Librairie Guillaumin & Cie (p. 237-242).

Bouilleurs de crû et brasseurs de millions





Nous avons en France, d’après M. Neymarck, vingt mille millionnaires : millionnaires dans des proportions bien différentes variant de un million à dix, cent, et même mille millions. Voilà une classe sociale tout à fait spéciale pour laquelle on n’a pas encore imaginé de faire une loi spéciale. Elle peut tirer de ses millions tout le profit qu’elle veut sans qu’on s’en occupe.

Nous avons une autre classe particulière, celle des propriétaires de vignes, de vergers, d’arbres, moyens et grands propriétaires. Plusieurs ont beaucoup de peine à nouer les deux bouts, aussi le fisc a-t-il pensé à eux sans hésitation. Après avoir tiré de leurs fruits du vin ou du cidre, ils utilisaient le résidu et en obtenaient un sous-produit, l’eau-de-vie ou l’alcool ; cet alcool est le moins dangereux au point de vue de l’hygiène. Mais comme il porte le même nom que l’autre alcool qui est franchement malfaisant, on a invoqué la question hygiénique pour alimenter le Trésor, d’où la loi des bouilleurs de crû. A-t-on assez torturé les textes de cette loi ! pour arriver à torturer à leur tour les malheureux possesseurs de vignes et pommiers. Aujourd’hui (mars 1905) on signale un nouveau morceau à ajouter à cet habit d’arlequin, composé déjà de tant de pièces rapportées. Vingt litres d’alcool exemptés du droit par famille : voilà une belle égalité.

Ici, vous avez un homme et une femme, quelque fois l’homme tout seul et la femme seule, pour profiter des vingt litres. Dans l’exploitation voisine, ce sont dix-sept personnes, onze hommes et six femmes qui ne demandent pas mieux que de se réconforter un peu avec une petite goutte après dîner ; pour ceux-là c’est à peine un litre par personne et par an. Cela fait bruit, même au parlement, en général assez sourd aux cris des gens qui ont faim ou soif. Cette fois, un brave député de la région où l’on bouille du crû, demande que l’on ajoute à la quantité exempte du droit au moins cinq litres par personne supplémentaire ayant atteint l’âge où il est permis de boire de l’alcool ; il suffira de dire au fisc que, sous tel toit, il y a tant de gosiers de tel âge, qui demandent à se rafraîchir aussi.

Cela ressemble assez à cette fameuse inquisition que l’on paraît tant redouter lorsqu’il s’agit de l’impôt sur le revenu ; ici, on passe par-dessus l’objection. — Donc l’exemption est accordée. — Alors le ministre intervient et s’écrie : « Voilà encore un trou dans mon budget, vous votez des lois sans savoir l’effet qu’elles produisent ; mais vous n’êtes pas tout seuls ; du Palais-Bourbon j’appellerai au Luxembourg, et nous verrons bien. Vous n’avez pas calculé que cette exemption va faire perdre trente ou quarante millions à mon budget que j’ai tant de peine à mettre en équilibre. Où retrouver ces millions ?

Vous pensez que, parmi nos six cents députés il y en aurait eu au moins un pour songer à ces vingt mille millionnaires, qui bouillent un crû autrement abondant que nos deux millions de petits vignerons qui ne peuvent même vendre leur vin qu’avec perte. Quelle erreur ! En Angleterre, en Prusse, en Autriche, en Italie, en Suisse, en Suède, en Espagne, la question a été résolue sans hésiter, en pareil cas. Chez nous ces bouilleurs en grand, ces brasseurs de millions sont intangibles ; le fisc n’ose pas y toucher. Leur alambic de la place de la Bourse fait distiller à leur profit chaque année des millions par centaines et par milliers, prélevés sur le travail national tout entier ; il enrichit quelques douzaines d’agioteurs, de pirates de la finance, et vous croyez qu’on irait mettre des scellés audacieux sur cet alambic-là ? Que vous connaissez peu Plutus, ses pompes et ses œuvres !

Et, cependant, combien facile il serait d’aveugler cette fissure de trente-cinq millions faite au vaisseau de l’État, afin de le maintenir à flot, pour que « fluctuat, nec mergitur ».

Nos vingt mille possesseurs de millions représentent soixante-dix milliards au moins (voir M. Neymarck). En les taxant à 500 francs par million, cela donnerait exactement les trente-cinq millions demandés. Et, si l’on appliquait ici la progression, même très modérée qui consisterait à demander cinq cents francs au premier million, six cents francs au second, sept cents au troisième, le fisc obtiendrait une compensation très supérieure à la perte qu’il éprouverait et il aurait la satisfaction de laisser tranquilles deux millions de travailleurs qui se plaignent d’avoir soif et quelquefois d’avoir faim.

Eh bien, il paraît que c’est impossible, et c’est pour cela, sans doute, que cette idée simplice n’est venue à personne. Imposer les millions ? y pensez-vous ? N’est-il pas plus naturel d’obliger contribuables et fonctionnaires à compter des millions de bouteilles, des milliards de pommes, de pieds de vigne, d’arpenter des terrains, de faire des calculs à troubler la cervelle d’un Pascal ou d’un Newton ? Imposer des millions, c’est ce qu’on n’a jamais vu en France, cette terre d’élection de la justice, de l’égalité et de la liberté.

Tout ceci rappelle cette boutade d’un académicien qui ne dédaignait pas de faire quelques promenades plutôt gaies sur ce terrain de l’économie sociale, pourtant semé de tant d’épines et de cailloux pointus :

« Tant que l’État se contente des ressources que lui fournissent les pauvres, tant qu’il a assez de subsides que lui assurent avec une régularité mécanique ceux qui travaillent de leurs mains, il vit heureux, tranquille, honoré. Les économistes et les financiers se plaisent à reconnaître sa probité. Mais dès que ce malheureux État, pressé par le besoin, fait mine de demander de l’argent à ceux qui en ont et de tirer des riches quelques faibles contributions, on lui fait sentir qu’il commet un odieux attentat, il viole tous les droits, manque de respect à la chose sacrée, détruit le commerce et l’industrie et écrase les pauvres en touchant aux riches ; on ne lui cache pas qu’il se déshonore, et il tombe dans le mépris sincère des bons citoyens ? »

Espérons que notre ministre des finances lira ce passage de la morale en action et que nos pères conscrits penseront à ne pas faire rougir leurs cheveux blancs, en donnant gain de cause à nos heureux bouilleurs de crû contre nos malheureux brasseurs de millions. — Entrer dans une pareille voie ! on n’ose pas y penser.

Nos chroniques rapportent que certains seigneurs demandaient à leurs suzerains la permission d’avoir un juif. La permission étant octroyée moyennant finances, le juif entrait immédiatement en fonction. Après dix ans, vingt ans, trente ans peut-être, suivant l’intelligence et l’activité du sujet, le seigneur lui tenait à peu près ce langage : « Eh bien, je vous ai permis de vivre sur mes terres, et vous me récompensez en pressurant mes manants, mes serfs ; vous vous êtes enrichi en les rançonnant par l’usure ; rendez-compte aujourd’hui, et restituez ce bien mal acquis ; partez au plus vite, sinon je vous abandonne à leur juste colère.

Serait-ce un phénomène économique et presque comique de ce genre qui se préparerait ? Le suzerain aujourd’hui, c’est le peuple ; du moins, on le dit. S’il allait s’aviser un jour de demander des comptes à qui de droit ?


Étrange condition de notre société ! elle ne saurait se passer de ce droit de propriété pour exister, et, en même temps, elle ne sait pas empêcher ce même droit de la détruire par son abus. Sera-t-elle éternellement condamnée à voir la condition même de son existence devenir la cause de sa destruction ? L’histoire nous prouve que toutes les nations ont péri par l’abus du droit de propriété, parce qu’elles n’ont pas trouvé le moyen que ce droit ne dégénérât en un privilège pour quelques-uns et en une inévitable privation pour tous les autres.



Un moraliste a dit que l’esprit est souvent la dupe du cœur. En matière d’impôt, l’opinion ne serait-elle pas la dupe de la bourse ? Chacun fait cette réflexion : cette loi diminue mes impôts, donc elle est bonne, dit l’un. — Elle augmente mes impôts, dit l’autre ; donc elle est mauvaise. — Quant à consulter la vraie justice et l’intérêt général, personne n’y pense.