L’Impôt progressif sur le capital et le revenu/3

CHAPITRE iii

Abus et conséquences des grandes accumulations de richesses en quelques mains


« Vers la fin de l’année 1881, on estimait à 3 milliards le capital disponible à la Bourse de Paris en sommes destinées aux reports, ou données aux intermédiaires comme couverture, ou tenues en réserve par les joueurs, ou engagées dans les spéculations. Les affaires traitées dans cette Bourse par les agents de change représentaient en 1855 une somme de 65 milliards. Elles en représentent plus de 110 aujourd’hui, et encore faut-il ajouter à ce chiffre les 77 milliards maniés par les cooulissiers. Quant à la nature de ces affaires, on calculait, il y a quelques années, qu’il y en avait une de réelle sur 16 ou 18. Plus récemment, à Londres, on a calculé que sur 20, 19 sont de simples jeux de bourse. » (Camille Supino ; La Borsa e il capitale improduttivo, Milano, Hoepli, 1898, 92 et 173)[1].

« On peut évaluer la détraction subie de ce chef par le profit du capital productif, quand on songe que, dans le monde de la Banque et de la Bourse, un capital qui ne rend pas 20 ou 25 % est considéré comme pauvrement employé. » (Loria, Analisi della propr. capit., I, p. 560).

Le danger de ces grandes accumulations de capitaux mettant entre les mains de quelques hommes quelquefois le sort de tout un pays, vient d’être clairement signalé par M. Max, le 3 octobre 1905[2], à la suite des récentes catastrophes financières, « Un fait d’ordre purement financier, dit-il, suffit à produire le plus dangereux ébranlement dans un édifice qu’on pouvait croire invulnérable. En réalité, plus grandit la puissance des établissements de crédit, plus précaire est leur destinée. Plus que n’importe quelle organisation humaine, ils restent soumis à la loi du développement, de l’apogée et de la chute. En histoire comme en finance, les grands organismes renferment un germe de mort parce que leur développement même constitue leur faiblesse… Mais ce n’est pas là le seul danger que courent les grands établissements. Nous en avons trois, en France, qui ont à peu près monopolisé ressources entières du pays. Nulle part la manie de centralisation qui est dans les mœurs françaises n’a abouti à une organisation économique aussi critiquable. Que voyons-nous à l’étranger, en Angleterre, en Allemagne, aux États-Unis ? Vingt, trente, cinquante banques, toutes riches, puissantes, considérées, ayant la confiance de la clientèle, remplissant le rôle que se sont arrogés chez nous trois seuls grands établissements. Aussi, l’équilibre est-il assuré, dans ces pays, d’une façon absolue… Du jour où des événements vraiment graves ne pourront pas être conjurés, l’écroulement se produira en France. La presse est tout ce qu’il y a de plus réservé à cet égard ; c’est à peine si, dans quelques journaux étrangers, on a fait allusion à un état de chose ignoré du grand public… Il faut convenir qu’aujourd’hui, où l’argent est le maître du monde, au point que le canon ne tonne plus que pour le défendre, tout est subordonné aux intérêts, et que les directeurs de la politique internationale n’ont pas d’autre conception. Il ne faut pas rester dans une aveugle sécurité, en face des risques que court notre organisation financière déséquilibrée et par cela même, hors d’état de résister au premier choc violent qui se produira inévitablement ; c’est une question de temps, voilà tout. »

Les abus et les dangers signalés par la presse trouveront certainement une atténuation dans le système fiscal mettant un frein salutaire aux immenses accumulations de richesses que permettent la spéculation et l’usure, d’un côté, et que facilite, de l’autre côté, notre régime d’impôts actuel improprement appelé proportionnel, demandant moins à la fortune à mesure qu’elle devient plus considérable. Pourquoi la mutation, l’achat d’une terre pour 100 000 francs est-elle frappée d’un impôt de 8 000 francs, quand l’achat d’une rente de même valeur ne coûte rien, ou d’une valeur industrielle ne paie pas 300 francs ?

D’autres conséquences fâcheuses de ces grandes accumulations de richesses au détriment de la collectivité, sont signalées par un autre écrivain indépendant et clairvoyant dans le journal La Libre Parole du 18 octobre 1905. Il est bon de remarquer que les États, mis par M. Drumont en comparaison avec la France, sont précisément ceux où l’impôt a soin d’épargner le travail et la petite propriété et où il frappe davantage la richesse.

« Depuis trente ans, dit-il, notre commerce extérieur s’est accru dans la proportion de 14 % seulement. Pendant le même laps de temps, il augmentait en Allemagne, de 53 %, en Belgique de 52 %, en Angleterre de 21 %, en Suisse de 25%.

Il y a trente ans, quand on voulait parler des grands ports de l’Europe, on mettait en avant le Havre et Marseille, on ne pensait pas à Hambourg. Aujourd’hui le trafic de ce seul port de Hambourg égale, s’il ne le dépasse, le trafic de tous nos ports français réunis.

Un savant statisticien, M. Victor Turquan, a calculé que, depuis vingt ans, la fortune moyenne de chaque Français ne s’est accrue que dans 42 départements ; elle a diminué dans les autres. Dans le plus riche, le département de la Seine, elle s’est abaissé de 16 376 fr. à 16 210 francs ; dans le plus pauvre, le département de la Corse, elle est descendue de 360 fr. à 290 francs.

Tous nos impôts ont augmenté dans des proportions effrayantes.

C’est ainsi que, depuis 1870, l’impôt foncier a augmenté de 13 %, le produit de la contribution personnelle et mobilière de 82 %, celui de la contribution des portes et fenêtres, de 71 %, celui des patentes de 103 %. Aucune classe sociale n’est épargnée dans ces formidables augmentations de charges ; le paysan qui possède un petit bien est atteint comme le riche propriétaire, l’employé qui paie un modeste loyer comme le petit commerçant.

M. Turquan estime que la valeur des revenus annuels de chaque Français est absorbée maintenant en six ans et la valeur du capital en cinquante ou soixante ans. Dans certains départements, les Français sont réduits à refaire leur fortune tous les trente ans. La fortune léguée par un père à ses enfants est absorbée par les impôts en moins d’une génération…

Comment voulez-vous, dans ces conditions, que le commerce et l’industrie d’une nation puissent se développer ? Comment voulez-vous que la France puisse vivre d’une vie saine et normale, quand elle est obligée de traîner ce boulet d’une dette de 36 milliards pour les intérêts de laquelle elle est obligée de prélever chaque année 1 250 millions sur le travail national ? Comment voulez-vous qu’elle ne soit pas écrasée par la concurrence de ses rivales, alors que son budget qui, en 1876, les indemnités de guerre payées, s’élevait à 2 milliards 614 millions, dépasse aujourd’hui 3 milliards 700 millions de francs. »

La situation est donc très grave, personne ne le conteste, ni M. Jules Roche, ni M. Méline, ni M. Rouvier, ni ceux en général qui s’opposent à la réforme fiscale. Au milieu de cette dépression universelle, nous ne voyons pas moins des fortunes colossales s’élever et dominer davantage la direction dangereuse des affaires politiques et économiques. Pourquoi s’opposer à une réforme fiscale qui n’a rien de violent, puisqu’on la pratique ailleurs, et qui diminuerait le danger ? Il y aurait une statistique fort intéressante à faire au sujet de la répartition anormale de nos impôts. Si le Parisien possède en moyenne 16 200 francs, le Corse 290 francs seulement, les impôts par tête sont-ils dans la même proportion ? Le Corse ne paie-t-il que 2 fr. 90 d’impôts, quand le Parisien paie 162 francs. Un calcul assez facile à faire prouverait à coup sûr que le Corse paie quatre ou cinq fois plus que sa part, quand peut-être il ne devrait rien payer.

Si les calculs de M. Turquan sont exacts, (je crois même que l’absorption du revenu et du capital par l’impôt est encore plus rapide pour les petites fortunes), l’État réalise dès maintenant un procédé de socialisation, de nationalisation, de collectivisme, – peu importe le mot, – recommandé par une partie de l’école italienne : M. Eugenio Rignano, dans son ouvrage Un socialisme en harmonie avec la doctrine économique libérale (traduction française chez Giard et Brière, 1904, Paris) parle des prélèvements successoraux progressifs dans le temps, comme d’un système excellent pour réduire le nombre des oisifs, des parasites qui privent la société de tout le travail qu’ils auraient dû accomplir dans d’autres circonstances. C’est très simple et bien moins compliqué que notre système actuel. Un père meurt et laisse à ses enfants toute sa fortune, sans aucun droit de mutation. L’enfant devient père à son tour ; il ne pourra transmettre à ses enfants que la moitié de ce qu’il avait reçu par héritage de son père, mais la totalité de ce qu’il aura pu épargner par son travail. À la troisième génération, nouveau prélèvement par l’État de la moitié des biens héréditaires et ainsi de suite, de progenie in progenies. Pas d’autres impôts, c’est d’une simplification admirable.

Cela a l’air d’une histoire, d’un conte, d’une véritable expropriation. Eh bien ! notre législation française sans en avoir l’air, prélève beaucoup plus vite que cela les biens héréditaires, surtout dans les cas où elle prétend intervenir pour la protection des droits des incapables. Les grosses fortunes seules échappent à ces razzia radicales ; elles peuvent se transmettre à plusieurs générations sans trop de dommage ; ceci donne encore, en passant, matière à réflexion.

Un livre tout récent vient de mettre en relief les jolis effets de la puissante ploutocratie aux États-Unis d’Amérique. Dans Notre Féodalité charitable, M. Ghent en fait une peinture qui ne manque pas d’intérêt :

La démocratie américaine appelle ces millionnaires les coal barons (barons du charbon) et rit volontiers de leurs allures seigneuriales. Le livre sérieux de M. Ghent menace les États-Unis d’un retour au servage et au vasselage, tout en faisant remarquer que plusieurs de ces barons jouissent de leur luxe par procuration ; ce sont leurs femmes et leurs fils qui convertissent l’argent en plaisirs, pendant que le papa convertit le travail en argent. Le milliardaire ne se soucie pas de prendre part lui-même aux bals de légumes ou aux bals de chiens dans lesquels la fille se déguise en chou-fleur et le fils se met un collier et aboie, à la grande joie des invités. Pendant ces intelligentes réjouissances le nombre des propriétaires décroît, tandis que celui des fermiers s’accroît ; les premiers, qui cultivaient 75 % du sol en 1880, n’en cultivaient déjà plus que 65 % en 1900. Les marchands tombent dans la dépendance des gros industriels et ne se recrutent plus guère que parmi les invalides de la lutte pour la vie. La complexité des affaires multiplie les employés et le luxe multiplie les domestiques. L’employé est sans protection contre le patron ; la législation fabriquée par les milliardaires permet à l’ouvrier de renoncer d’avance à toute indemnité en cas d’accident. Les députés de l’Ohio avaient fait une loi pour interdire le renoncement de l’ouvrier à l’indemnité ; la Cour de justice de l’État cassa cette loi comme inconstitutionnelle, sous prétexte qu’en refusant aux employés le droit de choisir les termes de leurs contrats, elle les privait d’une liberté qui est le privilège imprescriptible de l’homme. Les Cours de trois États ont déclaré inconstitutionnelles les lois limitant la durée du travail des femmes ; les féministes américains ont témoigné ainsi leur délicatesse envers la femme en consacrant son droit au surmenage, aussi bien que pour les hommes. En ce qui concerne les ouvriers, treize seulement des États imposent des mesures précises aux industriels pour leur sécurité. Un jugement du Colorado reconnaît que les défauts de structure d’une mine ont causé la mort d’un ouvrier, mais déclare que le défunt ayant couru les risques d’un travail dans un endroit dangereux, sa conduite volontaire est la cause déterminante immédiate et responsable de son accident.

Dans le Michigan, un ouvrier est blessé après avoir signalé les défauts de sa machine à son patron qui lui assure qu’elle n’est pas dangereuse. La Cour décide que, quand on sait une machine dangereuse, on ne continue pas à s’en servir simplement parce que le patron assure qu’elle ne l’est pas, et que si l’ouvrier reste à un outil périlleux, c’est à ses risques et périls. Les lois de New-York imposent des manchons autour des poulies ; la Cour a décidé que, comme le danger des poulies est évident, l’ouvrier qui en accepte les risques perd ses droits à l’indemnité ; elle a même décidé dans le même sens au détriment d’enfants de 14 et 15 ans, sous prétexte que les lois protectrices de l’enfance ne s’appliquent pas à ceux qui ont atteint l’âge de raison.

M. Ghent croit que le préjugé de la liberté individuelle entraîne de plus en plus le pays vers une anarchie qui sera le servage des faibles. On semble pousser le respect de la liberté jusqu’à la superstition ; il est facile de voir que là encore une décentralisation administrative et même politique est une insuffisante garantie contre l’exploitation du faible par le fort, si l’organisation économique du pays donne à quelques favorisés la possession des richesses acquises par le travail de tous. Ce qui peut sauver actuellement d’une révolution immédiate la société américaine, c’est qu’elle repose sur la mobilité des individus : tout homme est, à tout moment, libre de changer de place et de trouver facilement du travail ailleurs, dans un pays où le travail surabonde. Sans cette circonstance, la féodalité financière de l’Amérique serait pire que celle du Moyen-Age, parce qu’elle n’a pas de loi qui impose des obligations à la classe forte envers la classe faible. Ces classes n’existent pas comme groupements durables ; chaque individu espère s’en désagréger dès le lendemain. D’après cette peinture, la vie des basses classes d’Amérique serait à peine humaine, si ceux qui les forment n’avaient la confiance et la possibilité d’en sortir. Les individus s’échappent un à un de la servitude collective.

Qu’arrivera-t-il à cette immense société américaine, si elle découvre que, de la liberté, il ne reste que l’anarchie, et si le pouvoir politique supérieur, sous la pression de l’opinion publique, ne met pas un frein à cette puissance désordonnée de l’argent.

Voilà ce que tend à devenir la liberté dans cette libre Amérique qu’on nous vante sans cesse. Pendant qu’une douzaine de milliardaires s’atrophient le sens moral, sous le poids de leurs richesses colossales, des millions d’hommes, de femmes et d’enfants travaillent encore inconsciemment à l’accumulation de ces richesses qui font le malheur des uns et des autres.

Et des économistes fameux viennent nous dire, en France : Vous le voyez bien, l’impôt progressif n’existe pas en Amérique. — Certes oui, je le vois bien, et je vois bien aussi les résultats de ce manque de précaution, et j’entends les milliardaires répondre aux revendications des travailleurs comme le loup de la fable :

La raison du plus riche est toujours la meilleure.

Mais je crois bien qu’en France nous verrons clair plus tôt qu’en Amérique. Nous lui donnerons peut-être un jour l’exemple de lois protectrices apportant là-bas le secours qui aidera encore une fois les Américains à s’affranchir de leurs modernes conquérants. Est-il dans l’ordre naturel des choses que l’humanité passe par ces épreuves pour s’élever à une conception plus haute de la justice ? En attendant, la lecture du livre de M. Ghent est peut-être destinée à produire dans les esprits la même évolution que la fameuse « Case de l’Oncle Tom », il y a un demi siècle passé.


  1. N’y aurait-il pas moyen de diminuer le nombre fantastique et le danger de ces jeux de bourse démoralisants qui mettent en mouvement chaque année une valeur très supérieure à toute la richesse mobilière de la France ? Un impôt de mutation réduit même à 1 % modifierait tout au moins cette fureur de jouer qui s’empare même de nos cultivateurs ; ils perdent quelquefois en un seul jour ce que le travail d’un homme ou d’une famille entière a pu acquérir en vingt ou trente années. Double résultat excellent d’un pareil impôt : il rendrait plus fixe cette richesse mobilière, au grand avantage des familles qui la possèdent, et permettrait de dégrever d’autant la mutation des immeubles plus imposés que jamais. Si les 110 milliards et les 77 milliards signalés par M. Camillo Supino, soit 187 milliards, avaient subi un droit de mutation de 1 %, l’État aurait encaissé 1 800 millions. À supposer que ces mutations aient été réduites de moitié et que l’impôt ait produit seulement 800 millions, cet impôt ne serait-il pas plus légitime et plus moralement acquis que pareilles sommes prélevées sur le travail agricole, le plus pénible et le plus utile de tous.

    Un peu moins d’impôts sur les champs et un peu plus sous la coupole de la Bourse, l’État y gagnera et la morale aussi.

    Le bulletin de statistique et de législation comparée de septembre 1903 constate que l’ensemble des titres coté en France dépasse 132 milliards. Un impôt de 1 ‰ sur le capital de ces valeurs fournirait encore 132 millions ; quelle somme insignifiante sur une pareille quantité de richesse, et quel allègement elle procurerait à nos masses ouvrières et à nos très petits propriétaires sur lesquels s’acharne le fisc avec nos prétendus impôts proportionnels.

    Quant à l’impôt sur le revenu des valeurs mobilières tel qu’il existe aujourd’hui, M. Colson (p. 265-266) l’évalue à 80 millions en 1903 ; l’impôt sur le timbre à 43 millions, et le droit de transmission à environ 30 millions : en tout 173 millions. Or nous venons de dire que le simple droit de transmission à 1 % donnerait 800 millions et le droit de 1 ‰ sur le capital donnerait 132 millions, soit au total 932 millions. Il y a là une marge importante à occuper par l’impôt sur la richesse mobilière, ce qui soulagerait d’autant la richesse immobilière et la population rurale, surtout si on applique la méthode de l’exemption à la base et d’une progression rationnelle sur le capital et le revenu supérieurs.

  2. Imprimerie Henri Robarge, Paris, Tablettes financières.