CHAPITRE II

La Dîme Royale proposée par Vauban est un premier essai de l’impôt sur le revenu




M. Jules Roche, à l’appui de sa thèse contre l’impôt sur le revenu, cite un passage de l’admirable dissertation de Vauban, développée dans son livre de la Dîme Royale. Or, si l’on examine bien ce passage, il est plutôt contraire à la thèse de l’écrivain. Vauban raconte que, près de Rouen, trente-six paroisses rurales étaient traitées comme banlieue de la ville, en sorte que la taille n’était pas pratiquée, mais que les droits d’entrée des viandes et poissons y étaient payés : c’est l’octroi d’aujourd’hui. Ces droits rapportaient 45.000 livres ; la taille n’aurait guère donné que 25.000 livres. Eh bien ! les habitants de ces villages se trouvaient moins malheureux de payer les droits d’entrée qu’ils pouvaient diminuer en restreignant leur consommation, en ne buvant que de l’eau, en ne mangeant que du pain, que d’avoir à subir le régime de la taille, avec ses risques et ses imprévus. Et, cependant les commis des Aides inventaient tous les jours des prétextes à confiscations. « Si un malheureux, d’un muid de cidre, en fait trois, en y ajoutant les 2/3 d’eau, comme il se pratique très souvent, il est aux risques de tout perdre, et encore de payer une grosse amende ; il est bien heureux quand il en est quitte pour payer l’eau qu’il boit ». Voilà les détails donnés par Vauban. Alors, pourquoi cette crainte de la taille, que l’on préfère payer 45.000 livres au lieu de 25.000 ? Vauban nous le dit : « Tout cela, néanmoins, n’est compté pour rien, quand on considère que, dans les paroisses taillables, ce n’est ni la bonne ou mauvaise chère, ni la bonne ou mauvaise fortune qui règlent la proportion de l’impôt, mais l’envie, le support, la faveur et l’animosité, et que la véritable pauvreté ou la feinte y sont presque toujours accablées. Que si quelqu’un s’en tire, il faut qu’il cache si bien le peu d’aisance où il se trouve, que ses voisins n’en puissent pas avoir la moindre connaissance… Je puis encore rapporter ici ce que j’ai appris en passant à Honfleur, qui est que les habitants, pour se soustraire à toutes les misères et à toutes les vexations qui accompagnent la taille, se sont non seulement abonnés pour la somme qu’ils avaient coutume de payer chaque année, qui est de 27.000 livres, mais qu’ils se sont encore chargés, pour obtenir cet abonnement, d’une somme de 100.000 livres qu’ils ont empruntée et dont ils payent l’intérêt, pour fournir aux réparations de leur port, tant les désordres causés par l’imposition et la levée des tailles leur ont paru insupportables ».

C’est après ces exemples que Vauban propose, en quelques pages qu’il serait trop long de reproduire ici, cette fameuse Dîme Royale qui a irrité Louis XIV et surtout les riches de son temps, et qui devait être prélevée seulement comme un vingtième du revenu de chacun.

Soixante ans plus tard, Voltaire, indigné de la manière dont était appliquée cette méthode de la taille, dans cette petite seigneurie qu’il possédait autour de Ferney, obtint, comme une faveur, de l’administration fiscale, de payer davantage, en répartissant mieux l’impôt d’après les revenus réels.

M. Jules Roche cite encore l’intendant de Basseville : « Le dixième serait bon dans un pays qui ne payerait ni taille, ni capitation ».

Cette opinion n’est-elle pas l’éloge même de l’impôt sur le revenu vrai, substitue à la taille et à la capitation sur les petits revenus, l’indigence et la misère. Ce dixième n’était pas autre chose que la fameuse Dîme Royale de Vauban, laquelle n’était même que de 1/20.

Qu’y a-t-il de commun entre cette taille, fondée sur une appréciation arbitraire, et l’impôt sur le revenu dont il est question aujourd’hui ? C’est le contribuable qui déclare lui-même son revenu. S’il s’y refuse, la commission lui propose un chiffre, et s’il le trouve exagéré, il donne tout simplement le détail de ses revenus. Qu’y a-t-il là d’arbitraire ? Notre personnelle mobilière, nos patentes, notre impôt foncier lui-même, qui ne répondent jamais à la réalité, et qui seraient remplacés, sont bien loin d’arriver à une approximation aussi exacte.