Les circonstances politiques ne sont pas favorables





« Bien des choses seraient à dire au sujet de cet impôt sur le revenu qui, avec le régime existant en France à l’heure actuelle, aurait un caractère tout à fait inquisitorial et arbitraire, avec le gouvernement que nous subissons ; l’impôt sur le revenu, si on se décide à le voter, sera un instrument d’inquisition fiscale, un prétexte à vexations pour ceux qui ne sont pas francs-maçons ou qui manquent d’admiration pour le Bloc. Les grands juifs n’en seront pas touchés. »

Cette objection, présentée par l’un des plus clairvoyants polémistes de notre temps, demande la plus grande attention. Évidemment si les puissants féodaux de la finance devaient échapper facilement à l’impôt, la réforme présenterait un certain danger ; cependant, cette réforme les préoccupe ; ils ne sont pas très rassurés sur les moyens d’éviter l’impôt nouveau, malgré leur habileté connue. Il est facile de le voir ; ce sont eux qui, par leur influence sur le gouvernement, font, en quelque sorte, dévier la question, en présentant des projets insuffisants et d’une application difficile. Cependant, en employant les moyens que j’ai déjà indiqués et que j’indiquerai par la suite, et notamment la suppression du titre au porteur, je crois que tous, sans exception, seront obligés de se soumettre. De quoi pourraient bien avoir à se plaindre les grands détenteurs de la richesse, qu’ils soient juifs ou francs-maçons, si une loi, égale pour tous les possesseurs de grandes fortunes, les soumet tous à la même contribution aux charges publiques ? Ils ne pourront pas crier à la persécution, puisque tous leurs collègues en millions auront à supporter les mêmes charges et les mêmes amendes en cas d’infraction ou de dissimulation.

Il ne faut pas que nos ploutocrates contemporains puissent se dire persécutés en tant que francs-maçons ou juifs. En France, nous aimons l’égalité ; et du moment que cette égalité existera entre les contribuables, sans tenir aucun compte de leurs partis, de leurs opinions, de leurs croyances, et de leur religion, personne n’aura à se plaindre d’une loi qui s’applique à tous sans distinction. Ces barons de la finance sont aujourd’hui très puissants, il faut en convenir, et ils en donnent la preuve tous les jours. Mais, avec nos rapides changements en politique, leur influence n’a pas grande chance de durer longtemps.

On sent cette influence souveraine dans la direction générale et jusqu’au moindre détail de la législation et de l’administration de notre pays. Ce phénomène tient à notre excessive centralisation, qui a ôté aux citoyens français l’idée et peut-être même la possibilité, dans leur isolement, de réagir contre cette puissance centrale que nous définissons sous le nom de pouvoir. Cette puissance, qui a commencé par le jacobinisme de la Révolution, agissait par la terreur ; puis, sous l’Empire, par cette arme si puissante en France, la gloire militaire ; sous la Restauration, par la pensée religieuse exploitée, disait-on, par les Jésuites ; et sous les gouvernements suivants, par l’argent et l’influence de la richesse. On dirait que notre histoire nous condamne à être toujours entre les mains de quelques-uns ou de quelques autres, surtout en matière de réformes fiscales, puisque, depuis plus de cent ans, on aurait pu répondre à chaque proposition de réforme : prenez garde, le parti dominant va écraser ses adversaires. Si cette crainte était fondée, nous serions condamnés à ne jamais rien réformer.

Eh bien ! je prétends que cela est une erreur ; et, comme je ne suis sous la puissance de personne, sous la main d’aucun parti politique, je dis que nous devons, — et que c’est un devoir strict à remplir, quels que soient nos maîtres actuels, — nous attacher à substituer à notre régime fiscal absolument injuste, épuisant le pays, décourageant le travail, un nouveau système s’adressant surtout à la richesse acquise. Pour éviter, du reste, l’influence peut-être, moins considérable qu’on ne le suppose, des hommes politiques de chaque région, il est très facile d’instituer, dans chaque circonscription, des commissions de répartition en dehors des partis politiques. Quelle difficulté y aurait-il, par exemple, à composer ces commissions, de neuf membres tirés simplement au sort, trois parmi les plus imposés actuels, trois parmi les moins imposés et trois dans la liste intermédiaire ? Ce système, mis en pratique dans chaque commune, donnerait actuellement l’élément le plus impartial.

On s’exagère, du reste, beaucoup les difficultés qui se présentent en cette matière : les documents fournis par l’enregistrement, par le bureau des hypothèques, par les bureaux des contributions directes ou indirectes, enfin par la déclaration à faire par chaque contribuable, sous peine d’une amende rigoureuse et sans transaction possible, donneraient, dès la première année, un tableau de répartition de l’impôt plus exact, et surtout plus juste, qu’aucun de ceux qui sont dans l’usage actuellement. Cela est si vrai que je n’hésite pas à dire que si l’administration financière me confiait, ainsi qu’à une commission composée comme il est dit plus haut, le soin d’établir l’assiette de ce nouvel impôt pour le canton de Salins comprenant vingt-deux communes et dix mille habitants, je présenterais en moins de trois mois un tableau parfaitement exact de tous les contribuables et de la somme que chacun d’eux aurait à payer. On dit que les essais de cette nature faits par le ministère dans différents cantons n’ont pas réussi ; je le crois bien, ce sont les employés eux-mêmes qui ont procédé à ces essais, quand il s’agirait au contraire de les écarter tous, et de les entendre à titre de renseignements seulement.

Que l’on compose dans tous les cantons ou dans toutes les circonscriptions fiscales, par le moyen que j’indique, ou par tout autre moyen, une commission indépendante de la politique et vous verrez que le travail sera fait, et bien fait, par toute la France, et cela avant six mois. L’essentiel est qu’aucun fonctionnaire ne s’en occupe que pour répondre aux demandes de renseignements. Il n’y aura ni franc-maçon, ni juif ni laïque, ni clérical, ni libre-penseur, ni catholique ; il n’y aura que des citoyens possédant, les uns plus, les autres moins, et chacun paiera selon son grade. Des amendes sérieuses, sans transaction possible, seront là, comme en Suisse par exemple, pour corriger la fraude et la dissimulation.

Lorsque je parle d’écarter les fonctionnaires pour l’établissement des rôles, il s’agit des fonctionnaires ayant un caractère politique : ceux de l’administration financière sont au contraire indispensables : par leurs connaissances spéciales, leur compétence, et leur impartialité, le travail de répartition arriverait dès le début à peu près à l’exactitude.