L’Impôt progressif sur le capital et le revenu/2

CHAPITRE ii

Répartition des richesses


Une autre statistique, établie d’après les données des Sociétés d’Assurances sur la vie, prouve que la vie moyenne en France est d’environ trente-cinq ans. Nous pouvons donc, par le tableau qui précède, avoir le chiffre assez exact du nombre des propriétaires existant en France, ainsi que de leur fortune, en multipliant par 35 les chiffres donnés dans chacune des catégories indiquées ci-dessus. Nous obtenons les résultats indiqués dans le tableau suivant :

CATÉGORIES NOMBRE
des propriétaires
TOTAL
de leur fortune
MOYENNE
de
la fortune
dans
chaque
catégorie
De 1 à 500 fr. 4 183 865 1 063 952 225 254
De 501 à 2 000 3 597 475 4 520 050 185 1 250
De 2 001 à 10 000 3 610 495 17 391 964 265 4 000
De 10 001 à 50 000 1 471 470 31 079 523 825 28 000
De 50 001 à 100 000 240 660 17 084 941 555 71 900
De 100 001 à 250 000 155 715 24 461 217 865 160 000
De 250 001 à 500 000 54 180 19 383 061 355 357 753
De 500 001 à 1 000 000 25 340 17 237 322 270 680 000
De 1 000 001 à 2 000 000 10 885 15 748 209 890 1 447 000
De 2 000 001 à 5 000 000 4 305 12 379 889 805 2 875 750
De 5 000 001 à 10 000 000 1 255 8 058 183 735 7 217 400
De 10 000 000 à 50 000 000 363 7 508 898 040 20 686 000
De 50 000 000 et au-dessus 105 8 566 028 950 85 000 000

13 356 113 184 483 243 965

On nous répète dans tous les discours officiels, dans les livres des économistes, dans les journaux, qu’en France la fortune est très bien répartie, que nous sommes dans le pays où règne l’égalité la plus parfaite sous toutes ses formes.

Nous pouvons juger de l’énormité de ce mensonge, passé à l’état de légende, par la comparaison facile à établir dans le tableau suivant, indiquant, dans chaque catégorie, le nombre des propriétaires dont les fortunes réunies produisent une somme égale à celle d’un seul propriétaire de la plus riche catégorie :

CATÉGORIES MOYENNE
DE LA FORTUNE
NOMBRE
DE PROPRIÉTAIRES
représentant
85 millions de francs
1re................ 254 334 616
2e................ 1 250 68 000
3e................ 4 000 21 250
4e................ 28 000 3 030
5e................ 71 900 1 180
6e................ 160 000 530
7e................ 357 753 238
8e................ 680 000 125
9e................ 1 447 000 59
10e................ 2 875 750 38
11e................ 7 217 400 12
12e................ 20 686 000 4
13e................ 85 millions 1


Nous pouvons faire remarquer, en outre, que le nombre considérable des personnes qui meurent, sans même figurer pour 20 sous aux tables de l’enregistrement, est un élément de plus, s’ajoutant aux autres pour établir l’extrême inégalité de la répartition de la richesse[1].

Nous avons pris pour appréciation en cette matière les déclarations de l’actif des successions ; il faut cependant rappeler encore que les valeurs mobilières au porteur et les valeurs étrangères échappent aux investigations du fisc pour une part difficile à déterminer. On peut, toutefois, tenir pour certain que les grandes fortunes surtout trouvent là un moyen de dissimuler une part plus ou moins importante de leur actif. On a cité dernièrement la fortune de M. Alphonse de Rotschild dans laquelle on aurait compris seulement 900 millions. Or, certains journaux et certains publicistes prétendent qu’elle doit s’élever à plusieurs milliards, en faisant remarquer qu’il avait lui-même reçu par héritage une fortune déjà égale à cette somme, il y a trente ans ; le simple jeu automatique de l’intérêt simple ou composé de ce premier milliard aurait augmenté ce noyau de deux nouveaux milliards au moins. Il en est de même sans doute des autres énormes fortunes comprenant presque toutes d’importantes valeurs mobilières dont la dissimulation est facile avec la loi actuelle qui permet les titres au porteur.

Les grandes fortunes de certains Français ou naturalisés Français sont donc encore supérieures à celles révélées par les documents fournis par l’Enregistrement.

Ajoutons que les noms des possesseurs de ces fortunes sont un secret d’État en France, tandis qu’en Angleterre et en Amérique, chaque année, l’administration publie les noms et le chiffre des revenus des personnes riches. En France cette publication passerait pour être une énormité impardonnable et très dangereuse[2].

En ce qui concerne l’Angleterre, où les droits de mutation par décès se perçoivent comme en France sur les valeurs mobilières et immobilières des successions, nous trouvons un document intéressant dans l’ouvrage de M. Leroy-Beaulieu (Essai sur la répartition des richesses, Paris, Guillaumin 1897, pag. 539). En 1895, les successions de l’année se seraient élevées à 6 600 millions en chiffre rond, sans y comprendre les successions inférieures à 2 500 francs, évaluées à 17 millions et demi. Le fisc anglais montre en cela plus d’humanité que le fisc français qui frappe même les successions de vingt sous.

L’ouvrage de M. Garelli : L’Imposta successoria (Torino, Bocca, 1896 pag. 138-141) donne la valeur des biens immeubles déclarés pour l’évaluation de l’impôt sur les successions, dans le même Royaume-Uni, en 1894, s’élevant à 180 680 000 livres sterling, et celle des biens meubles à 141 421 000 livres sterling, le tout représentant 7 milliards et demi de francs. Garelli fait remarquer qu’en 1895 les valeurs successorales en France se sont élevées à 5 741 280 596 francs, dont 2 890 316 527 en biens meubles, et 2 844 964 069 en immeubles.

Ceci nous confirme dans cette idée qu’en France une partie importante des valeurs mobilières échappe au droit de mutation par décès : la richesse, en France doit être au moins égale à celle de l’Angleterre, surtout depuis que la terre anglaise a perdu plus de la moitié de sa valeur par l’effet du libre échange[3]. S’il y a une différence de plus d’un milliard dans les données de l’enregistrement, pour une seule année, cette différence s’élèverait à environ 35 milliards entre la richesse totale des deux pays, ce que les statistiques ne confirment pas. Cela tient sans doute à ce qu’en Angleterre toutes les valeurs mobilières sont, en principe, nominatives, ce qui empêche la dissimulation.



  1. Un ancien, découragé par le spectacle de la société de son temps, s’écriait que la vertu n’est qu’un nom ; un moraliste moderne pourrait bien dire à juste titre que notre devise : liberté, égalité, fraternité, n’est qu’un mensonge sous trois noms différents. Nos économistes orthodoxes ne feront croire à personne que le possesseur de 83 millions de francs, placé au sommet de la hiérarchie féodale moderne, paie autant d’impôts, d’impôts indirects notamment, que les 334 648 individus placés au bas de cette hiérarchie, et possèdent, tous réunis, une égale richesse. Ce citoyen, 83 fois millionnaire, supporte certainement mille fois moins d’impôts que ces derniers, et cependant sa fortune est égale à la somme totale du petit avoir de chacun de ceux-ci. Bien mieux, il ne supporte rien si sa fortune est toute entière en rentes ou en certaines valeurs mobilières. Voilà ce fameux impôt sur la chose, si vanté par M. Jules Roche et par les partisans du veau d’or toujours debout. N’est-il pas démontré par cet exemple que nos impôts, ne tenant pas compte de la situation individuelle du contribuable, n’ont aucune proportion avec ce qu’il possède.
    Admettons l’hypothèse du grand orateur et faisons payer au possesseur des 83 millions un impôt égal à ce que paient les 334 626 contribuables possédant aussi 83 millions, et nous verrons qu’en moins de trois ans, les 83 millions du premier auront passé tout entiers dans la caisse du Trésor qui joue dans notre mythologie financière le rôle du tonneau des filles de l’antique Danaüs. — Ou bien ne faisons payer à ces 334 626 possesseurs de 83 millions qu’un impôt égal à celui que paie le possesseur de semblable somme ; nous les verrons dans la joie de ne plus payer que 20 ou 40 sous chacun au lieu des 20 ou 40 francs qu’ils supportent actuellement.
  2. Dans le Massachussets, l’un des États-Unis d’Amérique, on publie chaque année le tableau de toutes les personnes possédant un revenu supérieur à 2 000. Cette publicité est réclamée dans plusieurs autres états.

    Le canton de Zurich a publié l’état des revenus et des impôts de 7 500 contribuables. (Zurich, Arnold Bopp, 1905.)

  3. Toutefois, M. Colson, dans son Cours d’économie politique (Guillaumin p. 111) reconnait la supériorité de la richesse anglaise sur la nôtre, malgré la dépréciation du sol : sans doute à cause de sa puissance industrielle et commerciale, « pour l’Angleterre, dit-il, le seul pays sur la richesse duquel nous ayons des données un peu précises, on peut à la rigueur, essayer une évaluation et dire qu’une dette égale aux deux tiers de la nôtre pour un pays dont la richesse est peut-être une fois et demie celle de la France, représente un fardeau moitié moins lourd. »