Librairie Guillaumin & Cie (p. 200-210).

D’un fonctionnaire





« Si vous plaidez fort bien la cause de l’impôt progressif, m’écrit un fonctionnaire, il manque, à mon sens, comme couronnement à votre travail, un projet d’exécution s’adaptant aux conditions économiques à l’organisation administrative de la France et au tempérament français. En France, l’une des difficultés de l’impôt sur le revenu, ce sont les budgets départementaux et communaux ; c’est je le crois, devant elle qu’a reculé M. Caillaux, le précédent ministre des finances. »

On peut répondre à cette objection, qui est plutôt une question de fait et d’application, par quelques exemples pris dans les États où l’impôt sur le revenu est admis en principe, avec ou sans progression. Les pièces justificatives reproduites ci-après en donnent déjà l’idée. Mais voici des exemples de ce qui se passe en fait dans le canton de Neuchâtel.

Les citoyens appelés à faire leur déclaration de revenus sont convoqués, à un jour à une heure déterminés, dans une salle de l’hôtel de ville de leur commune que le peuple, dans un langage pittoresque, a surnommée la chambre du pressoir. Une commission composée du préfet du district (remplissant en cela à peu près les fonctions de notre contrôleur des contributions) et du Conseil général de la commune ou, plutôt, d’une délégation de ce Conseil, reçoit les déclarations des citoyens faites verbalement ou par écrit. Le document demandé par le questionnaire imprimé à chaque citoyen se résume en ces trois questions : votre fortune ? vos ressources ? vos cas d’exemption ? Voici les documents que j’ai sous les yeux.

Premier contribuable. — Je possède une maison avec jardin, que j’estime dix mille francs ; plus un mobilier estimé mille francs ;

J’exerce une fonction publique et mon traitement est de douze cents francs par an.

Je dois dix mille francs par hypothèques ; je suis marié et père de cinq enfants au-dessous de dix-huit ans.

Ces notes étant prises, le président de la Commission fait le décompte suivant au déclarant :

— Vos immeubles valant 10.000 fr. et étant grevés d’une pareille somme, ne constituent pas une valeur imposable. Votre mobilier étant inférieur à 1.500 fr., vous ne devez pas d’impôt sur cet article.

Vous avez à déduire de vos revenus 600 fr. pour frais de ménage, plus 1.000 fr. à raison de 200 fr. exemptés pour chacun de vos enfants ; soit au total 1.600 fr.

Vos ressources étant inférieures à cette somme, vous ne devez aucun impôt à la République.

Cependant, comme la loi ne permet pas de faire descendre le capital imposable au-dessous de 50 fr.. vous aurez à payer à l’État 0 fr. 75 et à la commune 1 fr. 25.

NOTA. — La loi, par cette dernière disposition, a plutôt voulu consacrer au profit du contribuable sa qualité de citoyen actif ou d’électeur que de lui imposer une contribution onéreuse.

Deuxième contribuable. — Je ne possède aucun immeuble, je suis fermier ; j’ai un bétail que j’estime cinq mille francs. Le domaine que j’exploite représente, année moyenne, un revenu brut de 3.000 fr. Je paie un fermage de 1.200 fr. par an.

Je suis marié ; j’ai huit enfants, tous au-dessous de 18 ans.

Sur ces données, le président établit le décompte suivant :

— Votre bétail représentant 5.000 dont la loi exempte 1.500 1.500

Le capital imposable est réduit à 3-5°°

Vos revenus étant de 3.000 3.000 dont il faut déduire le fermage 1.200

Le revenu imposable serait 1.800 1.800

La loi, déduisant pour frais de ménage, 600 600

Et pour chaque enfant, 200 X 8 = 1.600

Soit au total 2.200 1 2.200

Et cette somme étant supérieure à vos ressources, vous ne devez aucun impôt sur les revenus.

Votre capital mobilier ne représentant aucun revenu particulier en dehors de l’exploitation agricole, vous devez sur le capital seulement 6.30 au canton et 8.75 à la commune.

Troisième contribuable. — Je suis agriculteur ; je possède un bétail que j’estime 6.000 fr.

Je suis marié ; j’ai un enfant majeur ; le revenu brut du domaine est de 4.000 fr. Je paie un fermage de 2.000. Je n’ai pas de dette.

Décompte : votre capital de 6.000 n’a rien à payer sur son revenu qui est compris dans le produit de l’exploitation agricole.

Votre revenu de 4.000 est réduit à 2.000 par suite du fermage.

A déduire pour frais de ménage 600

Revenu imposable 1.400

Sur lequel vous paierez un impôt à l’Etat de 5. 40 et à la commune un impôt de 9.00

Total 14-40

Et sur le capital de 6000, déduction faite de 1500 exemptés par la loi, soit sur 4.500.

8 au canton et 12 à la commune, soit 20.00

Total 34.40

Quatrième contribuable. — Je suis domestique, je ne possède ni meuble, ni immeuble. Je suis entretenu par mon patron qui me paie, en outre. 500 fr. par an.

— Vous ne devez rien à l’Etat.

Cinquième contribuable. — Je suis propriétaire, négociant. Je suis marié et père de 4 enfants mineurs. Je possède des domaines sur ma commune et sur trois autres communes (que le contribuable désigne). Je les estime 400.000 fr. Ils sont loués 12.000 fr. et les bois compris dans ces domaines rapportent, en moyenne, 3.000 fr.

Ma maison de commerce, déduction faite des frais de gérance et d’exploitation, me rapporte 15.000 fr. par an, y compris le revenu, s’appliquant aux marchandises que j’estime 20.000 fr.

Mes capitaux mobiliers, placés, en moyenne, à 4 %, sont de 200.000 fr. produisant 8.000 fr. par an. Mon mobilier meublant, je l’estime 10.000 fr.

— Décompte : sur la fortune. Immeubles 400.000

Capitaux mobiliers 200.000

Mobilier meublant 10.000

Marchandises 20.000

Total 630.000

A déduire 1.500

Capital imposable 628.500

Sur le revenu : produit des immeubles. . 15.000

Produit du commerce 15.000

» des capitaux 8.000

Total 38.000

Dont il faut déduire :

Frais de ménage 600 I

Entretien des enfants, 200 X 4-- 800 |

Revenu imposable 36.600

D’après ces données, l’impôt est réglé comme suit :

Sur le capital de 628.500, pour le canton 935 » » » pour la commune i-55° " Total 2.485 » Sur les revenus : ) Pour le canton 410 40 ) 1.094 40 Pour la commune 684») Total général 3-579 4°

De ce qui précède nous pouvons tirer les conclusions suivantes :

1° L’opération amenant la fixation du capital et du revenu de chaque contribuable est des plus simples, beaucoup moins compliquée que notre système français qui ne se réfère jamais ni au capital réel ni au revenu réel des choses ; il suffit d’avoir vu une seule fois nos misérables plans de cadastre, nos matrices cadastrales et les revenus absurdes et aussi faux que possible sur lesquels on base l’impôt, pour en conclure qu’il est indispensable de trouver une autre méthode d’établissement de l’impôt.

2° Les trois premiers exemples ci-dessus montrent l’immense supériorité du système suisse admettant la déduction des dettes, pour le capital et la déduction de la part des revenus absorbés par les dépenses nécessaires.

Avec notre système français, les contribuables en question payant en Suisse 2 francs ou 3 francs, au raient payé, en France, dans la même situation de fortune, au moins 80 ou 100 francs en impôts de toutes sortes.

3° La même base sert, en Suisse, à la répartition des impôts revenant au canton, c’est-à-dire à l’État, et à la commune ;

4° Quant au tempérament français, il faudrait le supposer bien extraordinaire pour lui faire préférer un système d’impôts que le contribuable ne peut pas contrôler, qui lui est imposé de la façon la plus arbitraire, à une évaluation loyalement débattue entre lui et l’État ;

5° La discrétion la plus absolue est exigée des membres de la Commission sous des peines sévères ; en France il est douteux que la même discrétion soit observée actuellement ;

6° Dans les autres cantons suisses, le mode d’opération est à peu près le même ; la principale différence qui existe entre les divers cantons est l’application du système de progression, sur une échelle plus ou moins élevée et toujours avec bénéfice des taux dans les échelons inférieurs ;

7° Un même domaine est officiellement taxé, en France, d’après trois ou quatre évaluations différentes : pour le prix de la vente, pour l’impôt foncier, pour les portes et fenêtres, pour la mutation par décès, pour le prix du bail.

8° Si le contribuable fait une fausse déclaration, il est puni d’une amende ; s’il n’est pas d’accord avec la Commission, qui peut ne pas accepter sa déclaration, cette Commission lui propose une évaluation qu’il peut refuser, et à laquelle il oppose en détails les différents objets composant son actif.

9° Le recours au conseil supérieur est toujours admis.

Reprenons, maintenant, le premier exemple, celui du père de famille qui a cinq enfants, qui possède une maison hypothéquée.

En France, la loi dirait : puisque vous vous permettez d’avoir une maison pour vous loger, vous, votre femme et vos cinq enfants, vous paierez :

En impôts fonciers 60 fr.

Pour les portes et fenêtres 12

Impositions personnelles et mobilières.. 10

Sans compter les impôts de consommation que vous payez sans le savoir et qui s’élèvent au moins à 50 francs, ci 50

Total 132 fr.

Ne venez pas me dire que vous avez 10.000 francs de dettes, c’est tant pis pour vous, cela ne me regarde pas. Ne me parlez pas, non plus de vos cinq enfants, c’est encore votre affaire ; qui a les petits les nourrit, comme dit le proverbe. Et puis, vous avez été bien imprudent d’aller vous marier, puisque vous aviez à peine de quoi vivre. Si vous aviez lu Bentham et Malthus vous n’en seriez pas là. Voilà des Anglais qui s’y connaissent en fait d’économie sociale !

La loi suisse tient à ce brave homme un tout autre langage. Afin de pouvoir loger votre petite famille, vous avez été obligé d’emprunter dix mille francs, c’est déjà assez malheureux d’avoir une dette aussi considérable qui absorbe votre capital et qui, en plus diminue de 400 francs vos ressources annuelles ; il serait injuste de vous faire payer un impôt pour ce qui, en réalité, n’est pas une fortune pour vous. C’est votre créancier qui paiera l’impôt. Vous avez une femme et cinq enfants ? il faut les nourrir, les loger, les habiller, c’est une dépense nécessaire, il serait souverainement injuste d’accroître encore par l’impôt cette charge considérable. Votre travail profite à la Société ; vous élevez de nombreux enfants qui serviront à leur tour, par leur travail, à cette même société ; vous remplissez un rôle moral et utile au pays. Loin de vous faire payer une contribution, c’est lui, au contraire, qui viendra à votre secours si vos ressources sont reconnues insuffisantes.

Je prie maintenant le lecteur de comparer les deux lois ; la loi française et la loi suisse ; de se rendre compte aussi, de leurs effets. Je recommande aussi cette comparaison à M. Piot qui s’occupe, en France, de la grave question de la dépopulation, pendant que dans des pays voisins où fonctionne l’impôt plus ou moins progressif, le nombre des habitants augmente chaque année.

L’une de ces lois fait du prolétaire un bon ouvrier un bon employé, un petit propriétaire, du petit propriétaire, un père de famille qui peut élever ses enfants, et, à la fin de sa vie, un vieillard qui finit dans un état aisé ou supportable, entouré d’enfants qui suivent la même voie.

L’autre loi fait du petit propriétaire un prolétaire, après une lutte inutile contre la misère, du prolétaire un simple manœuvre, peut-être un mendiant ou un vagabond dont l’existence se termine à l’hôpital ou parfois en prison, à la charge de la communauté.

Par quelle fatalité nous sommes-nous habitués, en France, à cette idée que la proportion mathématique en fait d’impôt, est la plus juste, et qu’elle doit atteindre le capital et le revenu, aussitôt qu’ils dépassent zéro. Ce ne sont certainement ni le bon sens, ni la raison, ni l’esprit de justice qui ont propagé cette manière de comprendre l’impôt. C’est plutôt l’influence traditionnelle que nous ont léguée les siècles passés.

L’homme n’est pas une quantité à mettre en équation mathématique avec des nombres. Les nombres commencent bien à partir de zéro ; mais le chiffre de revenus ou la valeur capitale dont l’homme peut disposer ne commence pas à zéro ; une première fraction, ou de son revenu ou de son capital, est absorbée d’une manière nécessaire par les dépenses, mêmes les plus réduites, que comportent sa vie physique et sa vie intellectuelle. C’est donc par un véritable contre sens, une erreur de calcul, que nous faisons commencer le prélèvement de l’impôt, sur le revenu ou le capital de chacun, à partir de zéro. C’est ce qu’ont parfaitement compris, depuis dix, vingt et même cent ans, les États les plus civilisés de l’Europe, qui s’en trouvent fort bien, et qui rendent ainsi, le droit de propriété et la fortune individuelle plus respectables, et en fait, moins attaqués qu’ils ne le sont en France. C’est faire trop beau jeu aux théories socialistes et collectivistes, que de rendre, par un système fiscal défectueux, l’acquisition de la propriété ou de la fortune par le travail trop difficile. C’est précisément là une des causes pour lesquelles nous voyons diminuer tous les ans la population rurale si nombreuse autre fois. Dans la Franche-Comté comprenant trois départements, cette population a diminué de plus de deux cent mille individus depuis un demi-siècle.

Pourquoi serait-il plus difficile en France, que dans les autres États, d’adopter l’impôt plus ou moins progressif sur le revenu et le capital ? Depuis quand a-t-on reculé devant une difficulté d’exécution, que l’on s’exagère du reste, quand il s’est agi d’améliorer une institution ? Où serait le progrès, si une difficulté devait toujours arrêter une marche en avant ? Autres temps, autres mœurs, autres impôts.

Comment le droit de propriété individuelle pourra-t-il être longtemps respecté dans un pays où 20.000 personnes possèdent la moitié de la fortune générale et où vingt millions d’habitants ne connaissent le droit de propriété que par la privation dont ils en souffrent et les abus de ce droit s’étalant sous leurs yeux ?