L’Impôt progressif sur le capital et le revenu/7

CHAPITRE vii

L’impôt progressif, correctif nécessaire de l’usure moderne admise en principe


L’ancienne législation juive n’admettait pas le prêt à intérêt entre juifs et nos législations européennes, jusqu’au dix-huitième siècle, ne l’admettaient pas non plus. Ces sociétés étaient fondées sur le principe très conservateur et très favorable au travail, du prêt sans intérêts : mutuum date nil inde sperantes. Notre société moderne ayant admis le prêt à intérêt, principe à mon avis, désorganisateur et spoliateur du travail, en ajoutant au capital une puissance qu’il n’a pas lui-même, il est nécessaire de donner à cette société, comme correctif et comme contrepoids, le principe de la progression de l’impôt. À défaut de ce correctif, la force des choses amènera, d’une façon automatique, la possession de la richesse générale par quelques détenteurs seulement ; ceux-ci, ayant ainsi en mains ce qui, en définitive, fait vivre une société, tiendront sous le joug de la nécessité et des besoins la totalité de la nation. Et ce résultat s’acquiert plus vite qu’on ne le suppose. Avec notre organisation sociale, ou, plutôt, notre désorganisation actuelle, on a vu, en moins d’un siècle, certaines familles arriver, par la spéculation, l’agiotage, le jeu de bourse, l’usure légale ou illégale, à posséder un capital de cent millions par exemple. En admettant, contre toute probabilité, car la soif de l’or est insatiable, que le possesseur de cette masse d’or, la prête à 3%, ce qui donne trois millions à la fin d’une année ; 30 millions en dix ans, 300 millions en cent ans, et même plus d’un milliard, avec l’intérêt composé, voilà une famille qui devient, par ce fait, à peu près maîtresse des destinées de toute une population qui lui paie cet effrayant tribut. Et ce tribut ne ferait qu’augmenter, si, à titre de correctif de cette pompe aspirante, la loi n’empêchait pas l’épuisement de la masse, par la progression de l’impôt qui ne fait que répondre à la progression mathématique du capital.

Pour peu que l’on pousse à fond l’examen des causes cachées de l’état d’anarchie de notre société économique, on trouve que c’est le prêt à intérêt qui a le plus efficacement démoli l’édifice social. Il a modifié tous les rapports entre le travail d’une part et le capital d’autre part, devenu infiniment plus puissant entre les mains de celui qui le possède. Les anciens arguments en faveur de la proportionnalité de l’impôt étaient acceptables, quand il y avait aussi proportionnalité entre le capital et le travail. Aujourd’hui, il n’en est plus ainsi. Le capital, avec son intérêt, est devenu progressif. À son tour, pour rétablir l’équilibre, il est utile d’instituer un nouvel élément de combat au profit du travail. C’est dans l’intérêt, dans l’usure légale, ou non légale, que se trouve la force aggravée du capital : in fænore venenum. Le contrepoids ou contre poison est dans l’aggravation correspondante de l’impôt. L’intérêt a mis une arme perfectionnée entre les mains de l’armée capitaliste ; il faut donner à l’armée du travail un bouclier qui puisse la défendre ; c’est l’impôt progressif. Une législation ne doit pas avoir pour but de faire quelques millionnaires, mais d’amener à l’aisance, à la culture morale et intellectuelle, le plus grand nombre possible de citoyens.

La présente brochure ne comporte pas un développement historique sur l’usure. Rappelons seulement que celle-ci était condamnée comme une faute, presque un crime, par Moïse, par Jésus-Christ et, depuis, par la législation canonique positive jusqu’à la fin du XVIIIe siècle.

St-Augustin la condamne, il l’appelle le meurtre des pauvres, même quand elle est dans les limites permises par les lois romaines. Le concile de Tours dit que l’usure est détestable. Il faut prêter, dit-il, comme on fait l’aumône, non à son profit, mais pour le bien de l’indigent ; alors le prêt se fera selon son véritable esprit et la société n’en ira que mieux. Jean Chrysostôme, évêque de Constantinople, qui vivait dans cette société bysontine presque aussi corrompue que la nôtre par l’argent et par l’usure, reproduit l’argument, qu’Aristote tirait de la stérilité de l’argent : « Quoi de plus déraisonnable, dit-il, que de semer sans terre, sans pluie, sans charrue ; aussi, tous ceux qui s’adonnent à cette damnable agriculture n’en moissonnent que de l’ivraie. Retranchons donc ces enfantements monstrueux de l’or et de l’argent ; étouffons cette exécrable fécondité. St Paul ne dit-il pas : la piété, avec une honnête médiocrité est un grand gain. » Les papes, les Pères de l’Église, les conciles, ne cessent de tonner contre l’usure. Bossuet, dans son Traité de l’Usure, semble lui donner les derniers coups ; enfin, Montesquieu la critique à son tour quelques années seulement avant que l’influence des physiocrates, des encyclopédistes et des financiers, possesseurs de la richesse métallique, fasse assimiler l’argent à une marchandise comme une autre, et considérer l’usure comme la juste rémunération d’un service rendu.

La suppression de l’intérêt, c’est-à-dire de l’usure, est-elle possible aujourd’hui ? Personne ne le pense, parce que tout le mécanisme économique moderne repose sur cette institution qui a force de loi à peu près partout. Observons toutefois, qu’elle n’est pas pratiquée en Chine ; et que si les Juifs l’observent largement envers les goym, ils l’évitent entre eux, ce qui explique peut-être l’étonnante durée de ces deux peuples, malgré les révolutions extra ordinaires qu’ils ont subies.

Mais, si la suppression totale est impossible, ne pourrait-on pas réduire au moins le taux légal et conventionnel de l’intérêt, à 2 ou 2,50, par exemple, par un nouveau progrès dans le sens de la justice. Les civilisations et les siècles passés ont déjà donné des exemples de ces réductions successives, sans attendre même cette diminution forcée de l’intérêt par la plus grande abondance des capitaux. Cette réduction obligerait certainement le capital monétaire à s’employer plus directement et plus utilement dans le sens des grands travaux nécessaires pour perfectionner l’agriculture, l’industrie, les moyens de transport, enfin pour améliorer la position pécuniaire et économique de la classe si nombreuse des travailleurs et employés. Cette réduction, qui pourrait être graduée sur un certain nombre d’années, ne bouleverserait pas plus les situations acquises par les réductions précédentes, et notamment les conversions des rentes d’État. Ce qui s’est fait entre l’État et les particuliers, pourquoi ne pourrait-il pas se faire entre les particuliers eux-mêmes ? Les effets seraient tout aussi favorables.

Il faut retourner à la terre, disent nos économistes et tout récemment M. Méline. Conseil excellent. Mais à quelle terre faut-il retourner et dans quelles conditions ? Est-ce à la terre dont le produit est dévoré par l’impôt ? Est-ce à la terre dont le propriétaire rentier exige un fermage trop souvent supérieur au produit, pour peu que les accidents si fréquents dans la culture ne viennent à diminuer la récolte.

Et puis, le nouveau cultivateur, propriétaire ou fermier, d’où viendra-t-il ? d’une usine, d’une industrie urbaine, où la famille, s’il en a une et lui-même ont contracté des goûts et des habitudes incompatibles avec la vie rurale.

Tous ces conseils sont faciles à donner et forment un beau sujet de dissertation presque poétique. Mais, les dures nécessités de la vie réelle sont là, qui mettent un obstacle infranchissable dans la réalisation de ce rêve économique. L’expérience a prouvé que les populations rurales, une fois déracinées du sol n’y reviennent plus. Les conditions physiques du corps elles-mêmes, semblent s’y opposer. Il faut un temps très long, un demi siècle peut-être, pour reconstituer une population agricole ; non pas avec un élément étranger, mais en favorisant la multiplication des familles qui n’ont pas abandonné la terre, en arrêtant surtout le mouvement de désertion qui semble grandir chaque année davantage.

Et ce n’est pas seulement en diminuant et même quelquefois en supprimant tout à fait la charge de l’impôt qu’il est possible d’obtenir ce résultat. Il faut que le propriétaire rentier de la terre, comprenne mieux son devoir dans la situation actuelle. Quand un paysan sans fortune débat avec ce propriétaire les conditions d’un bail de sa terre, est-ce que l’égalité règne entre eux. L’un est riche et peut attendre, l’autre est pauvre et n’ayant aucune autre industrie où il puisse gagner sa vie, il est obligé d’accepter les conditions souvent très dures que cette inégalité permet au premier de lui imposer. Voilà ce que la loi sans doute ne peut pas régler entre ces deux contractants. Mais, si ce n’est pas une loi positive qui puisse mettre une limite aux exigences du propriétaire, il devrait comprendre que son propre intérêt et la durée de sa fortune exigent de rendre meilleure la situation de ce cultivateur afin de le retenir dans cette dure profession sans le travail de laquelle cette terre cesserait de lui fournir le revenu sur lequel il compte.