Plon (p. 249-318).


QUATRIÈME PARTIE

Les fenêtres se vidèrent tout à coup de leur lumière, puis elle réapparut ainsi qu’une double raie livide qui s’évanouit à son tour. Alors la nappe grise instantanément répandue se mit en marche, défila majestueusement, noire vers son centre, éclairée vers les bords d’un jour blême, avec une extraordinaire lenteur… Mais presque aussitôt elle se piqua de points aveuglants, flotta une seconde, commença de tourner furieusement, s’ouvrit de haut en bas, et découvrit de nouveau la fenêtre calme, traversée du même rayon oblique, comme suspendue dans l’air du soir. L’abbé Chevance se frotta doucement les yeux.

— Quel ennui ! dit-il tout haut, quelle infirmité ! Que faire ?

Il s’assit au hasard, sur le lit, soupira. Son regard errant était plein de la tristesse innocente des enfants, si ingénue qu’elle ressemble à la joie, et sa bouche avait la même moue impatiente, qui annonce les larmes ou le rire, on ne sait. La porte s’ouvrit brusquement.

— Madame de la Follette, dit le pauvre prêtre, je viens d’avoir encore un étourdissement. À la fin, n’est-ce pas, ça m’inquiète. Hein, n’est-ce pas ?

Mais la concierge se contenta de hausser ses fortes épaules.

— Monsieur de la Follette, dit-elle, est retenu ce soir à son bureau et dînera-t-en ville. J’ai fait réchauffer l’haricot vert, avec une petite saucisse. Je demande à Monsieur si je peux les monter. C’est déjà la demie de sept heures.

L’abbé Chevance devint pourpre.

— Je suis un peu en retard, avoua-t-il, je n’y pensais pas. Je suis réellement indisposé. D’ailleurs j’avais laissé la fenêtre ouverte pour être sûr d’entendre sonner l’horloge de Saint-Eustache.

— Alors ?

— Hé bien, madame de la Follette… comment dirais-je ? Vers le soir, voilà que j’ai des bourdonnements d’oreille à présent — la tête lourde, comprenez-vous ? En somme, je ne suis pas très bien, pas à mon aise, pas tout à fait dans mon état normal. Quel ennui !

— « Qui s’écoute trop, meurt bientôt, » fit Mme de la Follette. Le fait est : depuis quelques jours, passé cinq heures, je vous vois rouge comme un coq.

Elle s’arrêta, tenant serrée contre sa poitrine, entre ses énormes bras, la petite table de bois blanc, et toisa son interlocuteur de haut en bas, avec une grimace de dégoût.

M. de la Follette, dit-elle enfin, est d’avis que le prêtre devrait se faire saigner chaque quinzaine. Autrement, faut que le sang vous étouffe. Misère !

— Oh ! je ne suis pourtant pas sanguin, protesta l’abbé Chevance. Comme vous voyez, je mange fort peu ? Peut-être que je ne mange pas assez ? Néanmoins, je me force beaucoup.

— « Qui mange à contre-cœur se prépare bien des douleurs », remarqua simplement Mme de la Follette, en dépliant la nappe. Je ne me mêle jamais des affaires d’un chacun. Liberté pour tous.

Elle tourna la tête, écouta :

— Zut et crotte pour le réveil ! Il ne se taira donc jamais cet animau-là !

Elle courut dans la pièce voisine, et reparut aussitôt, un réveil de nickel à la main, qu’elle jeta violemment sur le lit.

— C’est plus fort que moi : je ne peux plus l’entendre, il me tire le nerf de l’estomac, je deviendrais folle. Avec ça qu’il en est encore à marquer le quart moins de dix, l’imbécile bête !

— Madame de la Follette, dit sévèrement l’abbé Chevance, vous l’avez détraqué. Voyez-vous, il faut être juste, même pour les pauvres choses inanimées. L’ouvrier a fait de son mieux, madame de la Follette. Il a dû monter cette mécanique avec grand soin, avec le plus grand soin. Nous n’en ferions autant, ni vous, ni moi. Dès lors, il n’est pas permis de mépriser son travail, je vous assure. Ah ! madame de la Follette, nous ne sommes pas bons les uns pour les autres. Non ! nous ne sommes pas bons ! Je ne voudrais pas vous froisser, madame de la Follette, mais nous devrions nous attacher à vivre et mourir dans la paix.

— Vous parlez bien, dit généreusement la concierge, seulement vous agissez tout de travers. M. de la Follette n’aime pas le prêtre : c’est un homme qui s’est fait lui-même : à quinze ans, il suivait les cours du soir. Comme de bien entendu, il en sait plus long que vous et moi. N’empêche que j’admire sa force d’âme à supporter les contrariétés, les rhumes, et tout. L’instruction fait pour beaucoup, d’accord. Mais M. de la Follette n’a pas toujours été ce qu’il est aujourd’hui, du moins sa famille. Son arrière-grand-oncle fut colonel ou capitaine sous l’Empire : ainsi, voyez-vous, c’est l’hérédité, c’est la nature. Au lieu que, passez-moi l’expression, vous geignez du matin au soir. Hier mal à la tête, aujourd’hui des étourdissements, comme on dirait des vapeurs, pas de sommeil, pas d’appétit, et cætera. Rapport à ces misères, non, vous n’êtes pas facile à servir ! Je n’en peux plus… Et tenez, d’abord, une : si c’est pour pas toucher à mon haricot, inutile que je vous le monte au cinquième, avec les varices que j’ai.

— Madame de la Follette, avoua l’abbé Chevance, il y a beaucoup de vrai dans ce que vous venez de dire. Je ne vais pas bien… Oh ! je ne suis pas dans mon assiette ordinaire…

— Encore !

— Hé bien… oui… voilà ! fit-il avec un sourire désolé. N’en parlons plus.

— Bon ! Bon ! Je lis en vous comme dans un journal, reprit dédaigneusement la concierge. En politesse et manières, tout simple abbé que vous êtes, vous valez le jésuite. Seulement, vous gardez les choses sur le cœur, ça me dégoûte, à parler franchement. Dites quoi ? Dites-le donc ?

Jamais, du moins depuis bien longtemps, l’ancien curé de Costerel-sur-Meuse n’avait résisté à des sommations pareilles. Avant de répondre, il regarda tristement ses souliers.

— Madame de la Follette, déclara-t-il avec force, aux termes de notre petite convention, vous vous étiez engagée à cirer mes chaussures chaque matin…

— Engagée ! s’écria-t-elle, engagée ! Monsieur Chevance, votre mauvaise foi me fait honte. Pour cirer vos chaussures, il faudrait que je les trouve à votre porte, où vous négligez régulièrement de les mettre, par oubli ou par méchanceté. Quand j’arrive, elles sont à vos pieds. Monsieur Chevance, défaut d’éducation n’est pas vice. Je vous ferai observer néanmoins que je ne suis pas femme à me mettre aux pieds de personne pour décrotter des souliers. À présent, voulez-vous que je monte l’haricot, oui ou non ?

De surprise, le pauvre prêtre avait laissé tomber le mouchoir qu’il serrait entre ses doigts, et il contemplait son bourreau d’un air grave et attentif.

— C’est vrai, fit-il enfin, c’est la vérité. J’oublie de les déposer à la porte. Je dois vous dire, madame de la Follette, que je crains d’avoir jusqu’ici vécu dans le monde avec une excessive simplicité, qui finit par attirer l’attention. Or, pour être irréprochable, un prêtre doit passer inaperçu. Le clergé parisien, madame de la Follette, a une réputation de tenue, d’élégance même : ce n’est pas à un ancien desservant de campagne qu’il appartient d’avoir une opinion là-dessus. Mieux vaut se conformer aux traditions et aux usages. Je ne vous cache pas que cela me coûte un peu. Ainsi je me fais raser désormais deux fois par semaine, et c’est une grosse dépense. Il en sera ce que Dieu voudra. Je vous l’ai répété souvent, madame de la Follette, ma nomination est attendue d’un moment à l’autre. Je serai bientôt curé. Peut-être même aurais-je la responsabilité d’un vicaire. Je devrai faire honneur à mon petit monde.

— Vous m’avez dit, mais je ne vous crois pas. Du moins, reprit Mme de la Follette, je pense qu’on vous a raconté des blagues. Un curé de Paris, voyez-vous, c’est autre chose.

— Bien sûr, répondit l’abbé Chevance. Seulement, on manque de bras. Il faut faire vite. C’est prodigieux ! D’ailleurs, ma paroisse (il articula ces deux mots avec une douceur divine) ma paroisse est une de ces petites paroisses de banlieue, toute nouvelle. Songez ! elle n’a pas encore de nom… Si pauvre ! si pauvre ! pensez donc ! Pas même de nom !

Il croisa d’instinct ses deux bras, comme pour serrer ce trésor sur son cœur.

— Sûr qu’on vous a fait une blague, répéta la femme obstinée. Vous croyez déjà tenir la bonne combine, c’est fatal. Tout sérieux qu’il est, M. de la Follette y a été trompé la même chose : il a cru passer l’année dernière employé principal au Mont-de-Piété de la rue de Rennes — bernique !

— Je vous affirme, madame de la Follette…

— Oh ! pour affirmer, vous affirmez… Mais à votre âge on sait vivre, on raisonne. Entre nous, tenez, autant régler maintenant nos petites affaires, les bons comptes font les bons amis. Une supposition que j’aurais écouté M. de la Follette, je n’aurais jamais loué à un fonctionnaire, surtout curé. Ce qui est fait est fait : ne revenons pas là-dessus. Je passe pour être muffe, mais de plus loyale dans le commerce, vous n’en trouverez pas. Réclamer son dû n’est pas tourmenter le client, hein ? Je vous préviens donc que le premier mois payé d’avance — deux cents francs du meublé, trois cents du manger — est, comme on dit, écoulé, depuis près d’une semaine. Reprenez-moi si je m’exprime mal.

— Je… vous… enfin, vous vous exprimez très bien… Parfaitement !… Parfaitement !… balbutia le pauvre prêtre… Madame de la Follette, je m’excuse de… de mon oubli… de ma distraction… Oh ! je me suis mis des charges sur les bras, de grosses charges !

Il tira de sa poche un second mouchoir, le posa soigneusement sur la cheminée, puis ouvrit son porte-monnaie, et y fouilla longuement des deux doigts, avec un sérieux extraordinaire.

— Je paierai demain, dit-il enfin, je vous paierai demain soir sans faute, madame de la Follette. Je suis un peu gêné pour le moment…

Il reprit son mouchoir, et s’essuya convulsivement le front et les joues.

— C’est seulement malheureux que j’y sois de mes sous, conclut Mme de la Follette. Charité bien ordonnée commence par soi-même. L’honnête homme vit selon ses moyens ; à bon entendeur, salut. Maintenant, je vais me payer de monter et de descendre vos cinq étages jusqu’à demain soir, gratis pro deo, comme vous dites à la messe.

— Arrêtez, madame de la Follette… un moment ! fit le vieux prêtre, avec un profond soupir. Je sais que je gouverne très mal mon petit budget : je n’ai pas d’ordre. Oh ! je serais désolé que vous fussiez tenté de juger d’après moi mes confrères. En général nous sommes de bons clients, de très bons clients. Vous, vous êtes une femme économe, avisée. Le bon Dieu a béni aussi ces femmes-là, madame de la Follette. Ne croyez pas surtout que je méprise l’ordre ! Il est beau d’avoir de l’ordre. Il y a de l’ordre dans le Paradis. Pour moi, je me suis toujours contenté de peu, je ne suis pas ce qu’on appelle un homme d’argent. Mais je vous le répète encore une fois, madame de la Follette : je dois faire de gros sacrifices en prévision de ma nomination. Il y a un rang à tenir : j’ai reçu à ce sujet des instructions très précises, j’ai le devoir de m’y conformer. Lorsque mon presbytère sera bâti…

— Elle est bonne ! remarqua la concierge, amèrement. Il parle d’être curé, et il n’a même pas de presbytère !

— Certainement, certainement, c’est ennuyeux, concéda l’abbé Chevance, toujours rêvant. Du moins ai-je ici un domicile convenable, très convenable. N’est-ce pas ? Je puis recevoir dans la pièce à côté, c’est mon parloir. D’ailleurs, nous sommes à deux pas de la porte de Vanves : quarante-cinq minutes de tramway, je suis à pied d’œuvre. Le petit ennui, c’est de partir de bonne heure, parce que je ne peux voir mes paroissiens que très tôt, ou très tard, au choix. Le jour, ils dorment.

— Ils dorment le jour ! Et qu’est-ce qu’ils font donc, vos paroissiens ?

— C’est surtout des chiffonniers, avoua gravement l’abbé Chevance. Oh ! il y a chiffonniers et chiffonniers, notez bien, madame de la Follette !

— Des chiffonniers ! Je vois ça d’ici : un wagon réformé dans la zone, avec une cabane à lapins, des gosses autant que les lapins, et des poux en veux-tu en voilà ! J’aime mieux vous prévenir : M. de la Follette a épousé une simple ouvrière, mais s’il rencontre jamais un de ces pouilleux dans l’escalier, aussi vrai que Dieu tonne, il ira le déposer sur le trottoir, avec un coup de pied où vous savez. Vu !

— Je m’arrangerai, dit l’abbé Chevance. On peut toujours s’arranger. Je vous ai affirmé que j’allais prochainement être nommé curé, madame de la Follette. Naturellement, ce n’était pas curé de la Madeleine ! En conscience, je ne pense pas vous avoir trompé sciemment… Je suis à un tournant, c’est cela même, à un véritable tournant de ma vie. Si vous patientez un peu, tout ira bien. Le point noir, voyez vous, c’est ma santé…

— Huit heures qui sonnent ! interrompit cruellement la patronne. L’haricot est sûr d’attacher !

— Permettez ! Permettez ! dit l’abbé Chevance… Je voudrais… Enfin, si vous n’y voyez pas d’inconvénient, je me passerais bien de souper. Non ! reprit-il découragé soudain, avec une affreuse moue de sa bouche tremblante, je ne crois pas possible de manger ce soir. Je me sens trop mal.

— Oh ! vous êtes plus douillet qu’une femme enceinte, remarqua Mme de la Follette, sur le ton de l’indifférence absolue. Des gens qui se frappent comme vous ne vont pas loin. J’ai été fille de salle à la Pitié, moi qui vous parle, j’ai l’expérience. Vous filez un mauvais coton.

— Est-ce possible ? fit le pauvre prêtre, les larmes aux yeux. Je devais voir le médecin, n’est-ce pas ? C’était une dépense sans doute, mais c’était une dépense utile, nécessaire. Me voilà sévèrement puni. J’aurais bien de la peine à mourir, madame de la Follette…

Elle porta les deux mains à sa bouche, et gonfla les joues, toute jubilante d’un rire intérieur d’une atroce ingénuité :

— Ça n’amuse personne, dit-elle. C’est un travail que je donnerais de bon cœur à faire au voisin. Tout de même ! ajouta-t-elle après un silence, vous n’êtes pas ordinaire ! De la Follette vous avait jugé du premier coup. On dirait d’un gamin : pas de défense, et des réflexions qui n’en sont pas. Vrai — entre nous — j’aurais cru qu’un prêtre avait plus de connaissance… Et pourquoi donc que ça vous coûterait tant de mourir ?

— Oh ! madame de la Follette, je ne crains pas la mort, précisément, vous comprenez ? Seulement, j’étais content d’avoir beaucoup d’ouvrage, je m’étais tracé un petit plan.

Il regarda furtivement l’étroite glace de chevet, passa dans ses cheveux une main fébrile.

— Évidemment, nous n’en sommes pas là, bien entendu. Mais si j’étais malade, cela ferait le plus mauvais effet. Madame de la Follette, l’évêché veut pouvoir compter sur ses collaborateurs, je l’ai senti. Les circonstances ne permettent pas les demi-mesures : à la guerre comme à la guerre. Tant pis pour les éclopés !

Il eut de nouveau ce rire d’enfant, d’un accent si douloureux, mais sans aucune espèce d’amertume.

— Enfin, voyons, madame de la Follette (il s’approchait de la fenêtre, tâchait de se placer en pleine lumière), répondez-moi franchement : comment me trouvez-vous ?

— Comment je vous trouve ?

— Oui, physiquement…

— Physiquement ?

— Bah ! bah ! vous me comprenez très bien. Madame de la Follette, permettez-moi de vous le dire, vous avez tort de vous moquer de moi. Les malades sont bien à plaindre… oh oui ! c’est un état bien humiliant pour la nature : on ne fait rien de bon, le goût de la prière s’en va. On ne pense qu’au travail qui nous presse, aux occasions manquées, au temps perdu, à ce pain inutile qu’on mange… Je ne parle pas de petites douleurs çà et là. Grâce à Dieu, je ne souffre guère, je n’y porte pas trop d’attention… Mais voilà : je crois que mes forces déclinent. Je suis sur une pente, madame de la Follette.

Elle le fixait curieusement, de ses yeux calmes et plats, la bouche un peu crispée, avec ce rien de cruauté presque animale — telle qu’on pouvait la voir chaque dimanche, au jardin des Plantes, face à la cage du boa, contemplant devant la bouche énorme et molle, le petit lapin hérissé.

— Je finis par croire que vous n’avez pas de méchanceté, dit-elle pensivement… Pourquoi faut-il que depuis une semaine vous me rompiez la tête avec vos maladies ?

— Oh ! depuis une semaine, vous exagérez un peu, madame de la Follette… Je ne souffre vraiment que depuis avant-hier… non ! mardi… mardi tout au plus. J’ai été surpris, bousculé, voyez-vous, pris de court. En somme, les étourdissements surtout m’inquiètent, la vue baisse, j’entends mal. Pourrais-je seulement prêcher, confesser ? Peut-être aussi vois-je les choses pires qu’elles ne sont ? Alors, je me permettais de compter sur vous : une personne non prévenue juge très bien des apparences, de la mine, que sais-je ? Le croiriez-vous, madame de la Follette ? J’ai si peu l’habitude de m’observer que mon propre visage même ne m’est pas — comment dirais-je ? — trop familier… Jusqu’à ces derniers jours, je me regardais rarement dans la glace, c’est un fait.

— Que voulez-vous que je vous dise, monsieur Chevance ? De plus mauvaise mine, il n’y en a pas. Après ça vous vivrez peut-être cent ans ? Sait-on ? Je vous le souhaite. N’empêche que vous n’avez pas beaucoup d’amour-propre pour aller demander de la sympathie, et des consolations, et des renseignements et tout, à une étrangère qui, elle, ne vous a jamais rien demandé que son dû…

Le pauvre prêtre porta vivement les deux mains au creux de ses reins, et se renversant légèrement, tendit vers le mur son misérable visage dont toutes les rides se creusèrent à la fois. L’espèce de souffrance hallucinée qui traversa tout à coup son regard fut telle que la concierge tourna la tête et fit mine, par décence, d’essuyer un verre avec le coin de son tablier.

— Vous voyez, vous voyez, disait l’abbé Chevance de sa voix douce et paysanne, c’est sérieux, madame de la Follette, c’est très sérieux… Ah ! si Son Éminence m’avait vu ainsi, j’étais perdu. J’ai tant répété à ces Messieurs que j’avais une santé de fer ! Cela me tient aux reins, madame de la Follette… qu’est-ce que ça peut bien être ?

Il s’essuyait gravement le front, de son mouchoir roulé et serré dans ses doigts.

— Pour moi, vous aurez fait un effort, probable.

— Mon Dieu ! je l’ai d’abord cru, fit-il piteusement. Mais il y a d’autres symptômes… Je dois vous dire, madame de la Follette, que les fonctions rénales me paraissent… me paraissent s’effectuer difficilement, parcimonieusement…

— C’est-y que vous ne pissez plus ? dit-elle avec une grimace.

Le bonhomme rougit, balbutia.

— Vous avez de l’audace, quand même ! reprit la grosse femme indignée. Parler de ça à moi, quelle horreur ! A-t-on idée d’un toupet pareil. Et voilà trois quarts d’heure que je passe à vous écouter causer. Ainsi !

Elle empoigna rageusement la porte, et d’une saccade de sa main énorme, l’ouvrit toute grande… Alors la voix de l’abbé Chevance la cloua littéralement sur le seuil.

— Madame de la Follette, disait-il, jusqu’à présent vous n’aviez offensé qu’un ver de terre comme moi, peu de chose, enfin rien du tout. Cette fois, vous venez d’offenser gravement le bon Dieu. Il faut réparer, madame de la Follette, il faut vous hâter de réparer. Oh ! nous sommes des étourdis, nous ne nous rendons pas compte. Il n’est pas toujours facile de prendre notre part de la souffrance du prochain, de la comprendre. Seulement, il ne faut jamais la tourner en dérision, la déshonorer, madame de la Follette, jamais, jamais. Dans notre pauvre petit monde, voyez-vous, la douleur, c’est le bon Dieu. On passe à côté de lui sans le reconnaître, bon ! Mais, l’ayant reconnu, l’outrager, oh ! cela est grave, très grave. Vous vous hâtiez de sortir, madame de la Follette, vous avez failli démolir la porte, vous croyiez avoir peur de moi — peur de moi, quelle idée ! Ce n’est pas de moi que vous avez peur, pensez donc ! C’est de vous-même. Vous avez été cruelle exprès, comprenez-vous ? C’est comme si vous aviez tué votre âme, pour en finir, d’un seul coup. Oui, j’ai vu mourir votre âme, madame de la Follette. Et maintenant vous avez honte. Tant mieux d’avoir honte, mais en somme, hein ? ce n’est qu’un simple mouvement de la nature — vous sentez ? Nous nous tenons devant les anges avec ce cadavre dans les bras, comme Caïn. Nous sommes bien embarrassés. Qu’est-ce que Dieu nous demande de plus ? Peu de chose. Le regret d’avoir fait le mal, le désir de le réparer, parfois un seul petit regard de rien vers le ciel, le souhait d’être meilleur, de savoir, de comprendre… À chacun selon ses forces, selon les lumières qu’il a reçues, les grâces — que sais-je ? Et pour moi, je vous bénis, madame de la Follette, je vous bénis de tout mon cœur.

La sueur ruisselait toujours sur ses joues, et il l’essuyait du même geste machinal, sa bouche enfantine plissée d’un pâle sourire anxieux, ses yeux magnifiques touchés de biais par la lumière dorée du soir, frêle et tragique, ainsi qu’une note déchirante à la cime de la symphonie. Son vieux corps gainé de noir, en apparence immobile, mais comme soulevé de dedans par une ferveur surhumaine, s’inclinait imperceptiblement à droite ou à gauche, tantôt ramassé sur lui-même, tantôt jeté en avant, portant ses coups invisibles avec une précision incomparable, une rapidité inouïe. Et cette espèce de dialectique mystérieuse, tout entière dans l’avidité sublime du regard, la prière muette des mains, l’élan presque terrible des maigres épaules était si pressante que la grosse femme obscure, dans son coin d’ombre, reculait lentement, hochait la tête, sa large face bouleversée par une sorte de mélancolie. Elle disparut.

Alors, l’abbé Chevance s’assit au bord de son lit, et ferma les yeux. Une petite brise entrait par la fenêtre ouverte, et il lui présentait son visage, il en cherchait humblement la caresse, avec un frémissement de fatigue. La souffrance vague, mais profonde, essentielle, qu’il endurait depuis un temps (il n’eût su dire quel temps) était à cette minute comme engourdie, ou plutôt il la sentait plus vague encore, diffuse insidieusement répandue à travers le corps entier, charriée par le sang et la lymphe, partout présente. Un autre que lui eût sans doute épuisé tôt son courage dans une lutte inégale, gaspillé en quelques jours les réserves de l’âme dont chaque homme n’a ici-bas que sa juste mesure, mais il durait cependant, par un miracle de douceur et d’abandon, une docilité céleste. Ainsi qu’un enfant ouvre ses petits bras à la mort par un geste sacré, il s’était livré du premier coup, incapable d’imaginer nulle défense, non pas seulement résigné à souffrir, mais dans l’extraordinaire ingénuité de son cœur, à souffrir petitement, bassement, lâchement, et à scandaliser le prochain. Il ne se méprisait même pas : il se prenait simplement en pitié, il déplorait son mal, comme il eût déploré celui d’un insecte, ou d’une de ces plantes innocentes qu’il achetait parfois, et qui se flétrissaient vite parce qu’il oubliait de les arroser.

— « Je suis naturellement frivole, » aimait-il à répéter de sa voix grave et chantante, voulant probablement exprimer par là qu’il manquait totalement de cette force d’âme tant admirée, tant désirée. — « Notre Seigneur, disait-il encore, envoie aux grands de son royaume la douleur privilégiée, mais aux petites gens la détresse et l’humiliation. »

Ayant reçu enfin officiellement l’annonce de sa très prochaine nomination à une nouvelle paroisse de banlieue, si pauvre qu’elle avait rebuté les plus hardis, il avait aussitôt formé le projet d’aller camper sur un terrain vague, lotissement acheté par l’archevêché en vue d’y construire une chapelle provisoire et un baraquement de planches goudronnées, baptisé presbytère. Mais le chanoine Mesurier, son protecteur, l’en dissuada vite, faisant craindre qu’un tel empressement parût fâcheux et comme inconvenant, à Son Éminence. — « Prenez garde de trop vous hâter, conseillait cet homme sagace, vous auriez l’air de donner des leçons à vos supérieurs. » Or, ce que l’abbé Chevance pouvait redouter le plus, en un moment de sa vie qu’il imaginait si important, si décisif, c’était justement de passer pour manquer de prudence, vertu cardinale, qu’il prétendait avoir eu beaucoup de peine à acquérir, mais qu’il recherchait toujours en secret, tourmenté de doutes et de scrupules, avec une patience et une assiduité de fourmi. « Un bon curé doit être bon administrateur, » concédait-il à chaque visite au chanoine son ami, avec un sérieux émouvant, bien qu’il se fît toujours de l’administration et de ses secrets l’idée la plus baroque. Mais on le savait aussi bon quêteur que mauvais comptable, étant de ces hommes simples nés pour traverser modestement la vie des riches et des voluptueux, tenant la pauvreté par la main.

Il avait donc quitté sa chambre de l’hôtel Saint-Étienne, et loué, tout près de la station du tramway suburbain, le hideux garni qu’il jugeait néanmoins fort décent. Levé avant l’aube, trottant jusqu’au soir par la plaine aride qui fermente sous le soleil d’août, il avait senti dès le premier jour, à sa profonde stupeur, que les forces lui manquaient déjà, que le vieux corps pris au dépourvu allait peut-être refuser sa tâche. Si un tel homme eût été capable de désespoir il se fût dès ce moment effondré. Mais le désespoir n’est pour lui qu’un de ces mots vagues et abstraits, sur lesquels il n’a jamais longtemps arrêté sa pensée. Les âmes si pures sont impuissantes à l’imaginer d’elles-mêmes, elles l’ignorent, du moins jusqu’à ce que la patiente sagacité de la haine ait fini par découvrir quelque imperceptible fissure à leur innocente sérénité.

Il ne connut pas le désespoir, mais une honte amère. Certain de n’avoir jamais rien fait de bon, ni même d’utile, c’est donc ainsi qu’il allait manquer l’occasion unique, inattendue ! D’avouer cette faiblesse à ses supérieurs l’eût tué sur place : il n’y pouvait songer sans une défaillance intolérable. Sa crainte était aussi qu’on la sût trop tôt, qu’on lui refusât la magnifique, la suprême chance de sa déplorable vie. Alors il résolut de fermer sa porte, ne se montra plus, rêvant d’épuiser peut-être sa misère, de la consommer en secret. Vain espoir ! En une semaine, cette solitude héroïque acheva de l’accabler. N’ayant jamais connu d’autre remède à ses peines que de prodiguer à autrui, au plus fort de la tristesse, les étonnantes consolations d’un cœur dévoré de paternité, ce repliement sur soi-même l’étouffa. Il en faisait parfois l’aveu à la hideuse compagne de son agonie, il tentait de forcer son indifférence stupide, prodiguant dans cette folle entreprise, jetant à pleines mains les puissances sacrées de son être, sa flamme insigne, tout le génie de sa charité. Ainsi achevait-il de se vider de son sang mystique.

Car il croyait s’établir dans la solitude, qu’il s’enfonçait déjà sous les ombres. La chair qu’il avait réduite, domptée avec une si implacable douceur, saisie déjà par le froid éternel, gémissait d’angoisse, et bien qu’une volonté presque surhumaine le retînt encore esclave, elle détachait sournoisement ses liens pour obéir une première fois à la loi de sa nature, pour faire à part son agonie. Cette espèce de plainte monotone, comparable au murmure, dans la nuit lointaine, du troupeau abandonné, humble, incessante, l’amollissait quoiqu’il y fermât d’instinct son âme. Et presque à son insu, il souhaitait le visage d’un ami.

Entre tant de présences désirables, celle de Mlle de Clergerie eût été plus douce à son cœur. La fille de l’historien servile, mort presque centenaire, et qu’on a vu survivre inexplicablement à tant de renommées rivales et haïes qu’il avait patiemment rongées de ses dents laborieuses, infatigables, n’est pour tous à présent qu’un pauvre fantôme évanoui. Le drame obscur dans lequel s’est perdue cette petite vie si claire l’a comme recouverte à jamais d’une nappe de boue, scellée dans un de ces mille faits-divers, au goût ignoble. L’oubli qu’elle avait tellement désiré lui a été ainsi dispensé sous cette forme hideuse, et qu’elle y doit donc dormir en paix !

La tendresse de l’abbé Chevance pour la seule de ces filles, sans doute, qui risquât de lui faire honneur aux yeux du monde était connue de M. de Clergerie, et il n’y pensait pas sans inquiétude, tenant le bonhomme pour original, après l’avoir un moment vanté comme un autre Vincent de Paul. C’est le sort de l’ancien desservant de retenir ainsi l’attention des sots, et leur admiration même, par une simplicité dont ils croient saisir aisément le secret. Qu’une pareille fraîcheur est bonne ! Quelle fleur sauvage dérobée au jardin du Paradis ! Seulement, dès qu’il l’approche de près, le plus grossier ou le plus retors reçoit à l’improviste, avec stupeur ou avec rage, la brusque révélation d’une force mystérieuse à laquelle il ose à peine donner un nom, d’ailleurs toujours choisi à dessein, toujours faux. Ils s’avisent tous à la fois, mais trop tard, que ce prêtre est mal élevé.

M. de Clergerie s’en est avisé comme eux assez vite, et n’a pas célé à sa fille l’amertume de cette déception. Puis il s’est plaint, non sans dignité paternelle, d’avoir à prendre parti en un tel débat, car son autorité, il n’en doute, s’arrête au for interne. Il s’y décide néanmoins : sa conviction est désormais faite. L’abbé Chevance semble un prêtre excellent, ses supérieurs l’estiment, louent son zèle. Mais ce qui mérite d’être loué, ne vaut pas toujours d’être imité sans prudence. Une jeune fille est tenue à plus de réserve que personne, la malveillance la guette. Élire pour directeur un homme qui prête à rire, même innocemment, ne va pas sans risques, qu’une cervelle de vingt ans aurait du mal à imaginer. « Il y a de la présomption dans votre choix, je le crains. » « Prenez donc un autre directeur conclut-il, du moins officiel. Je ne vous refuse pas la permission de visiter celui-là, je le crois inoffensif. Aidez-moi seulement à décourager la médisance. Que vous reprocherais-je ? J’ai moi-même été pris, un temps, au charme extraordinaire, évangélique, de notre vénérable ami. Je le respecte infiniment. Je le respecterai toujours. »

Elle ouvrit plus grand ses yeux calmes, un peu rieurs :

— Pauvre abbé Chevance ! Vous verrez qu’il aura de la peine !

— Ma chère Chantal… commença l’historien servile.

— Oh ! je veux dire seulement qu’il sera surpris, un peu, au moment même, voilà. Et puis, il oubliera très vite, rassurez-vous ! Il est si distrait !

— Non, non, ma chère Chantal, reprit gravement M. de Clergerie ; tu ne peux me tromper. Le sacrifice que je t’impose…

Alors elle secoua de nouveau la tête, en riant, se glissa plus près, mit une main sur chaque épaule de son père, offrit aux yeux étroits et clignotants son regard inaltérable.

— Je ne vous trompe jamais, dit-elle. Ce n’est pas vrai. Je suis heureuse ainsi, toujours, toujours. N’êtes-vous pas content que je sois heureuse ? Je n’ai jamais de peine, papa. M’en voulez-vous d’être heureuse ?

Il saisit au vol la petite main, aussitôt frémissante et docile entre ses doigts.

— Tu m’inquiètes, Chantal, au contraire, dit-il sincèrement. Je ne suis pas sûr de comprendre. Mon Dieu, certes ! tu es incapable de te dérober : pourquoi ai-je l’impression de te poursuivre sans t’atteindre, de te manquer d’un rien, d’un cheveu, comme en rêve ? Je te manque chaque fois d’un cheveu, voilà le mot.

Avant de répondre, elle fronça les sourcils.

— C’est peut-être, fit-elle, que vous calculez un peu trop… les historiens sont ainsi, je pense ? Alors je déjoue vos calculs, sans le vouloir. Vous me prenez pour un navire bien gréé, bien chargé, avec une riche cargaison, un capitaine étonnant, tout ce qu’il faut. Et je ne suis qu’un pauvre petit bateau vide qui va comme il peut.

— Si ! tu me trompes, reprit M. de Clergerie. Tu me trompes sans le vouloir, faute de t’astreindre une minute à voir par mes yeux, à parler mon langage, à te justifier par des raisons que je puisse entendre. Que veux-tu que je connaisse de toi, ma chère enfant, sinon ce que chacun de nous laisse paraître, dans la vie familiale, quotidienne, de ses habitudes, de ses goûts — ses préférences enfin ! Or, tu n’as pas de préférences, tu sembles contente de tout. Cela serait déjà monstrueux à ton âge. Mais il y a pis : tu ne saurais donner aucun prétexte à cette perpétuelle allégresse. Il faut la prendre telle qu’elle. Elle est parce qu’elle est.

— Mon Dieu ! prenez-la donc comme elle me vient, dit-elle. Je ne suis pas si compliquée…

— Nous y voilà. Oh ! mon rôle est facile à tenir, fit-il avec amertume.

Elle tourna vers lui un regard si limpide et si triste qu’il ne put le soutenir, et rougit légèrement.

— Accorde-moi, du moins, que j’ai le droit de m’étonner un peu ? Tu n’as jamais menti, tu es la loyauté même. Hé bien, supposons… tiens ! en vue de ton établissement, par exemple, supposons qu’il me soit posé certaines questions… très simples… je n’y pourrais répondre. Quelle espèce de femme seras-tu ? Bien malin qui le dirait. Tu te plais dans ta maison, soit ! tu parais plutôt casanière. Mais si je t’annonce demain notre départ pour les Indes ou le Canada, tu en recevras la nouvelle, je le parie, avec le même sourire content. Aimes-tu le monde ? Ne l’aimes-tu pas ? Ceci est encore un problème : je ne l’ai pas résolu. Tu y montres une vivacité, une sensibilité charmantes : juste assez pour plaire, pas assez pour que je sois sûr que tu t’y plaises réellement. Tu es fidèle à tes amis, jusque dans les petites choses, jusqu’au scrupule. Et pourtant tu ne parais pas souffrir de leur abandon, tu te laisses tromper avec bonne humeur, pour ne pas dire avec une naïveté déconcertante. Quelquefois la volonté se dénonce brusquement, comme par éclairs, puis elle reprend aussitôt sa place, docilement, dans le cours paisible de ta vie. Où va-t-elle ? Où la caches-tu. Car tu la caches. Il faudrait être aveugle, il faudrait ne t’avoir jamais vue pour douter que tu ressembles à ta pauvre mère, que tu as le même cœur, la même passion… Je te regarde aller et venir avec un pressentiment si douloureux ! Oh ! tu n’es pas de celles, je le sens bien, qui évitent l’obstacle, ou au moins savent le tourner. Sur quel obstacle te briseras-tu ? Je me le demande… Ne pleure pas, Chantal ! s’écria-t-il tout à coup. Je suis un pauvre homme !

Elle ne pleurait pas, bien que sa bouche tremblât de fatigue.

— Mais je ne pleure pas ! fit-elle en tâchant de rire. Je voudrais tant vous contenter ! Seulement vous m’observez sans cesse : vous voyez en moi beaucoup de choses. Je ne les vois pas, moi. Non, je vous assure.

Elle ferma le poing, appuya dessus son menton, et les yeux mi-clos, son fin visage tendu par l’effort, elle dit doucement ;

— Je suis très, très simple, voilà tout.

Et elle pâlit aussitôt, comme si on lui eût arraché ce secret enfantin.

— Je te demande pardon, reprit M. de Clergerie ; je te fais peut-être du mal. Il est si difficile d’interroger sans offenser ! Certes, tu as une nature exquise, mais non, mais non !… cela n’explique pas tout… À dix-huit ans, on fait des rêves. Quels rêves fais-tu ?

— Des rêves ? demanda Mlle Chantal.

— Oui, enfin : des rêves d’avenir ?

— Oh ! je ne me soucie pas de l’avenir, fit-elle en secouant la tête. Vous y avez pourvu : à quoi bon ?

— Comprends-moi donc : tu n’es pas de ces têtes légères qui ne peuvent rien prévoir au delà du lendemain. Tu as au contraire l’attitude, le regard, la voix, — que sais-je ? — la sérénité d’une femme qui a fait son choix, pris parti. Car enfin, cette espèce d’allégresse a un sens. Lequel ? tu ne rêves pas, dis-tu ? Hé bien, ton silence même est plein d’un rêve qui te fait sourire à ton insu.

Elle laissa tomber ses bras, découragée.

— Que voulez-vous que je réponde, papa ? fit-elle. Je suis ainsi ; ne vous fâchez pas ; il me semble que je ne pourrais être autrement. L’avenir ne me fait pas peur, il ne me fait pas envie non plus. Les grandes épreuves sont pour les grandes âmes, n’est-ce pas ? Les petites passent tout doucement au travers… Hé bien ! je ne suis pas une grande âme. Comme disait ce vieux pauvre impayable que j’ai rencontré un jour :

— « Moi, ma vocation est de recevoir. » Il me faut si peu pour vivre ! Alors, je me tiens sagement sous le porche de l’église, je tends la main au bon Dieu, je pense qu’il y mettra bien toujours deux sous…

— C’est très joli, riposta froidement M. de Clergerie. Cela mène tout droit chez les Clarisses.

— Chez les Clarisses ! s’écria-t-elle en riant. Seigneur ! Où prenez-vous que je puisse être jamais Clarisse, ou seulement Carmélite !

Il passa nerveusement ses doigts dans sa barbe.

— Je ne te contredirai pas, fit-il, pas du tout. Je te crois une piété solide, éclairée même, néanmoins très calme, très raisonnable. Raison de plus pour ne pas emprunter si légèrement aux mystiques une règle de vie faite pour eux.

— Hélas ! (tout son visage frémissait de joie) je n’emprunte que ma part, la part du mendiant, vous avez mille fois raison. Ai-je l’air d’une jeune personne à rechercher l’humiliation, la pauvreté, l’obéissance ? Je n’irai jamais au-devant d’elles, rassurez-vous. Je mourrais de peur dès le premier pas. Ce que vous appelez ma sérénité, mon allégresse, c’est justement cette certitude de n’être bonne à rien, et aussi l’espoir d’être au dernier jour jugée comme telle, de bénéficier d’un traitement de faveur. Je ne veux pas me défendre. Voyez mon chien Tabalo : que je fasse mine de courir dessus, il se sauve. Que je le poursuive réellement, il se met tout de suite sur le dos, les pattes en l’air. Voilà. Je ne me défends pas. Je voudrais que Dieu n’en demandât pas plus. Je ne défie personne, ni la douleur, ni la mort, ni même le plus petit ennui : je craindrais de les réveiller, de les mettre en colère. Si l’épreuve s’avançait vers moi, je reculerais sans doute un peu ; d’abord, c’est naturel… Mais je me persuaderais aussitôt que je ne suis pas de force, je m’étendrais par terre, je rentrerais la tête dans les épaules, en fermant les yeux. Il n’y a peut-être, au fond, qu’un seul héroïsme, mais je suis sûre qu’il y a cent manières d’avoir peur, et je voudrais que le bon Dieu daignât m’enseigner celle qui lui déplaît moins. On a toujours assez de force pour recevoir les coups sans les rendre, et dès qu’on n’attend pas autre chose de soi, qu’on n’en demande pas plus, on finit par dormir tranquille. Ce n’est pas la crainte qui tient éveillé, c’est le calcul des chances.

M. de Clergerie l’avait écoutée sans un geste. Lorsqu’elle se tut, il l’observa longtemps encore, avec une attention extraordinaire. Puis, de ses deux mains ouvertes, il ramassa nerveusement les papiers épars sur la table, ainsi qu’un avocat battu fait de son dossier :

— Tu t’amuses ! dit-il.

Sa tête vénérable oscilla lentement, comme s’il se fût répondu à lui-même un « non » anxieux. Quarante années d’un labeur vide et têtu, poursuivi à travers tant d’intrigues non moins vaines que lui, l’expérience amère de son propre néant, la crainte puérile de toute vérité, de toute simplicité où sa méfiance ne voit qu’une ruse complexe, un mensonge d’une espèce moins facile à déceler, toute sa vie enfin, la médiocrité intolérable de sa vie, parut en clair dans ses yeux gris, vite dérobés. Il soupira profondément.

— Cela est bel et bon, dit-il encore. Mais vague, bien vague… Non ! ce n’est pas une règle de conduite ! Je te fais d’ailleurs remarquer que tu n’as pas répondu aux questions que je t’avais posées.

Il leva la tête, siffla rêveusement.

— Note bien que j’approuve… j’approuve ce qu’il est possible d’approuver. Seulement, j’appartiens — grâce à Dieu ! — à une génération qui a prouvé plus loin qu’aucune autre la perfection des méthodes de mesure, d’analyse, de contrôle. Je ne suis pas l’ennemi du surnaturel, j’entends rester même un catholique irréprochable, et pourtant je crois fermement qu’à quelques exceptions près (dont l’ensemble constitue le fait miraculeux, jusqu’à présent irréductible) nous restons, toi, moi — nous tous — dans la dépendance étroite des circonstances et des conjonctures, et ton rêve d’acceptation pure et simple m’apparaît irréalisable. Je doute fort qu’il ne t’apparaisse ainsi à toi-même, que ton attitude ne soit forcée. Allons donc !

Il frappa légèrement de la paume sur le bord de la table.

— Tu ne me feras pas croire que tu fasses si aisément le sacrifice… le sacrifice de ton directeur par exemple ?

— Pourquoi ? dit-elle. Oh ! vous m’avez mal entendue… Vous parlez de sacrifice : je n’en suis pas encore là, voyez-vous. Je ne saurais sacrifier personne. Vous me prenez trop au sérieux, papa, voilà le mal. Il m’en coûte si peu d’obéir que je suis bien forcée de croire que mes peines valent ce que je vaux, qui ne vaut rien. Je ne sais pas souffrir, j’en ai honte. Peut-être n’apprendrai-je jamais ?

— Cependant, fit-il, tu aurais pu montrer… témoigner de… Enfin, il me semble… C’est invraisemblable, mon enfant… L’abbé Chevance t’a toujours marqué une affection… Je voulais justement te prier sans doute de… de choisir un confesseur plus sage… moins… moins pittoresque… mais je ne pensais pas du tout d’interdire… enfin, il te suffira d’espacer tes visites, simplement.

— Je vous remercie, dit Chantal. Je suis heureuse pour lui…

— Tu vois ! s’écria-t-il, en la regardant de biais. Tu savais comme moi que cette rupture lui serait désagréable, douloureuse même… Il t’aime beaucoup.

Elle ouvrit la bouche, remua les lèvres, rougit. Puis avec un emportement mystérieux, qui n’effaça pas son sourire, elle dit, de sa voix douce, inaltérable comme son regard :

— Oh ! lui, papa, il ne tient pas beaucoup à ce qu’il aime !

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

— Voilà votre déjeuner, annonça Mme de la Follette tranquillement, bien que sur un ton d’exceptionnelle gravité.

Seulement, comme elle repoussait la porte d’une ruade discrète de sa grosse pantoufle fourrée, elle vit à droite, étendu, immobile, le corps de l’abbé Chevance, la face tournée contre le mur.

— Sûr qu’il est mort, misère ! murmura la pauvre femme entre ses dents. Il est dit qu’il ne fera rien comme les autres, vieux fou. Une histoire à vous tourner le sang — et à mon retour d’âge encore !

Le haricot fumait sur la nappe. Le réveil-matin tombé dans la ruelle, y battait aussi bêtement que jamais. Déjà elle regagnait le seuil à reculons, les yeux baissés, lorsque le plus naturellement du monde, le mort se souleva sur ses coudes, tourna lentement, puis réussit enfin à s’asseoir.

— Quelle sotte aventure ! bredouillait-il… J’ai glissé sur le carreau sans doute… fait un faux pas ? Je vous demande pardon.

— Glissé sur le carreau, ah la la ! dit Mme de la Follette, vexée. Avec ça que vous avez la mine d’avoir fait un faux pas, peut-être ? Je voudrais que vous vous regardiez dans la glace : vous ne savez pas encore où vous êtes, malheur !

— Mais si, je le sais, je le sais très bien, répliqua M. l’abbé Chevance, avec un peu d’aigreur. Croirait-on ? Ce n’est qu’un étourdissement, tout au plus. Je n’ai pas perdu connaissance une seconde : je me suis très nettement senti tomber.

— Entendu ! fit la concierge : tâchez de le croire si vous pouvez. Pour moi, vous vous en êtes allé de faiblesse, faut vous refaire du sang. Mangez toujours, tant que c’est chaud.

Il s’était mis debout et remuait douloureusement la tête, le regard ivre. Enfin, il gagna la table à petits pas, saisit une chaise de sa main pesante et s’y laissa brusquement glisser, un terrible sourire aux lèvres.

— Voilà, voilà ! disait-il de sa voix docile. Je vous remercie, madame de la Follette… Je crois nécessaire de réparer… réparer… réparer mes forces. Le jour baisse, madame de la Follette… le jour baisse terriblement… Je n’y vois plus guère, madame de la Follette.

— Que vous dites ! s’écria-t-elle, encore méfiante. Au lieu de plaisanter, mangez donc, ça vaudra mieux : j’attends que vous ayez fini pour descendre. M. de la Follette fait sa partie, mais il va rentrer d’une minute à l’autre, et il n’aime pas trop poser, cet homme-là !

Elle l’observait sournoisement, se régalait sans méchanceté d’un spectacle semblable à ceux de la rue, où l’horrible même est cocasse. Le sourire hébété du malheureux, la lenteur calculée de ses gestes, leur maladresse, un dandinement bizarre qu’il réprimait soudain, tout contribuait à donner au pauvre prêtre un air de solennité grotesque, et tel qu’on en voit aux ivrognes pensifs et laborieux, d’un trottoir à l’autre, traçant lentement leur route, à travers la foule frivole. Et justement, à cette minute même, par la fenêtre tout à coup immense dans le soir, et la grave rumeur du dehors allant s’affaiblissant, ainsi qu’à la pointe du jet d’eau qui tremble, une aigrette d’écume, l’atroce refrain d’une chanson de café-concert monta de la rue, assourdie, méconnaissable, inexplicablement pure, avec une bouffée de brise fraîche.

— Madame de la Follette, dit-il, vers quinze ans, au petit séminaire de Montligeon — excusez-moi — j’ai dû engloutir de grandes quantités de viande crue, sur l’ordre du médecin, sur l’ordre formel, comprenez-vous ? D’y penser, aujourd’hui encore, le cœur me manque. Quel dégoût !

Il atteignît le plat, remplit son assiette jusqu’aux bords, et tenant sa fourchette dans son poing fermé, commença de manger avec une hâte extraordinaire, voracement.

— Ça va, dit la concierge ; vous vous refaites. Vous avez déjà meilleure mine.

— Je sens un grand vide dans ma tête, avoua le pauvre homme, la bouche pleine. Mon récent étourdissement venait de là, peut-être ? Il y a de la faiblesse dans mon cas, c’est sûr.

Sa voix gardait une espèce d’enjouement qui rassurait Mme de la Follette, tandis qu’elle ne pouvait détacher son regard du visage embrasé, étincelant, mais frappé de stupeur, où les mâchoires seules remuaient.

— J’ai très soif, fit-il encore.

Il se servit coup sur coup deux verres de vin, qu’il avala d’un trait. Un mince filet rouge glissa lentement de la commissure des lèvres jusqu’à son menton.

— Il faudra que vous allumiez la lampe, reprit-il doucement. Le soir vient tôt… Jadis… Oh ! madame de la Follette, sur les étangs de mon pays… sur les étangs, c’est curieux — le jour n’en finit pas, de mourir — c’est très curieux… et il y a une heure fraîche, très fraîche, la plus fraîche, quand nous menons boire nos bœufs, les belles bêtes. La maison n’est pas loin, au bout du sentier, du sentier qui paraît noir dans les arbres, sous les arbres… C’est le paradis. J’y conduirai mes enfants, mes pauvres enfants… Jugez-en, madame de la Follette… Je connais des femmes qui nourrissent leurs bébés avec des soupes d’épluchures. Il faudrait beaucoup de lait… beaucoup de lait… Il y a du lait qui se perd, madame de la Follette. Il coule à côté du seau, dans l’herbe, une mousse blanche, la rosée l’efface peu à peu. Tant de lait gâché ! Je l’ai dit à la fille de Simon Clos, en revenant de l’école. Sylvie ! Sylvie ! Veille à poser ton seau d’aplomb, ma fille ! Elle a rempli son sabot dans la fontaine, et m’a jeté l’eau à la figure… attrape ! attrape ! en plein sur mon petit tablier neuf… Quoi, Éminence… Éminence, il y a de nos gens qui meurent de faim ! Qu’est-ce que vous voulez que je dise à des gens qui meurent de faim ?

Il remplit de nouveau son verre, le porta en tremblant jusqu’à ses lèvres, puis l’ayant flairé deux fois, le reposa gravement sur la table.

— Hé là ! Hé là ! cria Mme de la Follette.

Elle le vit tourner la tête comme s’il entendait, ou s’efforçait d’entendre, des profondeurs de son rêve, et elle écoutait aussi claquer les gencives dans la bouche vide.

— Voyons ! Voyons ! dit-elle ; vous dormez, s’pas ? C’est embêtant !

Il faisait signe qu’on ne s’inquiétât pas, qu’on le laissât. La vieille main traça dans l’air un signe obscur, puis s’abattit doucement vers la nappe, s’y blottit sur le dos, la paume en l’air, ainsi qu’une bête qui meurt.

— Madame de la Follette, murmura-t-il, vous pouvez sans inconvénient parler plus haut. Je le disais hier à M. l’archiprêtre : un peu de sommeil me suffit, très peu de sommeil. Quelle heure est-il ? Bah ! Bah ! je sais que vous vous effrayez à tort… si ! je vous assure ! Je comprends tout, madame de la Follette, absolument tout. Je vous aperçois très distinctement, la table, le verre… voilà même la nappe que je serre entre mes doigts, comme ça… tenez ! Ainsi ! Qu’il ne soit plus question de cette bêtise… Qu’on n’en sache rien, je vous en prie… Promettez-moi…

— Les yeux ! hurla Mme de la Follette. Il me rendra folle !

Car il venait de lever sa misérable face aux mâchoires infatigables, et deux globes gris, noyés de larmes, virèrent lentement, majestueusement, sous les cils, puis tournèrent brusquement sur eux-mêmes, et découvrirent de nouveau la prunelle hagarde et contractée.

— Mais qu’est-ce qu’il a ? qu’est-ce qu’il a ? gémissait la concierge, dévorée d’une curiosité plus forte que la peur. Qu’est-ce qu’il a, bon dieu de polichinelle !

Elle recula vivement, se glissa le long du mur, y resta collée de tout son corps, les bras étendus, avec un rauque soupir d’attention. Le malheureux prêtre avait saisi les bords de la table à pleines mains, et courbé en deux, jetant les épaules en avant, comme arraché du sol par la suffocation inexorable, sa bouche ouverte mordant l’air perfide, il défendait terriblement sa vie, en gémissant. Elle voyait, sous la sueur, la peau ruisselante se tacher peu à peu de rouge sombre, le nez livide, le hideux ondulement du cou. Un long moment, l’homme et la mort se regardèrent ainsi face à face, front contre front, sans fléchir. Puis la vieille poitrine, comme crevée enfin, s’affaissa, se creusa sous le drap noir, le râle de la gorge s’éteignit, et un dernier haut-le-cœur jeta sur la nappe un petit tas de boue sanglante.

— Le cochon ! mais c’est qu’il est ivre ! pensait Mme de la Follette, ses dix doigts pressés sur ses lèvres, fascinée.

Sans doute avait-elle parlé tout haut à son insu, car la même voix qu’elle eût reconnue entre mille répondit après un silence.

— Non ! je ne suis pas ivre, madame de la Follette… Écoutez plutôt : écoutez bien… Cela va déjà mieux… cela s’arrange… Vous allez… vous irez de ce pas… appeler… retenir un fiacre… une voiture enfin… Immédiatement. J’ai une démarche urgente… excessivement urgente… Indispensable.

— Fait comme vous voilà, tout de même ! dit-elle, rouge de confusion. Reposez-vous. Je vais chercher M. de la Follette… S’il n’est pas là — voyons ! — le collègue du 12 bis ne me refusera pas un coup de main. On vous mettra au lit. C’est le lit qu’il vous faut, sûr et certain.

Elle attendit la réponse, une minute, puis deux, puis trois… Elle vint enfin, articulée avec lenteur, presque un murmure, mais du même ton de douceur inflexible :

— Je ne bouge pas… j’attends… c’est pour éviter une nouvelle crise… par prudence… comprenez-vous ? uniquement. Les forces reviennent… Courez vite retenir une voiture, madame de la Follette… L’abbé Cénabre !…

— Allons donc ! fit-elle. Soyez raisonnable. Ça peut se remettre à demain.

Il était resté à la place même où la noire compagne avait desserré son étreinte, les bras croisés, la face appuyée sur la nappe. Il répondit patiemment :

— Non, non : pas demain, aujourd’hui. Je puis être alité cinq jours, une semaine… qui sait ?… Perdez-vous la tête pour si peu ? N’avez-vous pas honte, madame de la Follette ? Si vous tardez encore… mais j’irai la chercher moi-même, voyons, cette voiture ! Je serai debout dans cinq minutes : je me connais. Ah ! l’âge vient, madame de la Follette ; je dois me ménager. Sinon vous ne me verriez pas si accablé… Ces… ces sortes de crises me sont beaucoup plus familières que vous ne pensez… J’avoue que la… la durée de celle-ci… m’a un peu surpris… étonné… Là… là… là… c’est bon. Me voilà sur pied maintenant.

Elle recula devant lui, en frémissant. Il avançait d’un pas inégal, un bras légèrement tendu, l’autre inerte, sa face marbrée toujours ruisselante de sueur, les joues souillées d’une écume grise qui avait coulé jusqu’à son épaule, les yeux mi-clos. S’écartant pour lui livrer passage, elle le vit chanceler contre le mur, y appuyer ses deux mains, puis il revint droit vers elle, aperçut son propre visage dans la glace, et sourit.

— Je ne suis pas beau à voir, quelle horreur ! dit-il. Mais quoi ! nous ne devons pas juger les gens sur la mine, madame de la Follette… Un peu d’eau fera l’affaire ; il… n’y… paraîtra…

— Hé bien… s’écria Mme de la Follette… Hé bien !… Hé bien !…

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

La voiture fit une brusque embardée vers la droite, ralentit docilement, reprit sa course. Elle allait dans la nuit molle et légère, nouvellement tombée, encore retentissante de la rumeur du jour avant que ne s’éveille le féroce et sourd grondement de la ville nocturne qui ne s’apaise qu’à l’aube. Dans la glace, tour à tour reprise et lâchée, par l’ombre, fouettée de biais à chaque coin de rue par une double gerbe éblouissante, l’interminable route qui presque d’un trait, court du dernier faubourg au cœur de la cité-mère, se déroulait paresseusement, déjà désertée, fenêtres closes. Mais le regard de l’abbé Chevance n’y discernait plus qu’une espèce de danse vaine et cocasse, singulièrement accordée au rythme accéléré de son cœur. Car depuis un moment, quoi qu’il fît pour se reprendre, ce battement monotone, intolérable, l’absorbait tout entier. Ce qui lui restait de vie consciente était comme inexplicablement suspendue au furieux bondissement de ses artères. À peine reformé, au prix d’un effort inouï, dans sa pauvre cervelle confuse, le silence était aussitôt brisé, mis en pièces, émietté, par l’inexorable cadence dont l’imagination affolée répercutait l’écho à travers le réseau douloureux des nerfs. En vain étreignait-il la poitrine sonore, le corps exténué vibrait jusqu’à sa dernière fibre, avec de merveilleuses reprises, des silences étranges, des trous noirs où sombrait d’un seul coup l’angoisse glacée, tout un jeu de feintes subtiles, d’attaques brusques, de rémissions perfides, qui prenait la volonté en défaut, l’épuisait en violences inutiles, l’arrachait de l’âme par morceaux… — « Ce n’est qu’une palpitation, une simple palpitation », répétait-il à voix haute, avec ce doux entêtement qui l’avait si souvent secouru au long d’une vie pleine d’amertume. Mais la parole illusoire, à peine articulée, l’obsession revenait plus forte qu’avant. Bien plus, elle gagnait tous les sens, un par un. Il semblait parfois que le battement ridicule s’accélérât, jusqu’à n’être plus qu’un seul bourdonnement d’abord grave, puis aigu, qui à la limite de l’échelle des sons, crevait en mille bulles d’un rouge aveuglant. L’illusion était si cruelle que le malheureux serrait les doigts de toutes ses forces pour échapper à la tentation de saisir ces globes mystérieux, de les palper, d’éprouver leur résistance élastique. Alors il jetait furieusement sa tête dans l’angle capitonné, implorait, du même gémissement, le silence et la nuit… La résolution qu’il avait prise, l’acte qu’il avait juré d’accomplir, coûte que coûte, l’idée en subsistait sans doute quelque part, dans un coin secret de la mémoire, mais c’était comme une figure voilée ; méconnaissable, immobile dans l’écœurant tourbillon du vertige, et il n’osait d’ailleurs l’interroger de peur qu’elle ne restât muette, qu’elle se détournât de lui en silence, emportant avec elle un bien plus précieux que la vie, à jamais… Ne pas perdre en un moment la chance suprême !… Quelle chance ? La chance de qui ?… Car dans le désordre de sa raison, une humble consolation lui était venue, tombée du ciel, angélique. Il savait, il était sûr de tenir entre ses vieilles mains non pas son propre salut, mais le salut d’autrui, d’un autre homme plus malheureux, plus abandonné que lui-même… Quel homme ?… Ah ! la réponse viendrait à temps ! Il avait oublié le nom, il ne distinguait pas le visage à travers tant de signes étranges, mais il allait vers celui-là ; il courait à son secours, il le presserait bientôt sur son cœur ! Par un phénomène singulier — non pas si rare — le délire partiel laissait intact tel souvenir, telle image récente, tel pan du passé, comme dans un brouillard épais l’arête d’un toit, l’angle d’un mur, une fenêtre solitaire. Mais il était incapable encore de relier ces souvenirs entre eux, selon les lois d’une perspective familière. Ils se présentaient un à un, s’éloignaient de même, reparaissaient tout à coup. Parfois même les mots précédaient la pensée, et il les prononçait machinalement, presque à son insu. Longtemps après — à ce qu’il lui semblait du moins — l’image montait lentement derrière eux, se dégageait à mesure… — « Je devais m’attendre à cela, murmura-t-il. Je m’affaiblis chaque jour, les facultés baissent… baissent… » Puis il revoyait le salon vert Empire du chanoine Degrais, la table, le flacon d’éther apporté en hâte, la mine inquiète du bonhomme, son regard compatissant… il sentait de nouveau la crampe atroce du mollet, la douleur s’irradiant en un éclair jusqu’à la hanche, puis le bruit d’eau courante à l’oreille, et presque aussitôt l’effondrement dans la nuit… Alors, alors seulement, avec effort, il retrouvait le sens des paroles prononcées un moment plus tôt : c’est ainsi qu’il avait répondu à la question anxieuse de son ami, après la longue syncope, en ouvrant les yeux… D’ailleurs la vision précise était déjà dépassée, quittait le champ de la conscience, le cœur furieux sonnait plus fort contre les côtes, la ronde infernale liait et déliait ses anneaux étincelants, le corps allégé, vide, flottait comme un haillon, retenu au sol par la tête énorme, douloureuse, une masse de plomb. Le voilà couché au pied d’un peuplier, en plein midi, ses petits pieds nus hors des sabots, le poing fermé sur le manche du fouet… la vache Muguette promène gauchement son mufle sur sa blouse, il sent sa chaude haleine à travers la toile, il l’écarte d’une caresse, écoute son mugissement, reconnaît l’appel saccadé de la trompe, le ronflement du moteur, la vitre ouverte sur la rue illuminée, sa misérable agonie emportée à travers la foule, parmi tant de visages inconnus… « J’irai à lui… je le trouverai… je lui dirai… J’aurai sûrement la force de dire… L’homme est devant lui, tout droit, tout noir, inflexible… Ah ! quelle pitié ! quelle détresse ! Il était temps !… Si du moins ce cœur pouvait ralentir une minute, une seule minute son galop frénétique — ou qu’il ne l’entendît plus ! — « Non ! je ne paraîtrai pas devant Dieu sans vous avoir donné le baiser de paix… Moi… Moi qui sais… Moi seul ! Je puis vous pardonner en son nom… Ayez pitié de vous ! Je… Je… » Mais les mots se pressent en désordre, puis s’envolent comme un essaim de mouches, tous ensemble, dans un murmure immense… — « Enfin, que me veut-on ? » lui demande l’homme, avec un sourire amical. Alors il rassemble ses forces il tâche de former un cri, un seul cri, dans sa gorge serrée : — « Votre vie ! Votre vie éternelle ! »… Hélas ! c’est sa vie, sa propre vie, sa pauvre vie qu’il sent couler hors de lui, par mille canaux invisibles… Quel recueillement soudain… Quel silence ! Le cœur enragé, lui-même, hésite… va s’arrêter… s’arrête… tout se tait.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

— M’entendez-vous, monsieur ? dit le chauffeur. M’entendez-vous maintenant ?

Car il vient d’entrer par le panneau avant de la voiture, qui a tourné silencieusement sur ses gonds, comme une porte ordinaire. En vain l’abbé Chevance soulève un peu la tête, essaie de jeter un regard à travers la vitre.

— Où sommes-nous donc, mon ami ?

Mais l’autre hausse les épaules sans répondre, prend une bougie sur la cheminée, l’approche, la promène un instant devant les yeux du vieux prêtre, si près que la flamme frôle les cils.

J’aime mieux attendre, dit-il. Je ferai un nouvel essai tout à l’heure.

— N’attendez pas ! supplie l’abbé Chevance. Je suis très pressé : je n’ai pas une minute à perdre. Si votre voiture est en panne, monsieur, aidez-moi plutôt à descendre… Je ne vois pas clairement où nous sommes ? À… À Saint-Germain-des-Prés peut-être ? À Saint-Germain-des-Prés, n’est-ce pas ? C’est parfait. Laissez-moi partir !

Il serre de toutes ses forces le poignet de son interlocuteur, qui de la paume le repousse doucement sur la banquette, en disant :

Je m’en vais me laver les mains. Vous pouvez le laisser libre, à condition de ne pas vous éloigner.

— Merci, ah ! merci… fait l’abbé Chevance, horriblement confus. Mais, monsieur, je dois vous avouer encore… j’ai de mauvais yeux… de très mauvais yeux… Enfin je ne distinguerai sûrement pas le chiffre marqué au compteur. J’ai dormi, monsieur, je m’éveille à peine… Qu’est-ce que je vous dois ?

Il s’éveille en effet. Du moins une part de lui-même, une petite part, et c’en est assez — pour traîner après elle l’autre masse pesante, inerte. Il retrouve peu à peu sa souffrance avec une espèce de joie, une souffrance vraie, efficace, non plus ce rêve affreux. C’est comme s’il se glissait de nouveau, prudemment, humblement en elle, avec des précautions infimes, ainsi qu’on endosse un vieil habit usé, mais fidèle. Tout autre que lui, en une telle conjoncture, avec un courage égal, eût sans doute par trop de hâte, gaspillé en vains efforts ces précieuses minutes. Il n’en a garde. Il a toujours tiré patiemment parti du bon, du médiocre ou du pire. Ce que Dieu refuse est superflu. Ce qui est donné suffit… Déjà il est debout, au bord du trottoir, face au chauffeur interdit.

— Qu’est-ce que je vous dois ?

— Onze cinquante, monsieur. Tarif de nuit.

— Ah !

Le trottoir a l’air de s’enfoncer sous ses semelles, la rue commence à virer lentement de droite à gauche, puis se balance imperceptiblement sur place, comme un navire retenu par ses ancres… Onze cinquante !… Du bout de ses doigts gourds, il tâte au creux de son porte-monnaie, avec une hâte fébrile, il additionne mentalement des nombres et des nombres, sans espoir, pour gagner du temps… Ah ! s’il pouvait seulement, se recueillir une seconde, la tête entre ses mains ?

— Tenez, mon ami, fait-il en tendant sa bourse. Payez-vous ! Je n’y vois plus…

Rien de pis que ces formes convulsives ! répond la voix, mais lointaine, comme entendue à travers la cloison. Ne vous affolez pas ! Je reviens.

Revenez ! hurle à tue-tête l’abbé Chevance. Faites appeler l’abbé Cénabre ! Je le veux ! Il viendra ! Je veux… j’exige !

Mais le chauffeur rejoint sa voiture, à pas mesurés, sans l’entendre, et le pauvre prêtre est bien honteux d’avoir crié si fort. Qu’a-t-il crié même ?… Il ne s’en souvient pas.

Encore un long moment, il resta immobile, à la même place, de l’air d’un homme qui s’oriente avant de prendre parti, mais surveillant du coin de l’œil le lent démarrage de la voiture. Sa détresse était telle qu’il n’eût pas trouvé la force de répondre à une nouvelle question, n’importe laquelle, plutôt mourir ! Pour la première fois de sa vie peut-être, pour la première et dernière fois, là, en plein carrefour, l’ancien curé de Costerel se souvint des humbles délices qu’il avait jadis connues, laissées sans regret, perdues pour toujours. Entre deux angoisses, le vieux corps découvrait enfin la lassitude, et non pas le seul accablement de l’extrême fatigue, mais la molle paresse, irrésistible, le mol étirement de la paresse, pareil à une défaillance de l’âme. Les autobus accouraient de la lointaine gare de Montparnasse, traversaient d’un bond la place déserte, et venaient s’arrêter à deux pas de lui, en rugissant. Il revit la porte du presbytère couleur d’ocre, la courette envahie d’herbes, la niche en ruines du chien, l’étroit couloir sombre et frais, et il sentit — ah ! il sentit surtout — l’odeur de cretonne et de lavande du grand lit de plumes, au fond de l’alcôve. C’est vrai qu’il aurait pu mourir là, si tranquille ! « J’ai été curé de Costerel, jadis… » Il a répété cela tant de fois, comme on rapporte un fait légendaire peu vraisemblable, sans grand espoir d’être cru sur parole… Et maintenant, les mêmes mots reviennent humblement sur ses lèvres, et il n’ose les prononcer, de peur d’éclater en sanglots.

Il se remit en marche à petits pas, longea le parvis, disparut… Mais la brusque solitude de la rue de l’Abbaye lui fit peur, et on revit tout à coup, dans la foule rapide, son étroite silhouette lente et noire. Une minute il resta pensif, face au portail, sans oser lever les yeux, observant sournoisement, avec angoisse, l’ombre des passants sur le mur. Sa tête était de nouveau si douloureuse et si pesante que chaque mouvement brusque lui arrachait une plainte qu’il retenait à peine entre ses dents serrées, épouvanté à la pensée d’être entendu, remarqué, interrogé peut-être… Il gagna ainsi l’angle du boulevard, se glissa le long de la grille du square, Jusqu’à la hauteur du chevet, et là, dans un coin d’ombre, ses doigts noués aux barreaux de fer, appuyant son menton sur les mains croisées, il aspira longuement, bruyamment, de toutes ses dernières forces, le silence du petit jardin.

Démasqué une seconde, le jet d’un puissant phare frappa de biais l’un des vitraux du transept, en fit jaillir une pluie d’étincelles. L’immense muraille de pierre parut frémir de haut en bas, puis se raffermit aussitôt sur son énorme assise et se retournant dédaigneusement vers la nuit reprit avec elle son formidable entretien.

— Mon ami, murmurait l’abbé Chevance, mon pauvre, mon malheureux ami !… Il répétait ses paroles, tout bas, sans y attacher peut-être aucun sens précis, mais elles soulageaient son cœur ; il ne se lassait pas de les entendre. Il était sûr qu’elles finiraient bien par éveiller, lentement, délicatement, au plus creux de la mémoire, ce souvenir rebelle, poursuivi en vain… Pourvu que rien n’en vînt briser la trame légère, à peine affermie, si fragile !… Derrière lui tout était bruit, lumière et mouvement, mais il tâchait de ne pas quitter du regard un petit coin d’ombre, dans un retrait de la pierre, protégé par un maigre et languissant laurier. La terre luisait faiblement tout autour, une herbe grêle perçait entre les cailloux, un vent léger, au ras du sol, y faisait tourner un peu de poussière, silencieusement… « Mon ami ! mon pauvre ami !… » Il se dissimulait de son mieux, pressant la grille contre sa poitrine, s’efforçait d’oublier un moment la ville énorme et vaine à laquelle il avait donné trente ans de son dur labeur, et qui venait lui arracher encore le seul bien qui lui restât, qu’il n’eût pas encore laissé prendre, son humble agonie. Et certes, il n’eût pas songé à la lui disputer, n’ayant jamais rien eu en propre, depuis si longtemps ! Mais ce don suprême était déjà réservé, il n’en pouvait plus disposer sans trahison… Un autre ! un autre !… Ah, tête vide !… Timidement encore, il essayait de refaire, étape par étape, le chemin parcouru, dans l’espoir de retrouver peut-être, à quelque détour oublié, la solution du problème dont sa mémoire exténuée ne parvenait même plus à retenir les termes. Tous les détails de sa chétive aventure se présentaient à la fois, ou se dérobaient pareillement, sur un plan unique, sans aucun lien d’effet à cause, à moins qu’ils ne se déroulassent soudain à contresens, selon l’absurde logique des rêves, et il n’en remontait alors le cours qu’au prix d’une cruelle contrainte. D’ailleurs le moindre obstacle, la moindre difficulté surgie à l’improviste remettait tout en question, l’arrêtait longtemps sur un point futile, jusqu’à ce qu’une image délirante fît dévier d’un coup la pensée, l’engageât dans un nouveau labyrinthe de déductions extravagantes, dont il cherchait laborieusement l’issue. Mais alors même, quand faiblissait jusqu’à l’idée du devoir impérieux, urgent, pour l’accomplissement duquel il allait donner le dernier souffle de sa poitrine, l’élan de sa pitié le portait toujours vers l’ami inconnu, dont le péril surpassait le sien. La pire angoisse, au lieu de le briser, resserrait ce lien fraternel. Le suprême secret du vieux prêtre était un secret d’amour.

À la fin, il cessa de lutter, moins découragé que vaincu. Dans le désordre de la conscience, la volonté, jusqu’à ce moment tendue à la limite de son effort, se relâchait aussi, demandait grâce. Il croyait sentir, sous le pariétal, sa cervelle douloureuse, pareille au moignon d’un membre amputé. Sa faiblesse était extrême. Pour se tenir debout, il devait s’appuyer de tout son poids sur la grille, heurtant des genoux le rebord de pierre. Dégageant ainsi sa main gauche, il l’appuya sur ses yeux, et le plus silencieusement possible, regardant avec terreur croître et décroître au mur l’ombre des passants, il pleura.

Il pleura comme pleurent parfois les enfants, non par lassitude ou dépit, mais seulement parce qu’il faut pleurer, parce que c’est la seule réponse efficace à certaines contradictions plus féroces, à certaines incompatibilités essentielles de la vie, simplement enfin parce que l’injustice existe, et qu’il est vain de la nier… Les lèvres usées retrouvaient d’instinct la même grimace puérile, ses vieilles épaules le même geste d’impuissance naïve, avouée, sans remède. Et c’était vrai qu’il ne pouvait plus rien, ni pour lui-même, ni pour autrui, consommant le reste de ses forces dans une lutte inutile pour ne pas tomber là, donner le dernier scandale d’une agonie publique, parmi les passants curieux. Ce sentiment d’impuissance ineffable, d’humiliation infinie, baignait son cœur. Nulle parole n’eût su l’exprimer, nulle prière même, du moins humaine, n’en eût su porter le témoignage à Dieu, car une telle certitude rayonnait bien au-dessus du misérable corps appesanti, bien au-delà du monde des symboles et des figures. Il ne distinguait plus, à travers ses doigts, qu’un mince filet de lumière pâle, glissant sur la pierre ; mais l’illustre église l’avait déjà reçu dans son ombre, elle était près de lui, familière, ses puissantes racines plongeant au cœur de la ville, indestructible. Que de fois, levé avant l’aube, il l’avait vue, jadis, de ses yeux alors vivants, de son vrai regard d’homme, toute nue et dorée dans le soleil, sévère et pure ! Mais il s’éloignait sans comprendre, parce que si sûr qu’il fût déjà d’être un serviteur maladroit, de petit service, il lui restait au moins la force de ses bras, et que cette force même n’est plus. Il n’est plus rien. Il peut entrer sans effort, comme de plain-pied à jamais, dans la grande simplicité de Dieu.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

— « Retirez la cuvette, dit l’homme aux mains rouges. C’est inutile. Le sang ne coule plus. »

Il essuie lentement ses doigts, un par un, puis se penche tout à coup, tâte gauchement le drap, pour retrouver son binocle.

La fenêtre blanchit à peine. Une bougie brûle encore sur la cheminée. La chambre s’emplit d’une rumeur légère, qui va s’affaiblissant.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Les genoux de l’abbé Chevance heurtent encore rudement la pierre… En vain, il a saisi au vol l’un des barreaux de fer et s’y cramponne. Une dernière secousse le lui arrache des mains… L’immense boulevard lumineux glisse à toute vitesse devant lui, s’arrête brusquement, sans aucun bruit.

Le vieux prêtre a roulé sur le trottoir, se lève, retombe. Personne ne l’a vu. Ce n’est qu’un faux pas… Mais qui donc ? Mon Dieu, qui donc l’a jeté à terre, d’une si rude poussée ?… Une fois, déjà… « J’aurais voulu que vous me bénissiez, dit-il tristement. J’aurais voulu vous demander cette grâce, avant de vous quitter pour jamais… » Ah ! mon Dieu !

Il appuie la main sur sa poitrine, il essaie de ne pas défaillir de joie. Avant de se remettre debout — car il en a désormais la force — il répète les mots sauveurs, et chacune des syllabes magiques rentre en lui avec l’air, la lumière, la chaleur, la certitude, la vie… « J’aurais voulu que vous me bénissiez… J’aurais voulu vous demander cette grâce… » Ce sont les mêmes paroles qu’il a prononcées jadis, il les a reconnues — bien plus ! il se reconnaît lui-même en elles, il se retrouve — intact, délivré, toujours vivant ! Un seul souvenir, mais net, lucide, jailli tout entier hors du rêve, avec ses contours précis, ses repères sûrs dans l’espace et le temps, un seul souvenir a suffi pour déchirer la trame ténébreuse. La mémoire s’en empare, ne le lâchera plus. Sur l’unique point fixe, comme par miracle, elle équilibre en un instant son laborieux et fragile édifice, disperse dans la nuit les images hagardes. Comme tout se simplifie, s’éclaire ! Il allait chez l’abbé Cénabre, lorsque cette crise l’a terrassé. À vrai dire, il n’avait jamais perdu de vue ce point capital : c’était le nom, le nom seul, toujours approché, toujours fuyant… Mais la décision n’en était pas moins prise, irrévocable. Rien — nulle force au monde — ne l’eût détourné longtemps de ce devoir urgent. L’heure est venue, voilà tout. Pourquoi donc aujourd’hui, plutôt qu’hier ou demain ? Qu’importe encore ? Il ne sait pas exactement d’où il vient, mais il sait où il va ; que demander de plus ? « Il m’a appelé, dit-il, j’en suis sûr ! Il m’appelle… » Certains faits qui restent obscurs s’expliqueront d’eux-mêmes… Il revoit la haute silhouette impérieuse sortant de l’ombre, le bras tendu qui le repousse, le jette à terre, si brutalement… « J’aurais voulu que vous me bénissiez… j’aurais désiré vous demander cette grâce… » Il fallait — Dieu a voulu sans doute — que toute résistance vaincue, la raison vacillante au bord de l’abîme se redressât soudain, au seul écho des pauvres paroles sans gloire, mais du moins illuminées de charité. « J’étais fou, murmure l’abbé Chevance, avec un sourire de béatitude… J’avais perdu la tête. Quelle aventure !… » Déjà il traverse le boulevard à petits pas, évite prudemment une voiture, s’émerveille de trouver aux choses un aspect si rassurant, si plausible. Parvenu au coin de la rue Bonaparte, il s’accorde de souffler un peu. Sa soutane a une petite tache de boue qu’il essuie soigneusement, longtemps… Malheur ! dans sa chute, il a déchiré la manche, au-dessus du coude, y porte la main, sent une douleur aiguë, qu’il écrase du bout des doigts, en gémissant…

— Empêchez-le de toucher au pansement, dit quelqu’un, derrière lui.

— C’est un vrai poison, répond Mme de la Follette, Il n’arrête pas de gigoter…

(Pauvre Mme de la Follette !… Mais elle et son ombre s’éloignent déjà, s’effacent. Il est seul.)

La rue est déserte. Tout y invite au repos, au sommeil. Le silence est si profond qu’il doit prêter l’oreille pour entendre le bruit de ses pas : il a l’air de marcher dans du velours. En vrai paysan vosgien, il a toujours pensé d’accord avec ses jambes : à mesure que le corps se brise, l’idée s’allège, perd tout poids matériel, se lève à l’improviste, comme une alouette sauvage… Il allonge encore le pas sans fatigue, il voudrait courir. Jusqu’alors, il n’avait jamais songé à une nouvelle entrevue avec l’abbé Cénabre sans un grand serrement de cœur, et — pour tout dire — une angoisse surnaturelle. Qui pourrait tenir un tel secret sans dégoût ? Qui n’eut rêvé de l’oublier ? « Je suis le seul homme, se disait parfois l’abbé Chevance, devant lequel il puisse rougir. » Et il avait attendu des jours et des jours, puis des semaines, et des mois encore, avec le pressentiment qu’un échec serait irréparable, perdrait à jamais un misérable déjà cruellement humilié. Trop simple pour se croire capable de rien tenter par lui-même, le pauvre prêtre avait seulement espéré quelque signe mystérieux, l’appel si souvent entendu, et à sa naïve stupeur, la miséricorde était restée muette. Loin de les rapprocher, il semblait que les circonstances l’éloignassent de plus en plus du rival illustre qui, après une courte retraite, venait de reparaître dans le monde, non moins libre et audacieux, bien qu’avec une prudence accrue, et ce rien de gravité mélancolique, où ses dévots reconnaissaient la déception d’une grande âme. Mais, pour l’abbé Chevance, ce qui allait et venait ainsi, recueillant son juste tribut d’admiration et d’honneurs, n’en était pas moins une vaine apparence d’homme, un homme creux. Le vrai Cénabre n’était qu’à lui. À lui seul, Chevance, l’aveu arraché au désespoir et à la honte… « J’ai perdu la foi ! » — moins qu’un aveu, un cri, un cri sincère. De ce cri, n’était-il pas comptable à Dieu ? Presque chaque jour, par une admirable intuition de sa charité, il prononçait lui-même les paroles dont il avait horreur, comme s’il eût craint que ne fût oublié le dernier gémissement de l’orgueil terrassé, l’espèce de prière infirme telle qu’on en doit entendre au seuil même de l’enfer, et n’osant toutefois parler ainsi à son maître, il allait jeter ce secret au coin le plus obscur de la chapelle de la Vierge, en tremblant, parce que l’ineffable cœur maternel est incapable de rien refuser. Quelquefois même, dans l’excès de la tristesse, il avait rêvé d’un miracle, que la paix était de nouveau descendue sur le beau front impérieux, enfin courbé… « Je l’aurais revu, se disait-il. Je l’aurais revu ! Il m’aurait lui-même appelé ! » Son expérience des âmes, son humble sagacité ne pouvaient d’ailleurs lui laisser aucun doute : l’homme qu’il avait vu cette nuit-là n’était pas seulement exercé par une tentation ordinaire : il luttait pour la vie. L’issue d’une telle lutte ne saurait être équivoque. « Son premier mouvement, se disait encore l’abbé Chevance, eût été de me demander pardon. » Car il savait mieux que personne qu’il est presque toujours vain d’espérer forcer de telles âmes, ou les reprendre par surprise. Et il avait attendu, patiemment d’abord, puis avec angoisse, luttant seul contre le silence qu’il sentait se reformer autour du révolté, ainsi qu’une malédiction chaque jour plus pesante, seul confident, seul témoin. Sa terreur était de mourir trop tôt, d’emporter avec lui la dernière chance du vaincu, sa possible justification. « Je suis maintenant son unique ami ! » L’évidence de leur commune solitude l’écrasait. D’être lié ainsi, malgré lui, à l’insu de tous, au prêtre célèbre dont il ne prononçait jadis le nom qu’avec une admiration enfantine, de partager — en quelle mesure ? — son redoutable destin, lui avait longtemps paru comme un mauvais rêve, dont il allait s’éveiller. Alors il doutait pour un moment d’avoir vu et entendu. Il s’accusait d’être un homme grossier, sans nuances, que le seul hasard a rendu maître d’un secret quand sa simplicité n’en saurait faire aucun usage. Il se retournait avec rage vers son labeur quotidien, sans pouvoir étouffer l’humble voix intérieure, l’objection naïve, mais inflexible : « Pourquoi n’est-il pas revenu ? Il sait le mal qu’il m’a fait… » Puis, il se jurait d’en finir, se fixait un délai bientôt dépassé, tour à tour frémissant d’inquiétude, ou éperdu de honte à la pensée de tant de suppositions téméraires que l’abbé Cénabre pourrait tenir justement pour autant d’outrages. « Du moins, Dieu ne permettra pas que je meure sans avoir connu mon devoir, et sans l’avoir accompli. » De cette seule pensée, le pauvre prêtre avait reçu quelque apaisement. Mais il croyait l’échéance encore lointaine. Elle était venue.

Elle était venue, et après un court moment de lucidité, il ne le savait déjà plus. De la mort apparue brusquement, ainsi que derrière la vitre un visage amer, il n’avait retenu que cette assurance obscure que toute hésitation n’aurait plus désormais de sens, que la sagesse était d’aller vite, de courir au but, d’un trait, parce que le temps même était mesuré. Sans doute se souvenait-il vaguement d’avoir souffert, souffert à la limite de ses forces, mais il n’eût su dire de quelle souffrance, et il ne se souciait pas de l’apprendre — à quoi bon ? — Il semblait plutôt qu’une excessive douleur, loin de l’abattre, l’avait renouvelé tout entier, purifié, comme si elle eût fait le vide en lui, d’une puissante succion de ses mille petites bouches laborieuses, d’un seul coup. Avec elle, s’était écoulé le passé, quel qu’il fût, bon ou mauvais, qu’importe ? Il restait le présent — mais libre, intact, aussi frais et neuf que s’il n’eût jamais reposé jadis dans le trouble et douteux avenir — et ce présent, c’était en somme le seul Cénabre, vers lequel ses vieilles jambes le portaient si vite, d’un pas étrangement silencieux… Cénabre !

À l’instant même, l’abbé Cénabre ouvrit la porte, et sourit.

Il tenait de la main droite un bougeoir de cuivre, pareil à ceux que Mme de la Follette astiquait chaque semaine. Sa main gauche tendue dans un geste d’accueil paraissait énorme. La petite flamme dansante, rebroussée par le vent, faisait tourner toute l’ombre de la pièce autour de son visage glacé,

— Je vous attendais, monsieur, dit-il. Il est bien tard.

— Permettez ! s’écria l’abbé Chevance, avec une extraordinaire vivacité : je vous attendais aussi ! Voilà longtemps que je désirais reprendre avec vous une… une conversation… interrompue… interrompue malgré moi. Je ne mérite aucun reproche, je n’en supporterai aucun, monsieur. Que cela soit dit une fois pour toutes : c’est une convention entre nous, un simple accord, de gré à gré ! D’ailleurs, s’il n’y avait ici des témoins…

— Êtes-vous fou ? dit sévèrement l’abbé Cénabre. Nous sommes seuls. J’exige que vous vous en assuriez vous-même.

Il referma violemment la porte, éleva le bougeoir au-dessus de sa tête et pénétra dans l’appartement, traînant son hôte à sa suite. Les pièces étaient nues, absolument nues, retentissantes. Chaque pas y soulevait un peu de poussière, vite retombée. À la dernière, l’abbé Cénabre s’adossant au mur, se tint longtemps immobile, en silence. Puis il dit tout à coup, d’une voix égale et triste.

— Si vous le désirez, je vous montrerai la place même où je vous ai jeté à terre, l’autre nuit. Je la connais. Mais vous êtes passé dessus sans la voir, bien que vous soyez un homme juste, exact, et qui tient son compte, au denier près. Néanmoins, notez-le, je ne vous dois plus rien : je vous défie de tirer désormais quelque chose de moi, que vous le vouliez ou non. J’ai vendu mes meubles, mes tapis, jusqu’à mes livres — oui, mes livres ! — vous n’en trouverez pas un seul ici. Je vis dans une extrême pauvreté, monsieur, une pauvreté parfaite, une pauvreté vraiment évangélique. Pourquoi me persécutez-vous ? Oui. Quid me persequeris, Chevance ?

Il marcha vers lui, posa les deux mains sur ses épaules, fixant étroitement son regard sur les yeux du prêtre stupéfait.

— Je vous ai déjà pardonné, Cénabre, fit-il. Vous le savez bien. Comment donc osez-vous parler ainsi ?

L’illustre historien haussa les épaules, avec mépris :

— Je vois que nous ne nous comprenons pas, dit-il sèchement. Vous êtes un petit prêtre raisonneur. Je vous ai désiré des mois et des mois. J’ai fait pour vous ce que je n’aurais fait pour personne. En réparation d’un préjudice de rien, d’un simple accès de mauvaise humeur, je me suis dépouillé de tout, condamné à la misère. Je n’ai même plus d’amis. Je viens de renvoyer le dernier, cette nuit même, afin de vous attendre en paix. Me voilà comme à l’heure de ma naissance, dans un dénuement absolu. Dieu n’est pas plus pauvre que moi.

Il posa son bougeoir sur le parquet, puis se relevant brusquement, il étendit les bras, et étreignit le vieux prêtre en sanglotant. Mais le cœur déçu de l’abbé Chevance se contracta douloureusement dans sa poitrine, et il détourna la tête, sans un mot.

— Vous me haïssez, dit Cénabre, avec un sourire amer. Je le savais. D’ailleurs, j’étais derrière vous, il n’y a qu’un instant et je vous ai suivi jusqu’ici, observant vos pensées. Ah ! cher ami, vous êtes plein de ruse : néanmoins, si je voulais en prendre seulement la peine, je vous déviderais comme un écheveau, brin à brin, tenez-vous-le pour dit. Voilà tout.

Il écrasa du pied la bougie, furieusement, et le dernier son sorti de sa bouche parut happé au vol par la gueule béante de la nuit.

— Non ! non ! gémit doucement l’abbé Chevance, je ne vous crois pas. Je sais très bien que je rêve, il n’y a pas l’ombre d’un doute… Madame de la Follette, je vous prie — j’exige — je vous supplie, madame de la Follette, d’allumer les lumières, toutes les lumières, pas une de moins… Le paquet de bougies est au fond du tiroir… Allongez le bras, madame de la Follette.

— Il a les yeux grands ouverts, dit Mlle de Clergerie. Je crois qu’il parle. Ah ! dites-moi, monsieur, qu’il ne mourra pas sans nous avoir au moins bénis !

— C’est un tempérament prodigieux… véritablement prodigieux… commença l’abbé Cénabre, mais le reste de ses paroles se perdit dans un murmure indistinct.

— Écoutez-moi… où êtes-vous ?… Cénabre ! cria l’abbé Chevance, d’une voix tremblante.

— Cette comédie a assez duré, ne trouvez-vous pas ? reprit le prêtre aigrement. Je pensais argumenter posément, raisonnablement, et depuis un moment, vous vous conduisez dans cette maison honorable comme un insensé. Oui, il faut que vous soyez fou, fou à lier, pour douter un instant que nous soyons seuls ici, alors que le moindre examen des lieux peut vous convaincre de ma parfaite loyauté. Je suppose, cher ami, que vous avez le délire. Mais agonisant ou non, — écoutez bien, Chevance ! — je vous défends de mourir chez moi.

— Oh ! je ne demande pas mieux de mourir, dit l’abbé Chevance. Seulement je vous supplie de ne pas me laisser mourir ainsi, dans ce noir, en aveugle. Que je voie encore une fois, une petite fois, rien qu’une fois, Cénabre ! Que je voie au moins vos yeux ! J’ai toujours été un homme inutile, et me voilà maintenant vide, tout à fait vide, à votre merci. Mais vous savez aussi bien que moi qu’une telle nuit, c’est comme l’enfer.

— Détrompez-vous, répondit l’abbé Cénabre : je poursuis une expérience des plus intéressantes, et voilà pourquoi je ne saurais approuver en aucune façon un absurde entêtement qui menace de tout gâter. D’ailleurs, à vous entendre geindre, il m’est aisé de connaître que votre ridicule santé n’a jamais été meilleure. Vous n’êtes pas plus malade que moi.

Tandis qu’il parlait, l’abbé Chevance s’était mis en marche lourdement, l’oreille au guet, se guidant de son mieux vers la voix. Elle se tut. Alors il enfonça ses deux bras dans les ténèbres, et en retira une main inerte et molle, qu’il pressa sur sa poitrine, en gémissant.

— Laissez ma main tranquille ! grogna Cénabre, moitié riant, moitié fâché. Lâchez-la ! Quel fou !

— Je suis votre ami, je suis votre dernier ami, suppliait le vieux prêtre. Quand vous m’aurez poussé au désespoir, vous y tomberez avec moi. Mon Dieu ! je ne trouverai pas un mot à vous dire, ma tête se perd. Si vous voulez que je ne vous sois pas tout à fait inutile jusqu’à la fin, sortons d’ici. Allons ailleurs, n’importe où, que vous puissiez au moins me voir mourir.

— Je ne le refuserai pas, dit Cénabre, quoi que j’aie de sérieuses raisons de craindre un piège. Et d’ailleurs, cher ami, à supposer que je vous voie mourir, j’ignore quel avantage vous pouvez espérer que j’en tire ? Tout cela paraît bien singulier, bien étrange, pour ne pas dire plus.

Il battit le briquet, souffla sur l’amadou, comme le petit garçon Chevance l’avait fait tant de fois jadis, à la lisière du Pâquis, lorsqu’il allumait son feu de brindilles où il jetait les châtaignes, une à une… Mais la chandelle rallumée n’éclaira que l’angle du mur nu, puis aussitôt après la tête rusée de l’abbé Cénabre, et enfin sa main rose, dont il protégeait la flamme.

— Hé bien ? dit-il.

— Vous êtes un homme dur ! cria l’abbé Chevance, hors de lui.

— J’ai pitié de vous, au contraire, reprit Cénabre. S’il est vrai que vous êtes dangereusement malade, il importe que nous réglions nos comptes, exactement, sans plus tarder. Je suis entièrement à vos ordres.

— Qui vous parle de compte à rendre ? demanda le vieux prêtre, tout tremblant. Vous vous moquez de moi comme toujours. Au point où nous en sommes, Cénabre, vous ne devez plus rien qu’à Dieu.

— Je vous ai jeté à terre, fit l’imposteur d’une voix morne. Je donnerais mille vies pour ne vous avoir jamais touché. Quoi que je fasse, je ne saurais plus me dégager de vous, je suis lié à votre détestable petite personne pour l’éternité, que l’enfer vous écrase.

— Pourquoi maudissez-vous Dieu, imbécile ! bégaya l’abbé Chevance. Pourquoi voulez-vous me perdre avec vous ?

Il s’élança, mais le sol manqua sous ses pieds, et il ne réussit qu’à se traîner sur les genoux, vers la haute silhouette noire impassible.

— Je suis en règle avec Dieu, dit Cénabre, de la même voix sombre. Je me suis dépouillé de tout, mon dénuement est total. Qui n’a rien ne doit rien, je vous prie de remarquer la parfaite correction de mon calcul. S’il me restait la moindre bagatelle, je la détruirais sur l’heure, car il est selon ma nature de détruire plutôt que de donner. Cependant nul n’y pourrait trouver à reprendre, puisque je suis la première victime de mes infaillibles déductions. Ainsi qu’un débiteur insolvable, j’échappe à la justice par l’excès de ma propre misère. Je crois que personne n’a jamais tenu devant Dieu une position plus forte : de ce côté, ma sécurité est parfaite. Et à l’égard de mes congénères, morts ou vivants, je ne serais pas moins irréprochable, n’ayant d’obligation à aucun d’entre eux, vous excepté. Vous seul pouvez me demander compte du seul acte de violence que j’ai commis, j’ose dire du seul acte déraisonnable. Tel quel, si insignifiant qu’on le suppose, il introduit dans une opération délicate, une espèce d’élément irréductible. Votre pardon, pourvu que j’aie la naïveté de le recevoir sans contre-partie, achèverait de la bouleverser de fond en comble, car on ne saurait faire figurer le pardon à un poste quelconque d’une comptabilité bien tenue. Si vous n’étiez pas au monde, petite vipère, je serais désormais hors de jeu.

Il leva le flambeau à la hauteur du menton, et l’abbé Chevance vit, juste entre les yeux fixes et tristes, jaillir une pointe déliée, d’un blanc éblouissant. La flamme aiguë, ténue comme un fil, s’étira brusquement, gagna le front, puis les cheveux, cerna la nuque d’un trait aussi net que le fil d’une lame, et presque aussitôt la tête tout entière se mit à brûler silencieusement.

Avant que le vieux prêtre ait pu faire un geste ni pousser un cri, elle avait perdu toute ressemblance humaine, bien qu’elle parût toujours d’aplomb sur les épaules, et il vit, à sa grande surprise, cette espèce de sphère éclatante se tourner lentement vers lui, s’incliner deux fois comme pour un geste d’adieu. Il n’éprouvait d’ailleurs aucune crainte, mais seulement une lassitude extrême, un alanguissement comparable à celui qui précède le réveil.

L’un de ses bras étendus reposait mollement, il sentait sur l’autre, à la hauteur du coude, la pression d’une main frémissante, et laissant alors retomber sa nuque, il s’aperçut qu’il était couché sur le dos.

— Cénabre ! dit-il doucement, Cénabre !

De la silhouette noire, il ne voyait plus qu’une ombre vague et décroissante, à peine distincte de la pâle lumière qui allait s’élargissant au mur. Puis cette ombre même se dédoubla, et il referma un instant les yeux pour ne pas suivre son cheminement bizarre à travers la pièce où s’éveillait peu à peu le murmure de la vie.

— C’est tout ce que je peux faire : n’en demandez pas plus, fit une voix lointaine qui semblait suspendue dans le vide. Je pense qu’il gardera maintenant sa lucidité jusqu’à la fin.

L’écho de ses dernières paroles se prolongea longtemps, parut s’éteindre pour se ranimer encore, jusqu’à se confondre dans une autre rumeur plus vaste, où finit bientôt par ne plus tinter qu’une seule note, une vibration un peu monotone, mais d’une inexprimable pureté, qui acheva de se perdre elle-même dans la réelle lumière du matin… La chambre tout entière venait d’émerger d’une brume bleue, pareille à une eau impalpable, aérienne, dont le regard atténué du moribond recueillit toute la fraîcheur avant de se poser, à regret, sur les choses familières, et il le retourna aussitôt, avec une plainte déchirante, vers le gouffre limpide de la fenêtre grande ouverte. Alors seulement, quand il eut dilaté une dernière fois sa poitrine, il acheva de soulever ses paupières et fixa longuement, sans la reconnaître, la muraille blême de l’alcôve. Enfin, il aperçut le lit bouleversé, la cuvette posée sur les draps, une tache vermeille, et tout à coup, sa main osseuse, aux ongles cernés de violet, déjà cadavre. L’aube misérable flottait au plafond. L’âcre odeur de la pluie matinale venait jusqu’à lui par bouffées.

Il voyait tout cela, mais d’une vision confuse : ses yeux allaient d’un objet à l’autre, comme s’il eût perdu le pouvoir de commander à leurs muscles délicats, puis ils glissaient de nouveau, insensiblement, vers la baie lumineuse de la fenêtre, où montait le disque pâle du soleil, dans un brouillard floconneux. Cependant, alors qu’il détournait un peu la tête, au prix d’un effort immense, il rencontra ce regard attentif, patient, volontaire, qu’il sentait posé sur lui, depuis des heures peut-être, à travers l’épaisseur de son rêve, et il s’y retint de toutes ses forces, ainsi qu’au seul point fixe dans l’universel écoulement. Même avant que d’y lire quoi que ce fût d’intelligible, il subissait sa douce contrainte, il entendait son appel muet. Le cercle de la vie se rétrécissait à mesure, et il ne restait plus sans doute au centre de la dernière spire que ce reflet pensif, suspendu entre le jour et la nuit, guetteur vigilant à la surface des ténèbres… » Un moment, le silence parut s’approfondir encore, puis se déchira brusquement. Une voix — et non plus un vague murmure — mais certaine, indubitable, dont il reconnut en un éclair le timbre et l’accent, venait d’éclater à ses oreilles. La surprise du vieux prêtre fut telle, et si douloureuse la brutale résurrection de la conscience, qu’il essaya de se jeter hors de son lit sans réussir à soulever la couverture de son faible bras glacé.

— Ne vous agitez pas, disait Mlle Chantal. Dans un instant, vous pourrez parler, j’en suis sûre. M’entendez-vous ?

Il fit signe que oui. Mais il rassasiait d’abord ses yeux du désordre ignoble de la petite chambre, un pardessus jeté en travers de la table, une paire de manchettes souillées de sang, les serviettes éparses, ses pauvres vêtements roulés en boule sur le parquet, un long bas de laine noire pendu à l’espagnolette, et au coin même de la cheminée, les reliefs du dernier repas, le litre vide, un morceau de pain. L’humble désastre de sa misérable vie était là, écrit partout.


— Je vais mourir, ma fille, dit-il.

À ces mots, elle se laissa glisser doucement à genoux, appuya son menton sur ses deux mains jointes, et soutenant toujours le pauvre regard errant de toute la force de ses yeux calmes et fiers.

— Je le crois, fit-elle. Du moins ils l’ont dit. Je suis bien heureuse. Ce matin vous étiez si faible que nous pensions que votre cœur ne battait plus. J’avais tant de fois souhaité de mourir la première, vous souvenez-vous ? et que vous me bénissiez une dernière fois. Mais c’est un grand honneur que vous faites à votre petite fille de la garder près de vous jusqu’à la fin.

— Je vais mourir, répéta-t-il avec une espèce de dureté. Puis il tourna lentement la tête vers le mur et se tut.

Par la porte entr’ouverte de l’étroite pièce que l’abbé Chevance nommait son parloir, un rire discret vint jusqu’à eux, recouvert aussitôt d’un murmure de voix. À chaque bouffée de vent, la bouilloire sifflait et crachotait sur le poêle.

— Désirez-vous que je ferme la fenêtre ? Avez-vous froid ? demanda Mlle Chantal.

Elle le vit remuer péniblement la langue, rejetant à petits coups une salive épaisse. Et presque aussitôt l’air roula dans sa poitrine. Mais il fit un geste de surprise, serra violemment les mâchoires, et le râle cessa.

— Qu’est-ce que j’ai ? fit-il après un nouveau silence. N’y a-t-il rien à tenter ?

Une longue minute, Mlle Chantal le regarda fixement, sans parler, d’un air d’étonnement inexprimable.

— Je vais appeler le médecin, dit-elle. Il est dans votre parloir, avec papa.

Mais le moribond l’arrêta d’un regard impérieux, reprit sa rumination bizarre, et prononça enfin quelques mots dont elle n’entendit que les derniers :

— … personne… vous seule… je veux savoir.

Elle hésita, les sourcils froncés, son mince visage tendu et comme vieilli par une révélation intérieure, l’imminence d’une découverte si déchirante et si pathétique que toute candeur parut s’effacer instantanément dans ses yeux sombres.

— C’est une crise d’urémie, dit-elle enfin avec lenteur, tenant sa bouche au plus près de l’oreille de l’abbé Chevance. Vous avez déliré cette nuit. Vous m’avez demandée sans cesse, et aussi M. Cénabre, peut-être ? On a prévenu papa vers six heures. Nous avons ramené ici notre médecin, le docteur Glorieux.

Elle recueillit ses forces, et ajouta non moins distinctement :

— Il dit qu’il y a peu de choses à tenter désormais, que vous serez bientôt devant Dieu.

Il parut ne pas entendre, mais l’oreiller se creusa un peu plus sous la nuque, et l’air roula de nouveau dans sa poitrine. Puis comme la première fois, ce râle cessa subitement. L’abbé Chevance venait de tourner les yeux vers l’entrée de son parloir, et les reportait sur Mlle de Clergerie avec une expression indéfinissable de terreur et de volonté.

— Je vous comprends, dit-elle à voix très basse. J’y vais.

Elle traversa la chambre, glissa la tête par l’entrebâillement de la porte, la ferma, et revint s’agenouiller à la même place, sans aucun bruit.

— Je crois qu’ils dorment, murmura-t-elle. Votre concierge a prêté deux grands fauteuils. Ils ne nous ont pas entendus. Que désirez-vous encore ?

— Rien, dit-il.

Les épaules se déplacèrent par petites secousses maladroites, puis il s’immobilisa, les paupières closes. L’affreuse détente de tous ses muscles fut visible sous le drap, et le râle qui sortit de sa gorge n’avait plus l’accent d’aucune plainte humaine : il était le creux soupir d’une bête harassée. Mlle de Clergerie cacha son visage dans ses mains.

— Est-il vrai que vous n’ayez rien à me dire ? demanda-t-elle. Rien ? Êtes-vous mécontent de moi ? Ne recommanderez-vous pas votre fille à Dieu — tout à l’heure — dans un moment ?

Elle se tut, prêta l’oreille, appuyant fortement sur ses yeux ses dix doigts réunis, dans un geste d’angoisse enfantin. Elle n’entendait que le même gémissement monotone tour à tour aigu ou grave, mais il s’accéléra tout à coup, et les paroles en sortirent une à une, mêlées au barbotement des artères, dans les poumons noyés.

— Je ne veux pas… disait-il. Je ne veux pas… Je… ne… veux… pas…

— Quoi donc ? fit-elle.

— Je ne voudrais pas mourir, ma fille, reprit-il distinctement.

Elle baissa les mains, le regarda bien en face, avec une curiosité candide, plus terrible que le mépris. La voix n’était qu’un souffle, et elle en devina plutôt qu’elle n’en perçut l’extraordinaire âpreté. Dans le visage gris, une rougeur dessina un moment le relief des joues, puis s’effaça.

— Mon Dieu ! dit-elle naïvement, est-ce donc si difficile ? Je ne le croyais pas. Ils m’assuraient que vous ne souffririez plus, que la phase délirante était passée, que sais-je encore ? Si, si, je vous jure ! Une agonie très calme, très douce, très lucide, c’est ce qu’ils ont dit. Songez donc ! il ne faut qu’un peu de patience. Parlez-moi, cela vous aidera. J’ai l’oreille fine, souvenez-vous. Si vous remuez seulement les lèvres, je comprendrai. Pensez qu’ils peuvent entrer d’un moment à l’autre, et d’ailleurs, je devrai bien finir par les appeler : nous n’avons plus en ce monde, vous et moi, que ces pauvres petites minutes. Ai-je tort de vous les demander ? Êtes-vous fâché ?

Elle tenait dans le sien le regard du vieux prêtre, elle essayait de plonger jusqu’au fond. Mais elle n’y lisait toujours qu’une obstination inflexible, qui ressemblait à la stupeur. Alors, elle prit délicatement la main déjà raidie, la plaça doucement sur son front.

— Bénissez-moi du moins, dit-elle. Cela vous fera du bien. Bénissez-moi comme vous l’avez fait tant de fois, une fois encore, une fois pour toujours.

Elle sentit les doigts glisser de sa tête à la nuque, sans plier, comme cinq petites spatules de bois.

— Taisez-vous, souffla le moribond. Vous ne pouvez me tirer d’ici, ni vous, ni les autres. À quoi bon ? Il est dur de mourir, ma fille.

— On ne meurt pas volontiers, ajouta-t-il, après un silence.

Elle essaya encore bravement de sourire, les yeux pleins de larmes.

— Vous ne m’avez pas bénie, dit-elle. Me refuserez-vous cela aussi ?

— Que vous importe ? répondit-il sèchement, d’une voix soudain raffermie. Quel prix pouvez-vous bien attacher à la bénédiction d’un homme qui ne sera plus demain que de la terre ? Pourquoi ne me laissez-vous pas finir en paix ? Qu’auriez-vous à me donner, ma fille ?

— Je voudrais vous donner ce que j’ai, dit-elle doucement, ce que vous aimiez si fort, et dont je n’ai plus besoin maintenant — je n’en aurai jamais plus besoin, jamais — ma joie, ma pauvre joie qui vous plaisait. Je vous ai toujours obéi sans peine, comme vous désiriez l’être, avec allégresse. Et après tout, il est bien possible que cette allégresse fut vaine, mais quoi ! N’est-ce pas vous qui vous étonniez un jour des grandes choses que Dieu sait tirer pour lui seul du rire d’un petit enfant ?… Peut-être est-il bon aussi que j’apprenne à ménager la merveilleuse espérance dont je croyais la source intarissable, que je prodiguais sans y songer, follement, comme un présent de nul prix. L’espérance, après tout, c’est la parole divine, et la parole divine est à la fois suave et terrible. J’ai trop souri à la mort, ainsi qu’à tout le reste : il est juste que je voie aujourd’hui son vrai visage. Je l’ai vue. Je l’accepte ainsi, telle que vous me l’avez montrée : je la reçois véritablement de votre main… Et maintenant… Et maintenant… comment vous dire ?… Maintenant je vous supplie de n’être plus qu’heureux… heureux comme j’étais heureuse, ce matin, en vous regardant dormir, si calme, déjà hors de notre présence, à moitié dans l’ombre et à moitié dans la lumière. Ne vous détournez pas de moi ainsi, pour toujours, sur une dernière parole de tristesse. M’entendez-vous ? Après Dieu, c’est à vous que je devais ma joie, vous dis-je. Reprenez-la. Daignez la consommer tout entière, d’un seul coup, seulement pour franchir ce petit passage. S’il vous plaît de me laisser dans le doute, ne m’épargnez pas. Mais s’il est vrai que… par impossible… vous ayez besoin de moi, il me semble que je trouverais le moyen de vous être utile, peut-être… si vous vouliez du moins… Le voulez-vous ?

Il fit signe qu’il ne pouvait parler, porta peu à peu la main jusqu’à sa bouche, l’appela sa fille du même regard impérieux. Alors, d’un coin du drap, elle essuya les lèvres collées par l’écume, pressa légèrement les doigts sur les mâchoires contractées.

— Il ne vous est pas bon de me regarder mourir, dit-il enfin. Cela ne vaut rien. Cela ne vaut rien du tout. Allez-vous-en !

— Je m’en irai donc ! dit-elle. Ne parlez plus. Réservez un peu vos forces. Nous avons fait demander le curé de Saint-Paul, ce matin, à cinq heures. Son vicaire de garde est venu vous donner l’extrême-onction. Mais il a promis de revenir lui-même, dès que vous auriez repris connaissance. Je puis le faire prévenir : notre voiture est à la porte.

— Non ! dit l’abbé Chevance.

— J’irai donc chercher qui vous voudrez, fit-elle sans oser élever la voix, n’importe où. Le docteur prendra ma place. J’ai déjà trop tardé à l’appeler.

Il la regarda, et son visage roidi reprit un moment son expression ancienne de candeur et d’humilité. Elle comprit qu’il lui donnait ce dernier regard, et qu’elle n’avait plus rien à lui demander en ce monde.

— Vous êtes un enfant, dit-il. C’est ma faute. Je l’étais aussi. Je dois entrer dans la mort comme un homme, un homme vraiment nu. Je ne suis même plus un pécheur, je ne suis rien qu’un homme, un homme nu. N’essayez pas de trouver un sens à tout ceci. Il n’est pas bon d’approcher trop près d’un moribond tel que moi. Arrachez-moi de votre cœur, ma fille, jetez-moi ainsi qu’Il m’a jeté lui-même, sans daigner se retourner encore une fois vers son serviteur humilié.

Elle le vit hésiter une seconde, comme s’il eût livré à regret, par force, une parole inintelligible pour tout autre, impossible à partager avec les vivants.

— Marie, dit-il, servante des mourants.

Puis il referma les yeux, et après avoir lentement, patiemment, rempli d’air sa poitrine, il reprit sans lever les paupières, avec une espèce de confusion qui fit monter un peu de sang à ses joues :

— Je voulais vous prier d’amener ici Monsieur… Monsieur l’abbé Cénabre, car je désirais recevoir une dernière absolution de sa main. Cela n’est plus possible. Il ne me paraît pas convenable de le déranger inutilement. Veuillez aussi m’excuser auprès de M. le curé de Saint-Paul. Voilà ma fin.

La couverture qu’il étreignait de ses dix doigts eut une ondulation imperceptible, puis se creusa. Elle le crut mort. Et tout à coup sa voix s’éleva de nouveau, extraordinairement haute et claire.

— Ma petite fille, dit-il, j’ai pris ce que vous m’avez donné.


Alors seulement elle s’aperçut qu’elle tremblait, d’un tremblement convulsif, intolérable. Dès qu’elle voulut le réprimer, il redoubla. Ce n’était pas la crainte, et non plus la pitié, c’était cela ensemble et quelque chose de plus, qui ressemblait à une satiété surnaturelle, à l’écœurement de l’âme elle-même. Depuis l’aube, elle veillait amoureusement cette agonie, attendant d’elle on ne sait quoi de plus céleste, un signe divin, pour lequel elle avait tenu ouverte son âme claire, et une déception inattendue, imprévisible, faisait pénétrer son amertume, irréparablement, à la source ignorée de sa joie. Elle n’y put tenir : elle se dressa, toujours tremblante, sa tête lumineuse baissée vers la terre, dans un solennel silence. Nulle parole ne sortit de ses lèvres, car elle venait de se placer en chancelant au-dessus de toute parole : toute parole eût désormais menti. Ce moribond avait été son espérance, son honneur, sa fierté, la chère sécurité de sa vie, et elle les perdait à la fois. Il s’enfuyait à la dérobée, comme un voleur. Qu’importe ! Le doute perfide avait passé sur elle, mais il l’eût tuée sans la ternir. Elle se tenait devant Dieu, aussi dépouillée qu’aucune créature, mais inébranlable dans sa volonté d’accepter sans réserves, de subir sans se plaindre. À cet instant décisif, son grand effort n’allait qu’à se placer humblement pour que le coup divin fût porté à fond, commodément, jusqu’au cœur. Timidement, sa petite main blonde alla chercher à tâtons, sur la poitrine de son vieil ami, le battement ralenti, à présent presque imperceptible, et sans un mot, elle reçut innocemment, elle fit sienne, elle épousa pour l’éternité la mystérieuse humiliation d’une telle mort.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

— Chantal, disait le soir même M. de Clergerie après une telle épreuve, la plus grave que tu aies connue, et qui va retentir sur ta vie tout entière, je pense que la nécessité s’impose du choix d’un conseiller ferme et sagace, d’un véritable clinicien des âmes. Je t’avoue que la volonté de l’abbé Chevance m’apparaît désormais clairement. Ce n’est pas sans raison que nous l’avons entendu prononcer si souvent le même nom dans son délire ! Pour moi, il te confiait à l’abbé Cénabre. Je parlerai dès demain à ce cher ami. Puisses-tu occuper dans ce cœur incomparable, si discret, si méconnu, la place laissée libre par la mort absurde, incompréhensible, de ce pauvre petit fou de Pernichon !


fin


La suite de ce roman paraîtra sous le titre :
LA JOIE