E. Flammarion (p. 181-184).

CHAPITRE XX


D’une conversation substantielle et brève qu’eurent ensemble M. de Siblas et Maurin.

Le lendemain, Maurin crut devoir rendre visite à M. de Siblas. Il y alla… sans arme.

— Ah ! vous voilà, monsieur Maurin ?

— Oui, monsieur le comte, j’ai cru que c’était de mon devoir de venir vous dire les choses comme elles sont.

— Les choses politiques ?

— Oui, monsieur le comte.

— Eh bien, qu’y a-t-il ?

— Les journaux vous l’expliqueront mieux que moi, mais je peux toujours vous dire que le congrès a adopté la candidature multiple. Celle de Vérignon a été saluée par des acclamations.

Ils causèrent un moment et M. de Siblas finit par dire :

— Vous le voyez, monsieur Maurin, nous ne sommes pas loin de nous entendre. Ce ne sont ni les Vérignon ni les Maurin qui me troublent, ce sont les Caboufigue.

— Ils sont aplatis, ceux-là ! dit Maurin.

Et il conta à M. de Siblas, qui riait follement, d’abord son duel au bâton avec le fils Caboufigue, puis la harangue de Pastouré contre le père du baron romain.

— M. Caboufigue père est venu me voir ; il ne m’a rien dit de tout cela, fit malicieusement M. de Siblas.

— Il n’en parlera pas souvent, je crois, répliqua Maurin.

Et comme il se retirait, il revint brusquement sur ses pas :

— Alors ?… vous y tenez beaucoup, à avoir un roi ?… Quel malheur !… vous me plairiez tant sans ça ! dit-il au comte charmé de sa familière candeur.

— Mon Dieu ! déclara M. de Siblas, je me passerais encore de roi si tous les citoyens en étaient dignes.

— Dignes de quoi ?

— Dignes qu’on s’en passât, c’est-à-dire dignes de la liberté. Un peuple digne de la liberté, monsieur Maurin, c’est un peuple honnête et intelligent. Or, beaucoup d’intelligences et d’honnêtetés, ce n’est pas facile à trouver ; il serait plus aisé de trouver un bon roi ; il est plus difficile en un mot de trouver vingt millions d’honnêtetés et d’intelligences, qu’une seule intelligence et qu’une seule honnêteté.

— Bon, dit Maurin, qui réfléchissait ; il ne faut qu’une bonne loi.

— Qui la fera ? répliqua vivement M. de Siblas, si vous ne savez pas choisir vos législateurs ? Hélas ! ce qui manque, ce sont de bonnes mœurs, de l’honnêteté, des caractères.

— Nous avons des enfants, dit Maurin devenu grave.

Le comte soupira ; puis, après un silence :

— Vous pouvez être sûr que je ne retirerai pas ma candidature.

Il tendit la main à Maurin.

— À propos, monsieur le comte, dit Maurin, depuis que je ne vous ai vu, il s’est passé des événements qui vous regardent. Je suis allé, venu, j’ai vu, j’ai écouté. Et j’ai quelque chose à vous dire qu’un peu plus j’allais oublier… il m’aurait fallu revenir.

« Vous avez chez vous, dans vos bois de Brégançon…

— Des bohémiens qui m’ennuient, interrompit M. de Siblas. On leur a enjoint de s’en aller, ils refusent. Ils traitent mes bois en pays conquis, en forêts vierges d’Amérique. Je finirai par les déloger, avec de la gendarmerie…

— Gardez-vous-en pour l’heure, monsieur de Siblas ! dit Maurin. Si vous prenez ce moyen, ils se vengeront…

— Et comment ?

— Ils mettront le feu à vos bois, il n’en faut pas douter… Et à vos bois, dit Maurin gaiement, j’y tiens, monsieur le comte, plus que vous, puisque vous n’y chassez pas, et que moi j’y chasse !… oh ! la bécasse seulement et le lapin… le perdreau aussi, mais pas les faisans ; d’ailleurs il n’y en a pas.

Le comte se mit à rire.

— Attendez encore quelque temps, poursuivit Maurin. Ces bohémiens ont, pour être là, une raison que je ne peux pas dire et qui peut d’un moment à l’autre disparaître ; j’y travaillerai. Mieux vaut pour vous, dans cette affaire, agir avec de la patience ; je parlerai à de pauvres diables de ma connaissance qui les excitent à rester où ils sont, et nous arriverons à les faire partir. Mais il faut un peu de temps.

— Au fait, dit le comte, je m’en remets à vous. Ces gens-là, après tout, ne me gênent guère, et pourvu qu’ils me déboisent pas plus d’un hectare !…

Il ajouta :

— Mais vous semblez moins gai, Maurin, qu’à l’ordinaire ?

— Tout lasse, monsieur. Les gendarmes m’ont beaucoup amusé d’abord, ils m’ennuient maintenant. Je crois que je me fais vieux. Et puis je vais des fois entendre les leçons qu’un saint homme donne à mon fils et j’en rapporte des pensées… Ainsi, par exemple, depuis quelques jours, je serais incapable de revenir vous tuer un faisan. Ça me ferait l’effet d’un vol véritable. Je me semblerais un contrebandier. Tout ça parce que mon petit garçon a récité une leçon devant moi sur la contrebande.

— Nous finirons par nous entendre tout à fait. Vous êtes, mon ami Maurin, un bien honnête cœur d’homme. Revenez me voir au temps de la chasse. Nous ferons ensemble le tour de mon île.

— Avec plaisir, monsieur le comte… À vous revoir.