’il ne nommait déjà plus, s’écarta de lui, d’une fuite oblique. La scène tragique, dont il avait instantanément perdu le sens, la clef, ne lui parut plus que l’insupportable parodie d’un vrai drame, et il crut en découvrir la ridicule affectation. Sa pâleur, surprise de nouveau dans la glace, le tremblement de ses mains, tous les signes persistants d’une angoisse dont venait de se délivrer sa raison, lui firent honte. Il eût voulu les effacer sur-le-champ, ainsi qu’un acteur fourvoyé dans un mauvais rôle, jette avec rage sa défroque.

Si le dégrisement n’avait pas été si brusque, si total, peut-être eût-il encore passé sur l’abbé Chevance sa colère et sa déception, mais il avait trop hâte d’en finir, de reprendre après le délire incompréhensible, le fil de sa vie quotidienne, de se retrouver enfin. À son insu, il était d’ailleurs à bout de forces. Il dit seulement, avec un profond soupir :

— Je renonce à comprendre quoi que ce soit à la crise que je viens de traverser. Il me semble que j’ai retrouvé mon bon sens, lorsque je vous ai vu prêt, mon pauvre ami, à vous laisser gagner vous-même à la contagion de ma folie.

Le cri désespéré du prêtre retentissait encore dans la chambre close, mais la parole glacée de l’abbé Cénabre, aussitôt, l’abolit. Et d’ailleurs l’ancien curé de Costerel-sur-Meuse parut comprendre, inclina sa tête, et ne fut plus au moment qu’un pauvre homme.

— Comme on nous connaît peu, nous autres prêtres, continuait la voix devenue lente et grave, comme nous sommes séparés du monde ! Beaucoup voient en ma modeste personne un écrivain dressé aux disciplines de l’intelligence, attentif, méfiant par nature et vocation, familier jusqu’au désenchantement des cas de conscience les plus délicats… Et pour avoir une fois goûté à cette tentation du doute, analysé tant de fois dans mes livres, je perds tout contrôle sur moi-même, je parle et j’agis comme un dément. Ah ! qu’il faut peu gratter le prêtre d’expérience et d’âge pour retrouver le séminariste, sa foi un peu farouche, ses scrupules, ses terreurs ! Vous le savez, mon ami, nous le savons tous. Aussi m’avez-vous déjà pardonné.

— Ah ! mon Dieu… sans doute… il est vrai… monsieur le chanoine, répondit l’autre avec un extraordinaire bégaiement, je n’ai pas… je ne puis véritablement… Comment pouvez-vous penser que je garde le souvenir de ces… enfin d’un…

Il ne put jamais achever. Le calme de son interlocuteur semblait agir sur lui comme un charme : il était visiblement à la merci de l’homme supérieur qui le fixait d’un regard dur.

— J’aurais moins sottement agi en suivant d’abord vos conseils, continua l’abbé Cénabre sans élever le ton, mais avec une force écrasante. Oui, dans une pareille conjoncture, se débattre est vain : se détourner d’une tentation vaut mieux que lui résister en face, et si j’avais présumé de mes forces, j’en suis bien assez puni. Il n’y a pas de meilleur remède, ni plus simple que la paisible observation de nos devoirs, dans un esprit de confiance et d’abandon. Mais il me reste néanmoins quelque chose à faire : il est bon, il est juste, que je répare en quelque mesure, non pas l’offense (votre charité y a pourvu) mais le scandale. Mon vénérable ami, je désire que vous m’entendiez en confession…

— Non, dit l’abbé Chevance.

La riposte partit comme une balle. Que le malheureux homme eût souhaité de la rattraper !

— J’estime à cette heure, balbutia-t-il… j’ai lieu de supposer… Bien loin d’émettre un jugement définitif… Puis comme si le courage lui eût décidément manqué, le reste de ses paroles se reperdait dans un bredouillement confus. Sa misérable tête s’inclina encore un peu plus sur l’épaule ; il fit sans doute pour ne pas fuir, un effort douloureux ; son corps, si étrangement humilié, parut comme tassé par une crainte aveugle… Et tout à coup, au plein de sa ridicule détresse, ce cri lui fut encore arraché :

— Non ! je ne puis me prêter à cette illusion sacrilège !

Aussitôt, il mendia du regard un impossible appui, mais rencontrant les yeux de l’abbé Cénabre fixés sur lui avec une sollicitude presque tendre, il eut un mouvement de recul si spontané, si farouche, que le rouge monta au front du chanoine.

— Avez-vous peur de moi ? dit-il doucement.

Son sang-froid retrouvé, il ne doutait plus de l’imprudence inouïe qu’il avait commise en affolant, comme à plaisir, ce prêtre dont il connaissait pourtant l’âme. L’auteur de la Vie de Tauler n’est point homme à subir aisément la duperie d’une force matérielle, et la plus violente colère l’eût à ce moment moins effrayé que les signes de cette panique où son expérience subtile discernait la révolte absolue, irrésistible, d’un cœur impossible à soumettre. Le mépris peut être soutenu, on fait sa part à la haine, on peut prendre à revers, par un détour, une indignation qui fonce, mais ce bonhomme irréductible allait lui échapper à jamais.

Un mot de plus, et c’en était fait : il avait pour toujours ce juge obscur, confident d’une heure, reperdu dans la foule, mille fois plus dangereux dans son obscurité même, désormais insaisissable. Sans doute, la naissante réputation du confesseur des bonnes ne lui conférait encore qu’une autorité assez mince et sur un petit nombre d’esprits, mais ce n’était pas ses entreprises que redoutait surtout l’abbé Cénabre : sa volonté, dès ce soir tendue à abolir jusqu’au souvenir de la crise qui avait failli l’abattre, au moins détruire son repos, son œuvre, sa renommée, rencontrait l’obstacle de ce témoin fatal. Le secret — le secret de la nouvelle vie — allait dans un instant passer son seuil, cheminer à travers le monde, certitude trop dure à son orgueil déjà si sauvagement éprouvé. Il sentit que la ruse manquerait le but, ou qu’elle serait gagnée de vitesse. Non pas avec emportement, mais avec une audace délibérée :

— Qu’allez-vous raconter de moi ? dit-il.

— Mon Dieu ! s’écria le pauvre prêtre, monsieur le chanoine… je n’ai rien à raconter.

— Si fait, répondit l’abbé Cénabre, après un silence. Que vous ayez vu clair ou non (le sais-je, moi-même ?) et quand ce que vous prévoyez devrait être, je demande : lorsque vous m’avez trouvé tout à l’heure, en plein désordre, en pleine angoisse, m’avez-vous cru ? M’avez-vous plaint ? Était-ce là l’épreuve d’une âme fausse et basse ? Ne me suis-je point défendu ? N’ai-je point souffert ?

L’abbé Chevance l’arrêta d’un regard indéfinissable.

— Et après, continua l’abbé Cénabre, car je n’attends pas une réponse aux questions que je viens de poser, ne pensez-vous point qu’il faille un peu de temps pour que votre simple honnêteté s’arrange des faiblesses et des contradictions particulières à un homme dont la vie intellectuelle vous est si peu connue ? Et d’ailleurs, à quel prix obtiendrais-je de vous contenter tout à fait ?

Le vieux prêtre répondit aussitôt à voix très basse, redoublant de déférence et de respect, avec une douceur déchirante, par ces paroles impitoyables :

— Monsieur le chanoine, il vous faut seulement tout quitter, tout rendre.

L’abbé Cénabre, sans cesser de sourire, fit un geste qui pouvait signifier tour à tour l’incompréhension et la stupeur. Le miracle fut que l’autre reçut ce sourire, s’en empara, le rendit avec joie, ainsi qu’un docile élève au maître indulgent.

— Comprenez-moi, monsieur le chanoine, poursuivit-il en agitant ses longues mains maigres, nous sommes si malheureux… qu’il arrive que notre vie tout entière soit — à notre insu — comme… dérivée, en quelque sorte, de Dieu au diable. Je m’exprime mal ; imaginons plutôt une source perdue dans une terre aride et souillée. Ce que le Seigneur nous octroie, je dis de plus précieux : les souffrances du corps et de l’esprit, l’usage que nous en faisons, à la longue, peut les avoir corrompues. Oui ! l’homme a souillé jusqu’à la substance même du cœur divin : la douleur. Le sang qui coule de la Croix peut nous tuer.

Il respira fortement :

— Vous avez trop attendu, reprit-il. Vraiment… Véritablement, monsieur le chanoine… vous vous êtes trop refusé… Il n’y a plus rien à faire de l’angoisse dont vous parlez : elle vient trop tard, et malgré vous. Vous ne l’utiliserez pas. Elle vous détruira plutôt. Elle vous jettera dans la haine. N’accusez pas Dieu, monsieur le chanoine ! Cette angoisse, il vous l’a, pour ainsi dire proposée, comme on fait boire gorgée par gorgée, un remède au petit enfant. Vous n’avez pas seulement voulu y goûter. Il vous faut maintenant la vider. Videz-la vite ! Au fond du verre, vous ne trouverez rien qu’un dernier jet plus âpre et plus brûlant… Mon Dieu ! je suis si maladroit, si peu habile à convaincre ! Je voudrais exprimer ceci que votre épreuve est stérile, ne commence rien, qu’elle appartient tout entière à la part de votre vie que vous devez rejeter. Ne gardez rien, non ! ne gardez rien de cette part-là ! Elle est pourrie. Elle est pourrie jusqu’au cœur de l’aubier ! Je vois… Je vois votre œuvre elle-même…

— La connaissez-vous ? demanda froidement l’abbé Cénabre, mais d’un ton sans malveillance.

— Non, sans doute ! riposta vivement l’abbé Chevance. Puis il s’arrêta sur cet aveu, dont il comprenait tout à coup l’invraisemblance. Un véritable désespoir se peignit dans son regard, le désespoir de la certitude éblouissante que la parole venait de trahir, n’exprimait plus, n’exprimerait jamais plus.

Un instant, il fut sur le point d’en appeler de son apparent mensonge à la clairvoyance surhumaine qui le justifiait. Il n’en eut pas la force. Une deuxième fois l’abbé Cénabre, d’un mot, l’avait rejoint dans le ciel, rattrapé, instantanément rendu à son état de pauvre homme.

— Je suppose, dit-il honteusement, je ne fais qu’une supposition. Enfin j’aurais voulu. Je sais qu’il est nécessaire, reprit-il, que vous anéantissiez le passé…

Sa voix s’étrangla, les larmes montèrent à ses yeux, et désormais incapable d’achever, comme étouffé par l’effusion de sa terreur et de sa pitié, il répéta plusieurs fois cette supplication naïve, dont, le sens véritable ne fut connu que des anges :

— Allez-vous-en ! Allez-vous-en !…

L’abbé Cénabre ne répondit qu’après un long silence :

— À peine ceci pourrait-il s’entendre, fit-il enfin, d’un homme qui aurait manqué à tous ses devoirs. Par bonheur, il n’est rien ici de pareil. J’ai rempli tous les miens avec exactitude, sinon avec enthousiasme. Je les ai respectés, sinon aimés. Sans doute, je n’espère pas de me justifier entièrement. Dites-moi toutefois, si vous ne trouvez point, à la réflexion, enfantin de prétendre quitter son passé, comme on quitte le gîte d’une nuit ? Ce n’est pas nous qui disposons du passé, ce n’est pas nous qui le tenons ; c’est le passé plutôt qui nous tient.

L’abbé Chevance se taisait.

— Je retiendrai néanmoins quelque chose de ces paroles sévères : il est vrai que mes travaux absorbent toute ma vie, qu’un prêtre aussi humble et zélé que vous êtes peut se scandaliser de me voir trop attaché, en apparence, aux vanités mondaines et, réellement trop passionné des choses de l’esprit, enfin si peu sacerdotal. N’ayant à me reprocher aucun manquement capital, ni même grave, j’ai cru trop aisément qu’on se peut dispenser de cette surveillance de l’âme, en un mot de ce contrôle fort et subtil que nos vieux maîtres appellent du beau nom de l’oraison. La critique n’y supplée point. La familiarité pour ainsi dire professionnelle dans laquelle je vis depuis longtemps auprès de ces hommes d’une spiritualité si haute et si parfaite, m’a fait illusion : je reportais inconsciemment sur moi leur ressemblance. Hélas ! la charité nous peut unir et confondre en un même cœur, mais l’univers intellectuel est une solitude claire et glacée… Oui, l’intelligence peut tout traverser, ainsi que la lumière l’épaisseur du cristal, mais elle est incapable de toucher, ni d’étreindre. Elle est une contemplation stérile.

Sa voix eut ici un léger frémissement d’impatience, et sur les derniers mots, perdit tout à fait son aplomb.

— D’ailleurs, pourquoi ce discours ? Vous devez le trouver sot. Il l’est, puisqu’il est vain. De ce moment, je ne raisonne plus. Je veux que ma vie soit simple, régulière, quotidienne. J’entends que nul ne sache, pour sa propre inquiétude ou son scandale, la tentation où vous m’avez vu près de disparaître si lâchement. Nul ne saura ce que je souffre : je tâcherai de l’oublier moi-même. Je ne renierai point le passé, sinon secrètement, car les actes n’en furent pas répréhensibles, mais peut-être les mobiles ou les intentions… Pourquoi risquerais-je de troubler le prochain ? Je reprends ma vie au point où je l’ai laissée, à la dernière étape, tranquillement (si je puis !), fermement, ainsi qu’on redresse un sillon… Non ! je n’ai pas perdu la foi ! Cela n’est point ! J’étais fou ! J’allais seulement oublier que l’abstention n’est pas vertu, qu’il y faut encore l’élan de l’âme, la recherche passionnée, le grand cri vers le Père, le cri de douleur et d’appel, une espérance indomptable… Que parlez-vous encore de tout bouleverser ? Si je suis ici ou là, qu’importe ? Notre attitude est de peu, et d’ailleurs vous tomberez d’accord avec moi qu’à cette place où l’on me voit, il y a des convenances à garder… C’est du dedans (votre expérience des âmes en sait assez là-dessus), c’est du dedans qu’il faut reprendre et réformer. La tâche n’est pas aisée, mon ami, mais je ne la crois pas au-dessus de mes forces. J’étais, si vous voulez, inerte, insensible, non point mort : cette crise l’a prouvé. La recherche intellectuelle m’a détourné un temps de ma voie : néanmoins, je n’ai pas cessé d’aimer Dieu…

À ces mots, le prêtre qui avait écouté humblement ce discours embarrassé chancela comme d’une blessure reçue à la face. Une anxiété surhumaine éclata dans ses yeux, tandis que tout son vieux corps jeté en avant, toujours gauche même dans la terreur ou la colère, semblait protéger derrière lui une présence sacrée.

— Ne dites pas !… Ne dites pas, cria-t-il avec une violence sauvage… Non ! vous ne l’aimez pas !

Ce cri fut tel que l’abbé Cénabre s’écarta brusquement, leva le bras, ainsi qu’on pare un coup.

— Monsieur… mon cher ami… monsieur le chanoine, reprit-il, et cette fois d’une voix déchirante, ayez pitié de moi, ayez pitié d’un misérable auquel Dieu vous a remis aujourd’hui… Et je ne puis rien pour vous ! Je vous vois vous enfoncer comme un plomb. Mon Dieu ! j’aurai ce compte à rendre ! Il me sera demandé compte de vous ! Voulez-vous donc me perdre ? Je n’ai aucun pouvoir, aucune éloquence, je suis un prêtre stupide ! On ne me méprise pas assez. Il n’y a pas de cœur si lâche ! Pourquoi ai-je été choisi cette nuit ! Ce sont des raisons qu’il vous faudrait donner, une image vraie de vous-même, et je n’ai de votre malheur qu’une vision incommunicable ! Mon Dieu ! je vous vois terriblement, et tout me manque ! Comment veut-il que je me fasse connaître de vous ? Il le sait ; j’eusse tout préféré, tout, le sacrifice même de ma pauvre vie à l’aveu que je dois vous faire, à l’humiliation de proférer devant vous une parole si incroyable ! Regardez-moi. Il faut que je ne perde rien de cette honte, il faut que je la donne pour vous tout entière… Je ne puis vous fournir aucune preuve de ma mission, rien que ma parole, rien que mon misérable serment. Je jure ! Je vous jure que l’Esprit m’inspire ceci ! Je jure que vont m’êtes ouvert ainsi qu’à une mère le regard de son enfant. Je vous vois ! Je vois périr votre âme ! Cette révélation est faite à un vieux sot, incapable d’en tirer parti. Mon Dieu ! je ne puis qu’en témoigner, et en témoigner encore, avec la certitude de mon impuissance, avec une rage désespérée !

Aucune fermeté n’eût pu soutenir le spectacle que l’abbé Cénabre avait en ce moment sous son regard. Certes, la fureur sacrée de son débile adversaire lui était devenue incompréhensible, et le moindre secours venu du dehors lui eût rendu assez de force ou de sang-froid pour en sourire. Mais quelque chose remuait en lui à l’écho d’une voix familière, la dernière qui lui parlait ce langage, et c’était comme un pressentiment, d’une amertume ineffable, que jamais, plus jamais – jamais ! – il ne connaîtrait cette surnaturelle pitié, car il ne la désirerait jamais plus.

Et peut-être déjà même, au plus secret de son cœur, il la haïssait.

— Mieux, mille fois mieux vaudrait pour vous la révolte et le blasphème, poursuivait l’ancien desservant, les mains croisées sur sa poitrine… Ah ! monsieur le chanoine, dans le blasphème, il y a quelque amour de Dieu, mais l’enfer que vous habitez est le plus froid.

Il décroisa les mains, laissa tomber ses bras, et demeura un moment, face à son redoutable adversaire. L’étonnement qu’exprimait le visage de l’abbé Cénabre ne paraissait pas feint, ni feinte l’amertume de sa bouche abaissée. Plutôt qu’un cri de colère, ou l’éclat d’un mauvais rire, son fort et solennel silence réduisait à rien les paroles qui venaient d’être dites ou les frappait de stérilité. Une minute encore, l’abbé Chevance essaya de soutenir ce silence, puis ses lèvres formèrent une espèce de gémissement, et il disparut.

— Ce sympathique nigaud m’a tout de bon réveillé, dit à voix haute l’abbé Cénabre, je ne me coucherai donc pas cette nuit.

La fuite de l’ancien curé de Costerel le laissait rempli d’une joie tranquille où l’ironie ajoutait à peine une pointe d’amertume. Bien loin de le troubler, le souvenir du suprême, de l’inutile effort de son fragile ennemi semblait devoir lui être un secours contre toute nouvelle épreuve pareille à celle qu’il a subie. C’était comme s’il eût fait sur le vieux prêtre inutile l’expérience de sa propre folie, ainsi qu’on inocule la tuberculose ou la peste à un animal de laboratoire.

— Ai-je donc été si loin dans le délire, se disait-il en souriant, ai-je donc été pour un moment le digne interlocuteur de ce maniaque ? Comment n’aurais-je point tourné la tête du bonhomme en l’honorant de ma confidence, en sollicitant ses conseils ? D’un chanoine il ne pouvait évidemment attendre qu’une prodigieuse aventure : il l’eût plutôt suscitée… Ainsi l’ai-je renvoyé désespéré, non pas déçu.

Il prononçait vraiment de telles paroles, et d’autres encore, du même sens. Car à son profond étonnement, il pensait tout haut, faiblesse assez commune aux solitaires, mais dont ce silencieux avait eu, jusque-là, horreur. À présent, il recherchait d’instinct ce murmure, il écoutait avidement sa propre voix, il y trouvait un soulagement infini. Jusqu’à ce qu’il eût achevé, allant et venant à travers la chambre de son pas pesant, il ne cessa ainsi de s’entretenir avec lui-même, et parfois il riait, d’un rire étrange.

Néanmoins, il fit sa toilette dans le plus grand calme, décidé à passer dans sa bibliothèque le reste de la nuit. Sa hâte était grande de s’y retrouver devant la feuille de papier blanc, assisté de ses livres chéris, mais c’était surtout cette feuille de papier blanc qui luisait dans sa pensée comme un phare. Il voyait la page écrite la veille, il brûlait du désir de l’achever, il l’achevait déjà. Sa mémoire, comme exaspérée, lui retraçait ligne par ligne l’article pour la Revue de la semaine, commencé depuis huit jours, réfutation fort subtile et pertinente d’un livre récemment paru du Père Berthier (d’ailleurs assez médiocre) sur la Bienheureuse Thérèse de l’Enfant-Jésus, dont le sourire céleste, tentation des niais faciles, restera toujours la rose la plus sanglante et la mieux défendue des jardins du paradis. Continuant à parler à voix basse, entrecoupée du même rire incompréhensible, il déclamait pour lui seul les pages mieux venues. Son goût avait toujours été grand de surprendre quelques-uns de ces prêtres édifiants dont le zèle s’écoule intarissablement à travers d’illisibles livres. Était-ce le goût de les surprendre, eux, ou l’inaccessible sainteté ? Mais il ne pensait pas avoir ressenti jusqu’alors une si avide impatience, une possession si parfaite, une lucidité plus aiguë.

Qui l’eût vu, au rouge reflet de la lampe posée loin, le blême clair de lune dans les vitres, d’un pas calme et lourd, ses fortes épaules roulant imperceptiblement sous l’étoffe tendue de la soutane, et les puissantes racines de sa mâchoire jusqu’à la nuque impavide, eussent envié cette puissance tranquille, pourtant déjà détruite au dedans, frappée de mort… Mais qu’ai-je à rire ? se dit-il tout à coup. Et à cette minute, bien qu’encore obscurément, l’accent de son rire l’étonna.

Ce fut alors qu’il se dirigea obliquement vers la porte, et en passant souffla la lampe. Le faux jour livide hésita d’abord, rampa le long des hauts rideaux, puis ainsi qu’une bête sournoise, se couchant sur le sol au pied de la fenêtre froide et blafarde, refusa d’aller plus loin. Le regard de l’abbé Cénabre, en s’abaissant, rencontra quelque chose à terre qu’il ne reconnut pas d’abord. Il ramassa cette chose, et la tint au bout de ses doigts, à la hauteur de ses yeux, avec une grande surprise et un peu de dégoût. C’était le rabat de l’abbé Chevance.

Que dire ? Cela n’était rien. Et en effet, le chanoine ne vit qu’un moment le carré de drap noir. Un problème venait de se poser, qui semblait tout remettre en question, du même coup… Problème est un gros mot sans doute : une objection plutôt fut élevée, d’abord timide, puis pressante de plus en plus, puis dans la conscience encore troublée, d’une redoutable immobilité. Bien qu’il l’ignorât, l’abbé Cénabre en était à ce point où l’équilibre intérieur serait un miracle de coïncidences heureuses, d’accords imprévus, où le moindre obstacle lève une vague immense, ainsi qu’un écueil dans la giration de l’eau. Qu’il l’eût voulu ou non, il ne pouvait plus avoir raison d’une pensée ennemie, et il était d’ailleurs impuissant à la fuir.

Sans aucun doute ce rabat s’était détaché au moment où le vieux prêtre avait perdu pied sous la poussée de son formidable adversaire… Il revoyait le corps étendu, la soutane troussée sur le gros bas noir, le gigotement puéril… Pourquoi l’ai-je frappé ?

Une violence si subite, une si extraordinaire dépossession de soi (la mystérieuse fureur disparue) demeurait forcément inexplicable. Quel que fût son désir de retrouver l’état d’indifférence habituel, ou se persuader l’avoir retrouvé, il restait ce petit fait singulier, ce petit fait irréductible. Impossible de ramener les événements de la nuit aux proportions ordinaires, tant que le doute subsisterait. Le calme, l’ironie un peu hautaine, imperturbable de l’abbé Cénabre est connue de tous, et presque déjà légendaire. À ce point de vue la brutale exécution du plaintif Pernichon ne s’expliquait pas aisément. Mais que dire de ce qui l’avait suivi ?

— Pourquoi l’ai-je frappé ? répétait-il, parlant toujours à voix basse. Il fallait que je fusse hors de moi ! Sa pensée choppait à ce seul obstacle. Il n’était attentif qu’à la recherche de ce qui l’avait porté en avant contre un ennemi désormais disparu, effacé, anéanti, et avec une telle haine au cœur toute vive… Contre qui ? Contre quoi ?

Alors, il entendit de nouveau son rire, et sursauta.

C’était moins un rire qu’un ricanement convulsif, involontaire, déclanché bizarrement, méconnaissable. Depuis quelque temps déjà il accompagnait sa réflexion ainsi qu’une ponctuation mystérieuse, et il ne s’en serait pas avisé, tant cette chose inconnue se liait étroitement aux plus intimes, aux moins avouées ou avouables, de ses pensées. Ce qui avait soudain retenu son attention était une certaine disproportion essentielle de ce rire, non pas à la rumination intérieure, mais à l’attitude, à la tenue, à chacun de ses gestes, toujours graves et mesurés, enfin à tout ce qui paraissait de lui au dehors. Sa surprise fut vive, mais elle se dissipa aussi rapidement que ce qui l’avait fait naître, et il ne subsista d’elle qu’une inquiétude obscure, une espèce d’attention secrète. Mot à mot il guettait, il épiait le retour de ce témoin étranger, tandis qu’il reprenait ses allées et venues à travers la chambre, avec une indifférence affectée.

C’est ainsi qu’il reposa sur la table le rabat chiffonné, maculé de taches et puant le tabac (car l’ancien curé de Costerel prisait beaucoup), puis revint vers la fenêtre, dont il ouvrit tout grands les rideaux. Mais en vain. La solitude de la rue, le ronflement du vent, ramena sa pensée au vieux prêtre, et il imagina son retour, à travers la ville déserte jusqu’à la chambre d’hôtel, dont il avait connu un soir la misère. D’ailleurs, ce n’était pas au souvenir de l’abbé Chevance qu’il venait d’arrêter son esprit mais à sa parfaite, sa définitive, son impitoyable solitude. Il lui sembla qu’il comprenait seulement à l’instant combien cet homme était seul — isolé — seul entre les autres hommes, plus séparé d’eux par la singularité de sa nature que par l’espace ou le temps. Il en ressentit une vive joie. Qu’importe un tel fantôme, ami ou ennemi ? Que peut, pour ou contre, ce vieillard sale et craintif ?… Il était dans la foule ainsi qu’un étranger impuissant à se faire entendre, et s’il y eût songé par impossible, chaque effort fait dans ce sens (comme il arrive lorsque la différence est absolue, irrémédiable) eût aggravé le malentendu originel, tourné à la confusion de l’homme seul.

— Pauvre vieux ! fit-il avec tristesse.

Et aussitôt, pour la troisième fois, il entendit son rire.

Si bref, si étouffé qu’il fût, son attention sur ses gardes l’avait saisi d’emblée, happé au passage. De nouveau, mais bien plus nettement, la même disproportion l’avait frappé de ce rire à son attitude, à l’expression même de son visage qui, sur les derniers mots, s’était pourtant attendri de pitié. Oui, le sentiment de cette disproportion était autrement clair et pressant. Il n’en saisissait pas encore la cause, mais une seconde lui avait suffi pour découvrir le point douloureux, au plus profond de son orgueil. Celui que Mgr Dutoit, dans un discours célèbre, avait appelé « l’esprit le plus subtil et le plus fin de son temps » se découvrait un rire ignoble.

La froideur de l’auteur de Tauler est célèbre, et son sourire contraint. Qui n’a remarqué que ce sourire même est rarement donné ? La mobilité du regard, sa vivacité, parfois sa fixité brusque, sur laquelle se clôt presque aussi rapidement la paupière, suppléent à tout. Peu de gens l’ont entendu rire, bien que le lucide et charmant Toulet ait écrit qu’un soir, à un dîner chez Mme de Salverte, la joie inattendue de ce prêtre avait failli le faire crier d’angoisse. Peut-être n’ignore-t-il point cette bizarre anomalie, ou cette dangereuse faiblesse ? Mais l’eût-il sue ou non, ce qu’il venait de surprendre était beaucoup plus singulier. Cette espèce de ricanement sortait de lui, à n’en pouvoir douter, et il ne le reconnaissait pas ; ou du moins, il n’avait sur lui aucun contrôle. Il l’avait écouté avec dégoût, pris sur le fait, ainsi qu’une soudaine clarté découvre à nos pieds une bête immonde, et tout de suite elle est replongée dans la nuit. Il ne le reconnaissait pas, et il lui était pourtant impossible de l’attribuer à une cause purement physique, de le séparer d’une part secrète et réservée de sa pensée, peut-être, de toute autre manière, inexprimable. Ce claquement gras de l’air dans la gorge, si surprenant qu’il fût, n’avait pas d’existence propre, était dans une dépendance étroite… De quoi ? Non pas un bruit seulement, mais un écho… Quel écho ?

Il n’eût su le dire, et cependant, son inquiétude était assez forte pour qu’il ne songeât plus qu’à cette nouvelle conjecture. Il eut même l’enfantillage de chercher à provoquer ce qu’il n’avait reconnu que fortuitement, s’encourageant de son mieux à trouver grotesque ce jeu de cache-cache avec lui-même, mais ce qu’il tira ainsi de sa bouche, timidement d’abord, puis avec colère, ne ressemblait pas à l’autre rire, n’avait pas du tout le même accent. Il s’arrêta.

Que n’eût-il donné, bien qu’il craignît toujours la folie, pour douter de lui en cet instant, de ses sens, pour croire à une hallucination de l’ouïe, par exemple, les hallucinations dont les critiques hagiographes font la part si large ! Mais on ne connaîtrait rien à la crainte dont il était alors torturé, si l’on supposait un moment qu’une telle équivoque fût possible. Il savait déjà que ce rire humiliant manifestait simplement au dehors une réalité certaine, copieuse, une vie concrète, à laquelle il avait toujours souhaité de rester étranger. Incapable de nier l’évidence, il en était à retarder seulement l’inévitable éclat.

Certaines formes particulières du renoncement échappent à toute analyse parce que la sainteté tire d’elle-même à tout moment ce que l’artiste emprunte au monde des formes. Elle s’intériorise de plus en plus, elle finit par se perdre dans les profondeurs de l’être. Des actes aux mobiles, nous ne saisissons plus les rapports, et le contact une fois perdu ne se retrouvant point, à mesure que les faits observés rentrent plus étroitement dans l’ordre logique qui leur est particulier, ils nous paraissent au contraire se délier ou comme se dissoudre dans l’absurde. Pour renouer le fil rompu il faudrait nous élever nous-mêmes, et par impossible, comme d’un bond, au but sublime entrevu par le héros dès le premier pas de son ascension, but que son âpre et patient désir a par avance possédé, qui est l’unité profonde de sa vie.

La vie de l’abbé Cénabre a aussi sa clef : une hypocrisie presque absolue.

Qu’on n’entende point par là simplement la constante recherche à l’égard d’autrui, d’un alibi moral, ni rien qui se puisse confondre avec les seuls calculs de l’ambition, mais quelque chose de plus. Le goût, l’ardeur, la frénésie du mensonge et son exercice perpétuel, aboutissant à un véritable dédoublement, à un dédoublement véritablement monstrueux, de l’être. L’origine de ce mal affreux doit être recherchée très loin, sans doute jusqu’à la première enfance, alors que le petit paysan rongé d’orgueil, jouait presque innocemment, d’instinct, au foyer familial, la lugubre comédie de la vocation. Et c’est vrai qu’il la jouait déjà tristement, lugubrement, le jeune avare ! Certains hypocrites, même assidus, ponctuels, ont parfois leurs défaillances, composent leur rôle avec une sorte de fantaisie, une exagération dans la feinte qui les délivre d’eux-mêmes pour un temps. Peu d’hommes ont la sinistre application de façonner du dedans leur mensonge. Mais il fut donné à l’homme extraordinaire qu’on voit à ce moment chanceler pour la première fois, d’opposer une résistance victorieuse, pendant des années, à toutes les révoltes de l’âme. Jadis, au petit séminaire de Nancy, ce singulier abbé de Saint-Genest, qui mourût missionnaire à Hué, s’accusait d’éprouver pour son élève, pourtant parmi les plus assidus, une répulsion invincible. Et comme on lui en demandait la cause :

— Je crois qu’il n’aime pas, disait-il. il ne s’aime même pas…

Ce fut pourtant un petit élève studieux, docile, âpre au travail comme on est âpre au gain, irréprochable. Seulement, dès le premier pas franchi, son cœur s’était fermé, ne s’ouvrirait jamais plus. Il n’est pas si rare de rencontrer dans les séminaires de ces enfants précoces et volontaires qui, dirigés vers le sacerdoce par l’illusion ou parfois l’aveugle vanité de leurs proches, n’ont plus le courage de se dégager, finissent par en accepter les obligations comme on se résigne à celles d’une carrière ordinaire. Au moins sont-ils des prêtres médiocres, presque tous aisément reconnaissables, l’équivoque de leur triste vie rachetée par les inquiétudes, les soupçons, tout le pathétique des vocations manquées… Mais celui-ci ne ment pas à demi, n’a jamais menti à demi.

D’ailleurs, n’était ce mensonge absolu, sans réserves, totalement accepté, le courage lui eût fait défaut de tenir bon, car il a des passions fortes. Sans doute eût-il été chassé des abords, s’il ne s’était retiré au centre même de la forteresse. Trop fier pour se contenter des seules apparences, trop fin pour n’en pas reconnaître la fragilité, il avait contraint jusqu’à son âme. En le voyant jadis suivre avec assiduité, ferveur même, les exercices de la double retraite annuelle, qui eût osé l’accuser de duplicité, l’étrange enfant y mettant la conscience, le scrupule d’un ouvrier passionné pour sa besogne, qui travaille pour son propre contentement ? Lorsque l’abbé de Saint-Genest l’observait, au cours de la méditation quotidienne par exemple, grave, les sourcils froncés, le regard braqué, pris d’un doute s’il le priait parfois brusquement de vouloir bien retracer pour lui les grandes lignes de la réflexion qui l’avait ainsi absorbé, il répondait sans hésitation, avec une évidente sincérité. C’est qu’en effet son attention ne s’était pas détournée une minute du sujet proposé, qu’il l’avait épuisé honnêtement. Son intelligence rapide, d’ailleurs merveilleusement tournée vers l’observation intérieure, s’était assimilée non seulement le langage, mais l’esprit même de la vie spirituelle, et il témoignait déjà en ces matières, d’un tact exquis. Pareillement ses confessions eussent trompé le plus fin (il y eût fallu la foudroyante ellipse du jugement d’un curé d’Ars), car elles étaient également sincères, n’y omettant rien que ce refus pervers, diabolique, qui peu à peu le pétrifiait. Il ne célait même point celles de ses tribulations les plus voisines, les doutes sur la foi par exemple, ou ce signe plus troublant encore, plus mystérieux ; sa répugnance, son horreur invincible de la Passion de Notre-Seigneur, dont la pensée fut toujours si douloureuse à ses nerfs qu’il détournait involontairement le regard du crucifix… Mais un trait paraîtra plus incroyable encore. Après lui avoir imposé des mortifications assez rudes dont il n’omit jamais aucune, le Père Brou, son confesseur, lui ordonna de ne s’endormir jamais sans avoir repassé dans son esprit chacun des épisodes principaux du Sacrifice du Calvaire. Ce qu’il fit, et avec tant de peine que la sueur lui coulait parfois du visage, et que son voisin entendit certaines nuits, à travers la mince cloison de bois, son sourd gémissement.

Ainsi accomplissait-il ponctuellement chacun de ses devoirs, apportant à l’œuvre de sa perte une puissance de volonté inouïe. Fut-il vraiment, dès lors possédé ? Faut-il chercher dans son enfance la plus secrète une de ces fautes-mères dont la germination est si lente, mais tenace, capable de pourrir une race ? Qui le saura jamais ? Peut-être aussi une autre hypothèse sera-t-elle mieux acceptée. Tel acteur entre assez dans son jeu pour mener un temps une existence bizarrement calquée sur celle de son personnage imaginaire, poussant ce scrupule de la ressemblance jusque dans la vie quotidienne.

La puissante nature de l’abbé Cénabre, sur laquelle tant de gens se sont mépris, égarés par une apparente facilité, répugne à la besogne inachevée, va jusqu’au bout de l’effort. Le petit orphelin abandonné de tous (un de ses grands-pères compromis dans l’affaire des chauffeurs de Metz, et mourant au bagne, son père alcoolique, sa mère tôt veuve, lavant et ravaudant le linge des commères dans sa pauvre chaumine de Sarselat, puis décédée à l’hospice de Bar-le-Duc) n’était point de ceux qui peuvent choisir : ambitieux de s’élever, affamé de réputation, réduit à grandir sur place, risquant de tout perdre par une imprudence, et non seulement condamné au sacerdoce, mais encore à s’y distinguer de ses rivaux plus heureux, plus favorisés. Un précoce bon sens, dont la fermeté, hélas ! ne se démentit jamais lui faisait déjà sentir que la supériorité de son intelligence, à elle seule, l’eût plutôt compromis, qu’il devait moins chercher à s’imposer qu’à se justifier d’abord de son origine et de son passé par une conduite irréprochable, une irréprochable tenue. La crainte d’être joué dans son mensonge, alors que la trame en était encore si nouvelle, si ténue, l’amena peu à peu, après une série de timides expériences, d’inutiles tentatives de libération, à l’observance la plus étroite, la plus stricte — même loin de tout regard, même dans le secret de son cœur — et capable de le tromper lui-même, s’il n’eût assez promptement perdu le désir — ou le courage — de se voir en face.

Cette dissimulation peut surprendre d’un garçon à peine sorti de l’enfance. À ne vouloir rien dramatiser, il est permis de croire que le malheureux ne connut qu’à la longue la perfide et pleine possession de son mensonge. Courtes délices, vite dévorées ! Car lorsque ce mensonge est total, embrasse toute la vie, règle chaque pensée, aucun repos n’est à prévoir sur la route aride et fatale. L’œuvre chaque jour défaite est à commencer chaque jour. Jusqu’au moment où l’être double atteint son point de perfection, son horrible maturité, connaît qu’il n’y a plus de place pour lui sur la terre, et va se dissoudre dans la haine surnaturelle dont il est né.

Car si désireux qu’on soit de trouver une cause naturelle à ces tragiques aberrations, comment justifier leur raffinement, ce je ne sais quoi d’inutile, de superflu, qui révèle un goût lucide, une lucide délectation ? Comment imaginer, par exemple, que l’élève du séminaire de Nancy qui s’astreignait, non pas en apparence, mais réellement, aux pratiques les plus élevées de la vie spirituelle, n’en tira jamais profit ? Sans doute il refusait son consentement intérieur, ne livrant que cette part superficielle de l’âme qui s’appelle l’intelligence, l’attention. Mais comment ne fut-il pas tenté d’aller plus loin, d’accorder à Dieu quelque chose de plus — un seul acte d’amour, au moins de bonne volonté — lorsque le champ remué n’attendait plus que la semence, un seul grain ! Il est vrai que sa nature est d’une étonnante sécheresse, et qu’on comprend à demi pourquoi son orgueil s’effrayait d’abandonner son dernier, son suprême réduit, ayant ouvert tout le reste. Peut-être encore ne connut-il à aucun moment ce besoin, irrésistible chez tant d’autres, d’inspirer l’amitié, d’en rendre, d’aimer et d’être aimé, comme s’il comprenait que son mensonge serait alors trop lourd à porter ? Mais surtout son intelligence extraordinairement volontaire fut toujours contre la grâce sa meilleure arme. Animée par une espèce de curiosité dont une certaine cruauté semble le ressort, elle s’enivra vite de ses mystérieuses conquêtes, si adroitement celées. Et déjà naissait dans ce cerveau enfantin l’œuvre sournoise, têtue, les livres brillants et stériles, au cœur empoisonné, modèles d’analyse perfide, sagace, impitoyable, d’un travail et d’une inspiration si compliqués qu’ils trouveront toujours des dupes. C’est qu’ils plongent dans la propre vie de l’auteur beaucoup plus profondément qu’on ne pense, à une telle profondeur qu’ils expriment parfois quelque chose de lui qu’il avait lui-même oublié, humiliations dont la brûlure survit au souvenir même de ce qui les a causées, ruses devenues inutiles, mais qui l’ont marqué comme d’un pli… « J’ai toujours été attiré par la sainteté, disait-il un jour à M. de Colombières, et curieux de ses formes les plus singulières, les plus réservées. » Le vrai est que sa rude nature concevait difficilement cet état exceptionnel de l’âme dont son intelligence cherchait à pénétrer les causes.

Après être demeuré immobile un instant, l’abbé Cénabre, quittant brusquement la chambre, entra dans la bibliothèque et referma la porte avec soin. Au premier pas, son pied heurta la lampe jetée à terre : il dut chercher avec ennui, à tâtons, une deuxième lampe, inutilisée depuis longtemps, et qu’à sa légèreté, il reconnut vide aussitôt. Enfin il atteignit sur la cheminée un de ses flambeaux à huit branches, d’argent massif, présent de la princesse de Salm, et il en alluma les bougies avec une hâte fébrile. En le reposant sur le drap de son bureau, il s’aperçut que sa main tremblait.

Elle était là, devant lui, la feuille de papier blanc, si désirée ! Elle l’attendait. Il la repoussa. Debout, il feuilletait d’un doigt distrait, le regard errant, sans les lire, les pages couvertes de sa petite écriture hardie, soigneusement ponctuée, terriblement nette. Parfois son attention se fixait sur un mot plus heureux, un paragraphe familier, puis s’en détournait aussi vite. Il eût voulu, il désirait presque inconsciemment n’importe quoi qui romprait le silence, un prétexte plausible, ou l’aube même. Et jamais la nuit ne fut autour de lui si dense et si muette, à peine repoussée au delà du cercle lumineux, embusquée, attentive dans tous les coins d’ombre, aux plis obscurs des rideaux, maîtresse absolue du dehors, de la rue tout à fait déserte, de la ville, à cette heure où la débauche même s’endort.

…Non point tout à fait déserte, ni muette, car tout à coup, un pas sonore, sur le pavé, s’approcha vite, avec une sorte de régularité mécanique, et subitement cessa. Le vide silencieux s’en accrut, ou parut s’en accroître avec une telle promptitude que le chanoine le sentit au fond de sa propre poitrine, eut un bref mouvement de défense… D’une main furieuse, il saisit la page blanche et la jeta rageusement dans la corbeille.

Que dire de sa confusion, de sa honte ? Que dire de sa déception plus aiguë encore, bien que moins pressante ? Ainsi le calme retrouvé n’était qu’un leurre, son illusion un piège de plus ? Vraiment, cette nuit ne s’oublierait pas, était vraiment irréparable ? Le fléchissement ne venait pas d’un obstacle imprévu, extérieur, c’était bien sa force même qui avait fléchi ? Un grondement de colère roula dans sa gorge, et ses doigts rapides éparpillèrent ce qui restait du manuscrit. Son regard se leva. Et il aperçut, à l’extrémité de la pièce, dans le réduit plus sombre, contre la paroi blanchi à la chaux, la Croix.

Aussitôt il entendit son rire.

Cette fois, il ne songea point à l’éluder, l’étouffer : il l’écouta courageusement. Puis il le voulut tel qu’il était, non moins glapissant, non moins vil. De tout son être il l’accepta, le fit sien… Un soulagement immense, un immense allégement furent aussitôt sa récompense, et rien ne donnerait mieux l’idée de cette délivrance inattendue que l’éclatement d’un abcès. Il sentit, il sentit avec étonnement, puis avec certitude, enfin avec ivresse que cela qui remuait en lui qu’il ne pouvait plus porter, avait trouvé une issue, se déchargeait. L’enfant qui s’approchant avec terreur, la nuit, d’un fantôme, touche de ses petites mains un objet familier, inoffensif, ressent quelque chose de cette joie, quelque chose seulement, car il cesse simplement de craindre, il ne méprise pas ce qu’il a craint, il ne peut se venger de sa crainte… Au lieu que l’abbé Cénabre s’ouvrait tout entier à ces délices amères, à peine connues.

Il baissa les yeux, retrouva sur la table le livre innocent du Père Berthier, rit de nouveau, maintenant à pleine gorge. Le retentissement de ce rire dans le silence devenait extraordinaire. La présence d’un seul témoin, la contagion de sa peur eût suffi sans doute à précipiter le dénouement de cette scène insupportable, mais ainsi déroulée secrètement elle n’y glissait qu’avec lenteur, passait lentement du réel au cauchemar, et du cauchemar à une espèce de surnaturelle ignominie. Hélas ! que de fois, dans les débats de l’âme, éclate au dedans cette joie atroce ! Mais nous ne l’entendons pas. Et sans doute faut-il de ces circonstances rares et singulières pour que le mal force ainsi les frontières de son solennel empire, et se livre à nos sens, tel quel, dans un regard ou dans une voix.

Qui eût entrevu à cet instant, par le trou de la serrure, l’homme encore imposant de vigueur et de santé, si calme par la taille, les massives épaules, le maintien fort et hardi, secoué par un ricanement démentiel, n’en aurait pu croire le témoignage de ses yeux. Quelque chose, dont l’enfer est ordinairement jaloux, se donnait ici sans réserves, avec une brutalité, une insolence inouïes. Était-ce là le cynisme d’une âme déjà perdue ? N’était-ce point plutôt, pour une dernière et miséricordieuse tentative, l’écluse levée aux secrets hideux de l’âme, aux pensées venimeuses étouffées vingt ans, trente ans, l’aveu forcé, involontaire, matériel, pourtant encore libérateur, la miraculeuse déviation vers l’extérieur par le geste et la voix d’une hypocrisie parvenue au dernier point de concentration, au dernier degré de la malfaisance, désormais incompatible avec la vie, comme le ventre se délivre parfois lui-même d’un poison dont il est, d’un seul coup, saturé ?

Néanmoins, au milieu du délire grandissant, le témoin qui toujours veille garde encore sa lucidité. Si forte, si pressante que soit l’étreinte de l’ennemi, le pouvoir ne lui est pas donné de se substituer entièrement à nous : dans l’excès de sa joie, comme dans la perfection même de son désespoir ineffable, il reste le doute, comme un ver. Le sentiment de la fragilité, de la précarité d’une volupté qui ne peut vivre en nous, s’y fondre, introduite par effraction, maintenue par violence. Car aucune expérience ici-bas ne saurait nous donner une idée satisfaisante de l’enfer.

Certes, ce qui fut l’abbé Cénabre n’avait alors, de ce qui l’agitait si furieusement qu’une notion vague et confuse. S’il s’était vu et entendu clairement, l’horreur l’eût jeté aussitôt à l’acte qu’il ne fut tenté de commettre qu’un moment plus tard, et il l’eût alors commis. Sans doute la surnaturelle pitié lui fit cette grâce de l’aveugler quelque temps, ou peut-être ne permit-elle jamais qu’il vît le fond de sa misère. Bien des témoignages le prouvent qui découvrent dans cet homme sinistre une dernière illusion très tenace, presque niaise, puérile. L’écrivain dont la curiosité s’intéressa si fortement à toutes les épreuves des saints, et particulièrement aux plus étranges, fut ici dupe involontaire des manies critiques de sa propre pensée : l’idée de possession ne l’effleura même pas.

Ce qu’il sentait peu à peu était une fatigue immense. La nuit n’était pas loin de s’achever : son regard lourd se détachait de moins en moins de l’étroit cercle de lumière à ses pieds. L’engourdissement du sommeil le gagnait d’instant en instant. Encore incapable de mesurer la violence qui l’avait soulevé si haut pour le laisser retomber comme une pierre, il avait obscurément conscience d’une déperdition inouïe de ses forces, d’une dissipation de sa vie. Sitôt sur la pente, la volonté s’abandonna, l’être fléchit tout d’une pièce. De nouveau, il connut avec terreur que son équilibre était rompu, que les transitions habituelles qui donnent à la vie intérieure sa mesure et son rythme, n’existaient plus pour lui, qu’il ne connaissait de la joie ou de la douleur, au cours de l’exécrable nuit, que la fureur dont le double excès finit par se confondre dans la même et commune angoisse.

La cause de ce brutal dessaisissement fut simple, presque comique. Mais elle s’enfla aussitôt. « Me voilà libre ! » s’était-il écrié un moment plus tôt, et il répétait depuis ce mot à mi-voix, sans le comprendre… Libre de quoi ? demanda soudain une voix ironique, presque insaisissable encore au fond de la conscience. Puis, en un moment, elle grossit démesurément, couvrit tout le reste. Libre de quoi ? Libre de quoi ?

Son rire éclata, et le retentissement lui en fut rapidement intolérable. Il sentait bien que ce rire s’était à présent retourné contre lui, qu’il le déchirait. La parole involontaire sortie de sa bouche était une chose de peu, mais elle l’avait touché au point qu’il faut. Le passé qu’il avait renié, dont il s’était senti sauvé – décidément aboli – le laissait en présence l’un avenir non moins creux, non moins vide, d’un nouveau mensonge à assumer, aussi fastidieux… libre de quoi ?

C’est en vain qu’il cherchait à échapper, chaque fois il se trouvait repris. D’ailleurs, cette lutte poursuivie plus longtemps eût achevé de le mettre hors de lui. Il aimait mieux contempler en face le nouveau désastre. Hélas ! il en pénétrait les causes, il l’analysait dans son demi-délire, avec une certaine lucidité. De cette liberté reconquise, qu’eût-il fait ? Elle venait trop tard, à supposer qu’il en eût jamais été digne. Après son enfance pauvre et sévère, la forte discipline à laquelle il s’était laissé soumettre restait encore la seule part solide, positive, de sa vie. Hors d’elle, hors de sa contrainte, à laquelle s’ajoute l’autre contrainte ineffable du mensonge, quel sens aurait-elle ? Quel but ? Quelle application de chaque jour ? Aucune autre règle ne l’eût entièrement contenté, et il était aussi trop vieux pour recommencer un nouveau mensonge. Il n’avait aucun vice à satisfaire, et il tenait d’ailleurs la plupart d’entre eux pour de folles, de stupides dissipations : il avait un mépris d’avare pour ces prodigalités… Alors, quoi ? Ne pouvait-il simplement tenir pour nulle une crise sans issue, reprendre sa tâche où il l’avait laissée la veille ? Cela resterait son secret, nul n’en aurait rien appris qu’un prêtre trop scrupuleux pour parler, ou qui ne rencontrerait que des incrédules. Ne pouvait-il… Hé bien, non ! il ne pouvait plus.

Sans qu’il essayât d’expliquer pourquoi, toute nouveauté le rebute, et cependant la coupure entre le présent et le passé semble bien nette, décisive. Il serait vain de prétendre que l’ancien, le laborieux mensonge de sa vie ait été inconscient, mais d’être seulement apparu évident, nu, dans la pleine lumière de l’âme, lui a retiré je ne sais quoi d’essentiel, un rien de trouble, d’équivoque indispensable, telles ces substances qui deviennent de violents poisons sitôt que leur équilibre chimique est rompu, en présence d’un autre corps privilégié. L’épreuve qu’il vient de subir ne peut décidément être oubliée : son souvenir rend toute paix instable, précaire. S’il peut encore tromper autrui, il ne se trompera plus. Comme lui paraissent claires désormais, explicables certaines attitudes involontaires, par exemple la sourde colère sentie tant de fois, la défiance amère, la curiosité passionnée, douloureuse, insatiable qui l’animait contre les héros de ses livres ! Il croyait les aimer ! Ainsi que tel historien chérit comme les familiers de son entourage, comme ses amis de jeunesse, les contemporains de Louis XII ou de Charlemagne, il croyait les aimer ! Il ne doute presque plus de les haïr. Pourquoi s’intéresserait-il à présent aux fastidieuses poursuites de biens imaginaires, au vide affreux de leur destinée ? Sans qu’il s’en doutât, n’était-il pas, tout au fond, animé par l’espérance d’arracher d’eux un secret, mais il sait qu’ils n’ont pas de secret, qu’il n’y a rien. Ah ! l’insolente pensée !

Les succès, la réputation, l’autorité ne lui sont plus de rien : dans le métier d’homme célèbre, qui n’avance point recule, et il a la certitude qu’il n’avancera plus, que la confiance lui manque, que le ressort de son œuvre est brisé. Les hardiesses même, qui ont fait le scandale des sots, n’étaient telles que par rapport à l’ordre relatif de sa vie, à un certain accord maintenant détruit. Elles lui paraissent frivoles… Enfin, que veut-il ? Il ne veut rien.

Voilà le même vertige qui l’emporte dans sa giration diabolique : le même creux dans sa poitrine, la même chaleur au front, et les épaules glacées. Rien ne pourrait mieux exprimer la violence aveugle et le désordre de sa pensée qu’un cri sauvage, et pourtant le silence est solennel. De seconde en seconde, ce silence se fait plus compact, plus immobile, autour de son désespoir. Par toutes ses fibres — car à de tels moments, le corps entier conçoit la douleur et la mort, — il sent qu’il a dépassé le point critique, que sa chute doit s’accélérer d’elle-même. Il n’espère pas, il ne peut même plus imaginer un retour en arrière, un arrêt dans la descente verticale. Mais quoi ! il est encore trop vivant pour la subir, tomber comme un bloc ! Il se tâte, il tâte d’un geste presque ingénu, pathétique, sa tête ronde et têtue, ses bras musclés, sa poitrine. Qui peut saisir au vol l’idée meurtrière, quand elle fonce sur l’âme, ainsi qu’un aigle ?… Elle est en lui. Avant qu’il l’ait seulement nommée, elle lui a sauté dans le cœur. S’il ne peut arrêter la chute inévitable, ah ! qu’au moins il l’accélère, qu’il en finisse !… Et il en était là de cette pensée, lorsqu’il vit son propre revolver, dans sa main droite.


On ne peut pas dire qu’il approcha le canon de sa tempe, il se jeta dessus. C’était la minute effrayante où l’enfer n’est qu’une haine, une flamme unique sur l’âme en péril, perce tout, consumerait l’ange même, ne rebrousse qu’au pied de la Croix. La précision, la netteté, la force imparable du geste furent horribles. Rien ne pouvait l’arrêter, à moins d’un miracle, et cette espèce de miracle s’accomplit : la queue de la détente se coinça. La main s’était serrée si convulsivement que le doigt se meurtrit et saigna sur l’arête d’acier. L’abbé Cénabre crut son arme au cran d’arrêt. À sa grande stupéfaction, il constata qu’il n’en était rien.

Posément, il prit le revolver dans la main gauche, et pressa doucement. Une seconde la petite tige résista puis elle glissa dans la rainure. Le canon était dirigé au hasard, vers la muraille. La balle claqua sur la paroi de briques, ricocha dans la portière, qui n’eut qu’un léger frémissement. Un brouillard bleu, à l’odeur métallique, monta lentement vers le plafond, disparut.

Toujours posément, l’abbé Cénabre reprit l’objet dans la main droite, appliqua derrière l’oreille la froide petite bouche. Il était sûr de lui. Si sûr qu’il s’accorda encore une minute, non de réflexion, mais de répit… Chose étrange ! Le meurtre qu’il allait accomplir lui paraissait clairement stupide, monstrueux même, monstrueux dans sa stupidité, et c’était là justement sa dernière et âpre joie. Tout ce qui s’était passé cette nuit, — chaque acte, chaque pensée, — quelle succession d’événements bizarres, incohérents ! Il allait volontairement ajouter au cauchemar douloureux un épisode de plus, aussi incompréhensible, aussi délirant — plus incompréhensible, plus délirant ainsi qu’une folle revanche. Ce fut un éclair de haine qui l’éclaira. Il ne revit point son passé, il n’eut pas le temps de supputer l’avenir. Il ne pensa qu’à la vengeance qu’il allait ainsi tirer de lui-même. Oui, cette illumination n’eut que la durée d’un éclair… Que l’attente fut courte !

Mais alors ses yeux se posèrent par hasard sur le cadran de l’horloge. Son cou était roide. La pression de la petite bouche d’acier était devenue extraordinairement douloureuse. Ses épaules lui faisaient mal, comme après une pose longtemps tenue. Et il était là, interrogeant toujours les aiguilles noires avec une insistance stupide, il n’en pouvait croire ses yeux. Car dans le moment qu’il avait saisi l’arme pour la deuxième fois, l’horloge marquait trois heures cinq, il l’avait involontairement noté. Or, elle marquait à présent quatre heures moins dix. L’hésitation, qu’il avait crue si courte, avait duré cinquante minutes !

Il aurait pu douter : il ne douta pas. Au penser du long rêve poursuivi le doigt sur la détente, il eut un sursaut de terreur, moins de la mort que du risque couru de glisser ainsi, d’un coup, du songe au néant. Une crampe du doigt, une pression inconsciente, et c’en était fait pour jamais. Le meurtre était accompli, mais il l’avait commis en aveugle… Ainsi eût-il été dupe jusqu’au bout d’un incompréhensible délire. La même affreuse nuit, tour à tour, lui eût volé sa vie, puis sa mort… Cette pensée l’exaspéra.

Encore un coup il serra la crosse, tâcha de concentrer son attention, dompter ses nerfs. À quiconque eût douté devant lui, encore à cet instant, de sa décision irrévocable, il eût de bonne foi répondu par un éclat de rire. Il était certain de ne pas voir l’aube. Et pourtant sa pensée, déjà rebelle, opposait une résistance sournoise, biaisait vers les images délirantes. Il entendait le coup sourd, étouffé. L’ogive de métal forait l’os frontal, faisait éclater la paroi. L’œil sautait de l’orbite sur la table, et il voyait sur le drap le globe blanc dans un glaire écarlate… L’horloge sonna quatre coups.

Le cri qu’il entendit n’était pas un cri d’agonie, mais un véritable rugissement de rage impuissante. La main relâcha son étreinte. Bien pis ! Son cerveau travaillait déjà plus librement ; les forces qu’il avait concentrées à grand’peine se déliaient, trouvaient leur issue dans une méditation vaine… Il commençait d’observer, il redevenait spectateur.

Il jeta l’arme devant lui avec une telle violence qu’elle tourna sur elle-même et rebondit deux fois jusqu’au mur. Et presque aussitôt il courut la reprendre, la replaça sur son bureau, à sa portée, la considérant d’un regard tantôt furieux, tantôt morne, et parfois si curieusement trouble et servile… Réellement, sa pensée ne se fixait à rien de précis, quêtait d’une idée à l’autre. Puis les traits du visage s’immobilisèrent, la peau de ses joues blêmit, son grand corps se dressa tout à coup et par une détente si brusque qu’il parut bondir. La chose brune et brillante étincela de nouveau dans sa main, se rapprocha vivement de son front. Chacun de ses gestes fut vraiment celui d’un homme qui prend son élan, qui s’élance, car le dernier accès de la tentation, après un répit perfide, est toujours le plus violent et le plus court. Jamais encore le terrible prêtre n’avait été si près de sa fin. Et pourtant, même alors, quelque chose se brisa dans son cœur. L’élan génétique, en apparence irrésistible, se replia se défit : l’ombre oscilla sur le mur. Et sans perdre conscience un instant, non point atteint dans sa chair, mais comme au point le plus délicat de son vouloir, au point vital, il tomba la face en avant, les bras en croix, sur le tapis, et s’y roula en sanglotant, avec un abandon, un hideux déliement de tout l’être.

Il avait le nez dans la laine épaisse, bientôt trempée de larmes, il y enfonçait sa face, il serrait dessus ses mâchoires. Un mouvement convulsif le mit un instant sur le dos, et pour échapper aussitôt à la lumière intolérable il roula sur lui-même, en rugissant.

Il semblait que les forces ennemies qui se le disputaient ainsi qu’une proie cessassent dans le moment toute feinte, s’étreignissent à travers lui comme deux combattants qui se prennent à la gorge au-dessus d’un cadavre. Il en était à cet excès d’angoisse où tout lien se trouve relâché, lorsque le corps participe, dans son ignominieuse détresse, au désastre même de l’âme, quand il n’exprime plus la douleur par aucun signe abstrait, qu’il la sue par tous les pores. Spectacle abominable et magnifique à faire cabrer la pitié ! La tentation peut bien prendre tous les masques, et c’est l’illusion de beaucoup de naïfs qu’un Satan seulement logicien. Tel vieillard sournois l’imagine assez sous les traits d’un contradicteur académique, mais c’est que l’observateur s’arrête aux jeux et bagatelles. Parfois, bien que rarement, la noire cupidité de nuire l’emporte sur d’autres délices moins promptes et moins âpres. Alors le mal se dénonce lui-même, s’avoue tel quel, non pas un mode de vivre, mais un attentat contre la vie. Ainsi cette fureur de haine qui avait exercé jusqu’alors l’abbé Cénabre avec une si grande sagacité jaillissait enfin tout à fait hors du sanctuaire de la conscience. L’abandon du corps supplicié exprimait avec une effrayante vérité l’âme violentée, profanée. Car l’horreur fut à son comble lorsque ce corps robuste parut cesser d’opposer aucune résistance, subit la souffrance, la dévora comme on dévore la honte… Oui un instant, l’humiliation fut parfaite.

Il ne bougeait plus, étendu de son long, la tête au creux de son bras replié. La vague de douleur avait passé sur lui sans le tuer. Sa misère était totale. De reprendre conscience dans cette posture d’animal supplicié ne l’humiliait même plus, ou c’était cette humiliation qui suit la volupté : un sinistre détachement de soi-même. Il se sentait vaguement non plus témoin, mais sujet passif d’on ne sait quelle cruelle et double expérience, enjeu d’une lutte inexpiable. La haine en crevant dans son cœur l’avait d’abord investi d’une si douloureuse brûlure qu’il n’avait porté attention qu’à elle seule, mais cela ne s’attachait à rien : c’était une haine impersonnelle, un jet de haine pure, essentielle. Il en ignorait encore l’objet. Le mépris immense qui le tenait ainsi la face écrasée sur le sol ne procédait pas de cette haine, mais d’une autre force en lui beaucoup plus mystérieuse, éclipsée un moment par le spasme fulgurant, bien qu’il sentît confusément que cessant d’être contenue, l’expansion de cette force eût tout emporté, jusqu’à faire éclater l’armure de l’âme. Oui, les deux forces avaient paru se confondre un instant, mais il devenait clair qu’elles agissaient à contresens. La haine, si cruelle qu’elle fût, le mettait en état de défense, le roidissait. L’humiliation déliait cette résistance, la réduisait lentement, obstinément, avec une sagacité terrible. Si l’une des deux forces avait retardé, puis empêché le meurtre, c’était celle-ci.

L’abbé Cénabre en eut conscience. Il comprit qu’elle exigeait, en retour de la vie qu’elle avait sauvée au moment suprême, un bien plus précieux que la vie, son orgueil. Elle attaquait du dedans cet orgueil, elle le dissociait. Ce n’était pas le rire ou l’insulte : l’un ou l’autre eussent plutôt redressé le misérable. C’était une tristesse pleine d’amertume, mais aussi d’une douceur inconnue, à laquelle on ne saurait rien comparer qu’une espèce de plainte tendre et déchirante, un appel venu de très loin, mais dont à travers l’espace l’oreille devine la puissance et l’ampleur, au seul accent. Et certes, il retentissait dans le cœur, il eût ébranlé le cœur le plus dur. La chair même y répondait par une sorte d’alanguissement, qui ressemblait à l’amour, qui était comme l’ombre de l’amour. Les larmes vinrent aux yeux de l’abbé Cénabre, ainsi qu’une eau qui perce à travers la pierre, et il en sentait l’humidité sur son visage, avec une extraordinaire angoisse. Il ne voulait pas de ces larmes, elles n’avaient pour lui aucun sens. Elles étaient le signe purement sensible, indéchiffrable, d’une présence contre laquelle il se sentait soulevé d’horreur. C’étaient comme des larmes versées en vain. La simple acceptation, l’abandon de la lutte inutile, le geste qui avoue la défaite, s’offre au vainqueur, cela seul eût ouvert la vraie source des pleurs, et il redoutait plus cette délivrance qu’aucun supplice. Il se méprisait, se haïssait dans sa détresse et dans sa honte, mais il ne pouvait, non ! il ne pouvait se prendre en pitié.

À ce mépris de lui-même, il se rattachait comme au seul point fixe dans l’universel naufrage. L’orgueil, dont la stratégie ténébreuse est la plus subtile et la plus forte, un moment menacé, faisait ainsi la part du feu, semblait abandonner quelque chose de lui-même, alors qu’il n’offrait à la misérable âme à l’agonie qu’une fausse et sacrilège image de la divine humilité. Car une puissante nature, jetée hors de la grâce, cherche son équilibre bien au delà de ce contentement de soi qui est la seule sérénité du sol. Et dans la rage en apparence insensée, qui la tourne ainsi contre elle-même, il ne faut sans doute voir que le premier vertige de la redoutable ivresse dont la perfection même est l’enfer, dans son silence absolu.

Une fois de plus, d’ailleurs, l’abbé Cénabre ne retenait de l’angoisse qui l’avait à trois reprises si dangereusement assailli qu’un souvenir limité aux actes et aux gestes, désormais difficilement explicables. Le revolver sur le drap du bureau, ou ces larmes dont il ne pouvait encore tarir la source, étaient pareillement témoins de sa folie, mais quelle folie ? Le bouleversement soudain d’une vie si ordonnée, si bien close, le fléchissement, plus encore la disparition, l’évanouissement total, pour un moment, de ce sens critique justement célèbre dans le monde, pouvaient-ils avoir d’autre cause qu’un mal physique, encore ignoré ? Et si l’on en jugeait à la violence des symptômes, ce mal était assurément grave. Il interrogea dans la glace le corps athlétique, le regard toujours jeune, la mine haute et sombre, leva les épaules avec dédain et souhaita un moment de mourir, mais d’un tel élan de tout l’être qu’il crut sentir de nouveau chanceler sa raison. Quoi ! le mauvais rêve était donc encore vivant ? (Il se frappa fortement la poitrine de ses deux poings fermés.) « Je suis calme, j’ai retrouvé mon calme, j’ai la pleine possession de moi-même », répétait-il avec une colère froide, et sur un certain ton oratoire dont l’emphase donnait déjà le frisson, appelait dans la chambre close la mort ou la démence. Car de toutes ses forces il travaillait à rejeter de lui entièrement, à rejeter dans le vide du passé, dans le vide du rêve, ce qu’il appelait déjà sa crise mystique. Il pensait : Une défaillance aussi brusque, sans aucun travail intérieur de préparation, sans aucun débat préliminaire, peut à peine se rattacher aux obsessions du scrupule dont l’histoire des âmes m’a fourni tant d’exemples. Si j’ai perdu la foi, c’est par une pente insensible, et sauf la peur ridicule que je sens, je ne puis me connaître différent de ce que j’étais hier. D’ailleurs, cette crainte n’est plus. Ce qui le prouve assez, c’est que pour rien au monde je n’appellerais à cette heure Chevance, le pauvre vieux sot ! Je ne puis même imaginer comment et pourquoi je l’ai appelé… Mais… Mais…

Il quitta la pièce, regagna sa chambre, s’assit sur son lit. Devant la souffrance, l’homme reste enfant : aussi longtemps qu’il n’est pas tout à fait terrassé, tant qu’il a préservé le centre même de sa résistance, le point vital qui est comme le joint de l’âme au corps, et le défaut de l’armure, l’homme, ainsi que l’enfant, ne voit d’autre remède à son mal que la fuite naïve et vaine. L’abbé Cénabre eut, lui aussi, cette humble pensée… La Société internationale des Études psychiques que présidait encore Fraü Éberlein avant qu’elle eût sombré dans la folie, une nuit d’hiver, au fond de son affreuse résidence de Schlestadt pleine de bêtes hallucinées, avait obtenu de l’illustre historien la promesse de prendre part à son congrès, tenu à Francfort, ou du moins d’assister à la séance solennelle de clôture pour y donner une conférence sur « la Mystique dans l’Église luthérienne ». La date de cette clôture avait été fixée au 20 janvier, c’est-à-dire neuf jours plus tard, mais le Congrès était ouvert depuis deux semaines déjà. Il résolut de partir pour l’Allemagne le jour même. L’idée d’une disparition si soudaine, si peu attendue surtout d’un homme connu pour son exactitude à remplir ses obligations professionnelles, par sa fidélité aux rendez-vous pris et donnés, l’ordre scrupuleux de sa correspondance, cette idée seule soulageait un peu son cœur. N’était-ce point comme un essai, le timide essai d’une fuite plus sûre ?… Il ferma les yeux.

Il se retrouva dans la rue, presque suffoqué par la fraîcheur du matin. L’humide haleine de la ville encore ténébreuse se dissipait lentement, baissait comme une eau morte jusqu’au sol d’où l’air neuf la repoussait mystérieusement, sans doute jusqu’au fond des caves de fer et de ciment que n’échauffe jamais la générosité d’aucun vin. Il marchait d’un pas rapide, son sac de voyage à la main, gêné dans le complet de voyage en hideux tissu anglais devenu trop étroit depuis les dernières vacances et qu’il avait tiré un moment plus tôt de sa malle, sans prendre garde aux taches et aux faux plis. Il est vrai que le visage de l’illustre écrivain ne prêtait point à rire.

Son ignorance des rues de Paris était extrême. Leur solitude à cette heure le déroutait. Incapable de prêter la moindre attention aux repères les plus simples, et par exemple de lire les noms aux plaques d’émail bleu, il se guidait plutôt vaguement sur des signes connus de lui seul, une boutique d’angle, l’étalage d’un bouquiniste, telle maison familière, ou même tel souvenir rencontré par hasard, et reconnu tout à coup à travers la perpétuelle méditation. Mais les volets de fer des devantures, les milliers de persiennes closes, les trottoirs vides, étaient comme une autre ville inconnue. Il atteignit ainsi boulevard de Sébastopol.

Ce fut seulement à la hauteur de la rue de Rambuteau qu’il s’avisa de l’imprudence d’un départ si prompt, à la pensée d’avoir laissé sans nouvelles et sans instructions sa femme de ménage, et sa concierge même. Que n’imaginerait-on pas ?

Alors il résolut de jeter à la poste, avant l’heure du train, une lettre à l’adresse du jeune Desvignes, secrétaire bénévole qu’il utilisait parfois.

— L’heure du train. Mais quelle heure ? Il était venu jusque-là sans la connaître, sans l’avoir même cherchée… Une telle distraction peut sembler vénielle à quelques étourdis incorrigibles, mais il en saisissait à ce moment tout le sens, il ne pouvait se faire illusion : il était là en contradiction avec lui-même, il ne se reconnaissait pas. Minutieux et casanier, l’horaire de chacun de ses voyages avait toujours été jusqu’alors dressé par lui avec un scrupule dont souriaient ses rares intimes. Qu’il rompît aussi brutalement avec ces habitudes, ou ces manies mêmes qui tenaient pourtant à une part essentielle de sa vie, cela seul ne l’eût pas troublé, mais il devait reconnaître à l’instant que cette rupture était involontaire. L’oubli était flagrant, indéniable, et il portait humblement témoignage, bien que d’une manière irréfutable, du profond désordre intérieur. La désillusion en fut si cruelle que le malheureux prêtre, écœuré d’une lutte inutile, baissa la tête, médita de tourner les talons, de rentrer chez lui en vaincu. L’image passa devant son regard de la pièce qu’il venait de quitter, jadis bonne et familière, à présent marquée à jamais d’un souvenir atroce… Soudain il cessa de respirer, retint sa salive. En un éclair de raison, il s’avisa tout à coup qu’il avait laissé son bureau tel quel, le revolver sur la table, la lampe brisée — toutes les traces de la lutte obscure, sa soutane jetée dans un coin — mise en scène que rendrait plus inexplicable encore sans doute la clarté même du jour. Cette dernière preuve de son impuissance l’accabla. Et déjà il remontait à petits pas le boulevard, retournait à sa destinée.

À mesure qu’il avançait, un peu détendu par l’effort, la honte de céder à la crainte d’un péril imaginaire l’emportait de nouveau sur sa crainte même. À la hauteur de la rue de Rivoli, pâle de rage, il résolut de s’en tenir, coûte que coûte, à son premier projet, dût-il courir le risque d’un scandale. Il irait en Allemagne, et puisqu’il était contraint de fuir, il fuirait jusque-là, plus loin encore, si possible, remettant à plus tard les explications et les excuses. Ce départ marquait sa défaite, mais une défaite acceptée, non pas tout à fait subie, n’est jamais un désastre irréparable. Il cédait le terrain, gardant l’espoir d’une revanche. Au lieu qu’affronter encore, sans délai, sans un décisif examen de conscience, l’ennemi bizarre qui l’avait déjà terrassé, c’était proprement courir à sa perte, ou du moins à de nouvelles et plus humiliantes divagations. « J’ai besoin de changer d’air, » dit-il entre ses dents… La simplicité, la banalité de ce conseil donné à lui-même, lui fut douce.

Quand il atteignit le parvis de l’église Saint-Laurent, le jour était levé, l’horloge de la gare de l’Est, peinte en rose par l’aube, marquait cinq heures du matin. Sur la gauche, à grand bruit de ferrailles, un garçon de café somnolent, blême sous la crasse, levait la devanture de sa boutique. Il contempla ce passant matinal d’un regard indéfinissable. L’abbé Cénabre passa le seuil presque humblement et s’assit.

Sa solitude était telle qu’il entra là d’instinct comme on vient mourir près d’un inconnu, sur un champ de bataille désert. Il s’installa sur l’étroite banquette avec un profond soupir, suivant les allées et venues de son unique compagnon d’un œil presque égaré, vide de toute pensée, plein d’une tendresse obscure. Déjà pénétré de respect pour ce client mystérieux où il flairait quelque ivrogne pacifique, après une nuit d’enviables délices, le garçon poussa fraternellement sur la table, sans rien dire, un bol de café brûlant, et un grand verre d’eau-de-vie, puis avec une discrétion professionnelle où se marquait une commençante amitié, se reprit à frotter frénétiquement les tables d’un torchon gras, marchant sur le talon de ses savates.

Alors, pour la deuxième fois, une espèce de pitié cria dans le cœur de l’abbé Cénabre et il sentit monter à ses yeux les mêmes larmes inexplicables déjà offertes, déjà différées, suprême invention de la miséricorde, universelle rançon ! Que d’hommes qui crurent aussi en avoir fini pour toujours des entreprises de l’âme, s’éveillèrent entre les bras de leur ange, ayant reçu au seuil de l’enfer ce don sacré des larmes, ainsi qu’une nouvelle enfance ! Il laissa tomber la tête entre ses mains, il s’abandonna. Toute sa défense fut seulement de détourner son attention, de la laisser dans le vide, de s’attacher à pleurer sans cause, ainsi qu’on s’étend pour dormir ou mourir… « J’ai pleuré longtemps de fatigue, et de dégoût, » a-t-il écrit depuis. Mais, en l’écrivant, il savait bien qu’il mentait. Car à mesure que ruisselait entre ses doigts, jusqu’à l’ignoble marbre, cette eau solennelle, toute fatigue coulait avec elle, et il sentait frémir en lui une force immense, contre laquelle sa volonté déchue se roidissait à grand’peine. Qui donc l’avait conduit là, si loin de ce petit univers où il avait vécu, dont il tirait sa substance, où s’épanouissait son orgueil, où il eût nourri son remords, pour le jeter seul, dans son déguisement dérisoire, si parfaitement à la merci de lui-même ? Qu’un regret eût jailli à la surface de ces ténèbres intérieures, qu’un souvenir eût seulement passé dans le champ de la conscience, d’une jeunesse tôt détruite par le calcul et la fraude, mais qui à un moment du moins eut sa candeur et sa foi, c’en était assez pour rompre le silence qu’il maintenait désespérément, qu’il opposait de toutes ses forces au Dieu vainqueur. Et certes, pour autant qu’on puisse se faire juge en une telle cause, ici même, sans doute se consomma son destin. Nul n’est jeté à l’abîme, sans avoir repoussé, sans avoir dégagé son cœur de la main terrible et douce, sans avoir senti son étreinte. Nul n’est abandonné qui n’ait d’abord commis le sacrilège essentiel, renié Dieu non pas dans sa justice, mais dans son amour. Car la terrible croix de bois peut se dresser d’abord au premier croisement des routes, pour un rappel grave et sévère, mais la dernière image qui nous apparaisse, avant de nous éloigner à jamais, c’est cette autre croix de chair, les deux bras étendus de l’ami lamentable, lorsque le plus haut des anges se détourne avec terreur de la Face d’un Dieu déçu.

Sur ces décisives imprégnations du mal, le moraliste reste coi. Sa thèse, d’une pauvreté si sordide que tel esprit né pour être libre s’est jeté dans l’indifférence absolue plutôt que d’accepter cette grossière vision de l’univers spirituel, est que la perfection de la vie intérieure résulte d’une espèce d’équilibre des instincts. Le secondaire est pris ainsi pour l’essentiel, et il naît de cette erreur fondamentale une construction théorique comparable, par sa fausse évidence, sa logique sauvage, à l’explication mécanique des phénomènes de la vie. Certes, on peut dire que l’homme sinistre sur lequel pesaient en ce moment trente années de mensonge, si parfaitement consommé qu’il était devenu comme sa substance même, sa nature profonde et fatale, venait de loin et par degrés presque insensibles, se remettre aux mains de Celui qui, même au temps de sa splendeur, a pu tout vouloir saisir et absorber dans sa formidable clarté, mais n’a jamais béni, intelligence monstrueuse que l’amour un instant entrevu dans l’abîme divin a fait tout à coup s’effondrer dans la nuit. Néanmoins, si subtil que soit l’ennemi, sa plus ingénieuse malice ne saurait atteindre l’âme que par un détour, ainsi qu’on force une ville en empoisonnant les sources. Il trompe le jugement, souille l’imagination, émeut la chair et le sang, use avec un art infini de nos propres contradictions, égare nos joies, approfondit nos tristesses, fausse les actes et les intentions dans leurs rapports secrets, mais quand il a ainsi tout bouleversé, il n’a encore rien détruit. C’est de nous qu’il lui faut tirer le suprême consentement, et il ne l’aura point que Dieu n’ait parlé à son tour. Si longtemps qu’il ait cru retarder la grâce divine, elle doit jaillir, et il en attend le jaillissement nécessaire, inéluctable dans une terreur immense, car son patient travail peut être détruit en un instant. Où portera la foudre ? Il l’ignore.

Lorsque l’abbé Cénabre releva la tête, il vit en face de lui l’humble témoin de cette scène, et qui l’observait avec une pitié singulière, stupide, aussi émouvante que certaines de ces lueurs qui passent dans le regard des bêtes. Il s’enfuit.