L’Impôt progressif sur le capital et le revenu/6

CHAPITRE vi

Nécessité d’affranchir le travail, et d’imposer davantage la richesse


Ducunt rolentem fata, nolemtem trahunt (Sénèques d’après Saint Augustin ; Cité de Dieu. Livre V. chap. VI.)

Si le lecteur a bien voulu nous suivre dans l’exposé des faits qui précèdent, il a dû se poser cette question : Comment sortir de cette confusion des choses, de ce déclassement universel des individus, de cette bataille de tous les jours de chacun contre tous ? Nous avons étudié surtout les deux éléments les plus fréquents et, en même temps les plus nécessaires d’une société : le travailleur des champs et le travailleur de l’industrie, ces deux chevilles ouvrières de toute grande civilisation. Nous les avons trouvés dans un état voisin de l’esclavage antique ou du servage qui a suivi la chute des civilisations grecque et romaine. Le machinisme moderne qui devait affranchir l’homme en le débarrassant de la partie la plus matérielle du travail, l’a rejeté, au contraire, sous le joug plus moderne de la forme actuelle de la richesse, le capital argent ; celui-ci, par l’usure qui s’y est attachée et qui est devenue légale, exerce une puissance aussi tyrannique qu’a pu l’être la puissance du patriciat romain ou du féodalisme européen armé du capital terre.

La richesse, avec son rôle providentiel, n’est plus appliquée et n’est même plus comprise. Elle est devenue, entre les mains de quelques-uns, non plus un moyen de venir en aide à peu près gratuitement au travail, mais le plus puissant moyen qui fût jamais, de s’agrandir indéfiniment en l’exploitant. Toute l’intelligence du capitaliste, isolé ou associé, se borne à faire fructifier son capital avec le produit, non de son propre travail, mais du travail des non-capitalistes.

Par une sorte d’égoïsme traditionnel, peut-être par inintelligence de ce qui est juste, ce genre d’exploitation a fini par paraître absolument naturel, où nous en sommes arrivés, au commencement de notre vingtième siècle, après l’abandon du précepte de mutualité tombé en désuétude, disparu du texte de nos lois.

Comment rentrer dans le vrai droit ?

Est-ce en renversant complètement, notre état économique sans transition, du jour au lendemain ? c’est impossible.

C’est le temps, aidé de l’égoïsme humain, qui a déformé l’état social, le droit de propriété basé sur la justice et le travail ; c’est aussi le temps qui doit être le facteur nécessaire, avec le véritable esprit de fraternité, pour rétablir la société sur une base plus solide.

Limitons la puissance formidable de l’usure en lui demandant par l’impôt une part de plus en plus grande, à mesure qu’elle accumule davantage. Ce sera le commencement de la réforme. On enlèvera par là, à l’avidité insatiable de quelques uns, le moyen actuellement trop facile d’empêcher le travailleur d’arriver à la possession de cette fraction de capital et de cette indépendance que son travail devrait lui procurer.

Tous les hommes, tous les peuples seraient tranquilles sur la terre s’ils n’avaient à lutter que contre les difficultés qu’oppose la nature elle-même. La force que la Providence a donnée à chacun d’eux lui suffit dans cette lutte. Mais si les difficultés sont encore aggravées par celles que la législation elle-même peut y ajouter, la lutte n’est plus possible ; la liberté et l’égalité ne sont plus que de vains mots.

L’usure n’a pas son origine dans le droit naturel ; elle est le produit d’une législation qui s’est éloignée de ce droit naturel. Elle est l’adversaire du droit de propriété.

Le travail exploité par le capital, c’est-à-dire l’usure, voilà le danger.

Pour le conjurer, au point de vue qui nous occupe, trois mesures législatives nous paraissent indispensables :

1o Tenir compte, dans la répartition de l’impôt, de la situation personnelle du contribuable ; de là, nécessité d’exempter de tout impôt le revenu nécessaire à lui et à sa famille, et de déduire le passif pour la fixation du capital et du revenu imposables.

2o Réaliser le problème de la vie à bon marché, en dégrevant d’impôts tous les objets de consommation, sauf l’alcool et le tabac jugés plutôt nuisibles qu’utiles. Ces impôts atteignent près de 300 millions, payés indistinctement par tous, en conséquence par les travailleurs infiniment plus nombreux que ceux qui composent les autres classes sociales.

3o Imposer la personne d’après son capital et son revenu, après les déductions ci-dessus, en augmentant avec sagesse la proportion mathématique à mesure que progressent le capital et le revenu.

Si, jusqu’ici, ces dispositions sont plus difficiles à introduire en France qu’elles ne l’ont été dans les nombreux États où elles fonctionnent à la satisfaction générale de la classe qui travaille, et où elles apaisent les luttes sociales, cela tient peut-être à ce que les possesseurs de la richesse sont plus égoïstes, ou à ce qu’ils comprennent moins bien leur véritable intérêt.

En introduisant ces éléments dans l’ensemble des lois fiscales, on se rapprochera du vrai droit, on rendra au capital son rôle utile, providentiel, en permettant à tous les membres de la société de jouir plus facilement des bienfaits de la propriété privée, reconnue par toutes les législations, les philosophies et les religions, comme le principe fondamental de toute civilisation.

Sous quelle forme le remplacement de quelques-uns de nos impôts doit-il se produire ? Qu’on établisse une sorte d’income-tax comme en Angleterre, s’adressant seulement aux revenus élevés, ou, comme en Prusse, et à Zurich, un impôt sur le revenu très rigoureusement surveillé, ou bien un impôt se prêtant davantage à certaines facilités bienveillantes comme en Autriche, en Italie, dans d’autres cantons suisses : peu importent le nom et le mode d’application. L’essentiel est de prendre en considération les habitudes nationales, les intérêts divers qui se trouvent en jeu, et de faire disparaître au plus tôt de notre législation, les charges écrasantes qui grèvent sous les formes les plus variées la petite et même la moyenne propriétés, au point de les empêcher de se former et même de se maintenir, là où elles existent encore.

En transformant en impôt progressif et personnel sur le revenu et sur le capital les 840 millions d’impôts que nous indiquerons, il restera encore près de trois milliards d’autres impôts auxquels continueront à contribuer le travail et la petite propriété, sous les formes diverses qu’affectent ces impôts. C’est bien suffisant pour rassurer nos millionnaires, effrayés à la pensée que les prolétaires seraient exempts de toute contribution. La réforme doit donc être proposée, au moins pour le remplacement de ces 840 millions d’impôts. Elle ne présenterait aucune utilité sérieuse, si on la restreignait aux quelques contributions comprises dans les projets soumis à notre parlement.

Quant aux difficultés d’exécution, je crois avoir démontré qu’elles sont bien loin d’atteindre celles que présente la perception de la plupart de nos impôts actuels ; ceux-ci rendent nécessaire, en effet, l’intervention d’un personnel bien plus nombreux, ce qui entraîne des frais plus considérables. La simple suppression des impôts indirects donnerait congé à plus de vingt mille fonctionnaires et rendrait la vie plus aisée a plus de dix millions de travailleurs.

La préoccupation de la lutte entre la richesse et le travail n’est-elle pas admirablement rendue dans ce passage d’un sermon de Bossuet prononcé le 9 février 1659 au séminaire des Filles de la Providence : « Les pauvres ont leur fardeau, et les riches aussi ont le leur. Les pauvres ont leur fardeau, qui ne le sait ? Quand nous les voyons suer et gémir, pouvons-nous ne pas reconnaître que tant de misères pressantes sont un fardeau très pesant dont les épaules sont accablées ? Mais encore que les riches marchent à leur aise et semblent n’avoir rien qui leur a pesé, sachez qu’ils ont aussi leur fardeau. Et quel est ce fardeau des riches ? Chrétiens, le pouvez-vous croire ? ce sont leurs propres richesses. Quel est le fardeau des pauvres ? C’est le besoin. Quel est le fardeau des riches ? C’est l’abondance. Le fardeau des pauvres c’est de n’avoir pas ce qu’il faut, et le fardeau des riches c’est d’avoir plus qu’il ne faut. Onus paupertatis non habere, divitiarum onus plus quam opus est, habere. »

Et l’orateur termine ainsi : « Les riches reconnaîtront un jour que les richesses sont un grand poids et ils se repentiront alors de ne pas s’en être déchargés. »

Ce n’est plus la religion qui vient aujourd’hui demander aux riches de partager le fardeau de leur abondance avec le fardeau du besoin des pauvres. C’est à leur raison, c’est à leur propre intérêt que la justice s’adresse : « Prenez au moins à votre compte cette part de l’impôt qu’une loi trop rigoureuse fait supporter aujourd’hui par le nécessaire du pauvre ; prenez-la sur votre superflu pour lui laisser indispensable ; souvenez-vous que, sans son travail, votre capital terre serait aussi stérile que la pierre et que votre capital or ne vaudrait pas même du plomb. »

On ne se doute pas de l’importance capitale que peuvent avoir pour l’état économique et politique d’un pays, la loi civile sur l’intérêt d’argent et l’usure et la loi fiscale sur l’impôt. En moins d’un siècle, suivant que ces lois sont dirigées dans un sens ou dans un autre, une nation peut arriver à une organisation très solide du droit de propriété ou être livrée sans défense possible aux entreprises financières de quelques douzaines de mercantis étrangers ou nationaux. Ce n’est pas une aristocratie qui s’est ainsi formée, un choix parmi les meilleurs, jouant souvent un rôle utile à tous ; c’est une association d’agioteurs ambitieux, habiles, avides, n’ayant contact avec le peuple que pour l’exploiter et attirer à eux le plus clair produit de son travail. Il faut reconnaître que ce phénomène se produit sous toutes les formes de gouvernement, même sous le gouvernement à forme démocratique et républicaine, si des lois sages et énergiques, dictées par un intérêt sincère pour le peuple, ne mettent pas un frein aux entreprises financières de cette nouvelle espèce de féodalité.

Il est utile de signaler le danger de notre situation et d’indiquer quelques uns des moyens d’en atténuer les effets.