En Norvège





J’avais à peine terminé ce que j’ai dit précédemment sur l’impôt progressif, que j’ai appris qu’en Norvège la nécessité vient aussi d’inspirer au gouvernement le système de la progression de l’impôt. Il manquait 10.500.000 couronnes (environ 14.600.000 francs) pour équilibrer le budget. Tout en conservant les impôts précédents, la loi a frappé de la progression les revenus excédant 6.000 couronnes (8.400 francs), en s’arrêtant à 80.000 couronnes. La progression s’établit par un système assez singulier : c’est toujours la taxe simple qui sert de base, mais elle est fixée sur un revenu fictif s’ajoutant au revenu réel. Ainsi, sur un revenu de 6.200 couronnes, l’impôt est calculé sur 6.300, de sorte que, par suite de ces augmentations successives, à mesure que monte le revenu réel, l’impôt sur un revenu de 81.000 couronnes est dû comme s’il était de 259.000 couronnes : ce qui revient à peu près à une progression de 1 à 3. Mais cet impôt ne frappe pas les revenus fonciers. Les contribuables dont le revenu atteint 2.000 couronnes sont tenus de faire une déclaration.


La nécessité d’une réforme de l’impôt, qui ne peut guère s’exécuter que par la progression, a été confirmée par le rapport de M. Antonin Dubost au Sénat dans la séance du 20 mars 1903. Ce rapport fait ressortir que depuis plusieurs années les dépenses excèdent notablement les recettes. Il faudrait diminuer les dépenses d’au moins 250 millions par an pour maintenir l’équilibre ; c’est surtout sur les fournitures militaires qu’insiste M. Dubost. Je veux citer à ce sujet un fait à signaler : un propriétaire (c’était, je crois, en 1891) a fait offrir à l’intendance militaire 60.000 kilogr. de foin de bonne qualité qu’il avait en excédent, au prix de 24 francs les 1000 kilogr. — Impossible d’accepter, répond l’officier ; c’est fâcheux mais nous sommes liés par un contrat avec un fournisseur qui nous livre le fourrage pour toute l’année à raison de 80 francs les 1000 kilogr. Ne pourrait-on pas modifier ce système d’approvisionnement de manière à laisser à l’administration les chances de gain résultant du cours normal des choses ? Il est certain que les fournisseurs ne prennent d’engagement que d’après des calculs et des chiffres, laissant un bénéfice assuré, plus ou moins important.

Avant d’en finir avec ce chapitre des impôts, qui sont tout entiers, par leur origine, leur constitution et leurs résultats, d’essence monarchique, organisés pour peser surtout sur les classes pauvres, en vue du dégrèvement des classes riches, et que la bourgeoisie a eu soin de conserver à son bénéfice, il faudrait en faire en quelque sorte l’analyse dans leurs moindres détails. Il faudrait étudier tous les organes de cette vaste machine fiscale, ses nerfs, ses muscles, ses veines, ses artères, ses pompes aspirantes et foulantes, amenant au cœur, au centre par filets, par canaux, les 3 milliards 600 millions de francs pour les rendre ensuite à différentes parties du corps social. On constaterait ainsi que dans ce mouvement de va et vient et de retour, il s’opère une énorme déperdition à l’aller et au retour.

L’impôt ne revient sous forme utile à celui qui l’a payé, c’est-à-dire au travailleur, que pour une faible portion ; et il devrait, d’après le système d’échange imaginé par Proudhon, lui revenir en totalité, soit sous forme d’argent, soit sous toute autre forme utile. Or, il est certain qu’il s’en perd en route une portion considérable dans les sables absorbants d’une administration sans contrôle sérieux. Ceci demanderait une étude particulière, et je crois qu’il ne serait pas difficile de démontrer, en prenant pour exemple une commune ou un canton, que les sommes payées sous toutes les formes d’impôts par leurs habitants, ne leur reviennent, comme utilité particulière que dans une très faible proportion. Et il en est fatalement ainsi comme conséquence de notre centralisation excessive qui rend de plus en plus rapide l’anémie financière des provinces, en accumulant au centre et en quelques mains les ressources qu’en retire la fiscalité.



Il paraît que les observations présentées en 1903 par M. Antonin Dubost n’ont pas produit grand effet sur notre système fiscal.

Deux ans plus tard, le 27 mars 1905, le même rapporteur constate que les excédents de dépenses sur les ressources normales ont continué à augmenter : « il est évident, dit-il, que l’ignorance où se trouvent à la fois le Pays, le Parlement, le Gouvernement lui-même du véritable état de nos finances, est l’une des causes de cette persistance dans le déficit qui semble invincible, par le fait de procédés de gestion qui ont eu, sous tous les régimes les résultats les plus déplorables. » Et il a ajouté qu’il en sera ainsi tant que la réalité n’apparaîtra pas en pleine lumière dans des documents officiels si simples, qu’ils en seront lumineux et que tout le monde pourra lire et comprendre sans effort. Et le budget de 1905 prévoit encore une augmentation de 63 millions sur celui de 1904 ?

Pourquoi, dans une telle situation ne pas recourir à la mesure si simple, adoptée dans tous les autres pays d’Europe, même bien moins grevés que l’État français : recourir à l’impôt sur le revenu, avec plus ou moins de progression, afin de ne pas accabler davantage le travail et la petite propriété qui sont au bout de leurs ressources.