E. Flammarion (p. 458-463).

CHAPITRE LIV


Un vieux renard est pris au piège par une galinette.

Il regardait la figure jeune de Fanfarnette, ses cheveux drus et soyeux, sa nuque ferme… Il avait encore devant lui, avant l’heure de son rendez-vous avec Tonia, deux grandes heures.

Il pensa à déjeuner, mais la bouche ronde de Fanfarnette faisait une moue enfantine…

— Maintenant, dit-elle tout à coup, tu es forcé de me prendre en mariage.

Cette parole ne le surprit pas outre mesure. Il l’avait entendue si souvent et si souvent éludée !

— Fanfarnette, déclara-t-il, j’ai un présent à te faire et nous serons quittes.

Il tira de son carnier un joli foulard de soie qu’il avait acheté la veille pour l’offrir à Tonia.

Fanfarnette se saisit du foulard, le déplia et dit :

— Crois-tu vraiment qu’un foulard, même joli comme est celui-ci, me paie de ce que je t’ai donné ?

Il ne comprit pas, et prit dans son carnier un petit miroir ovale, encadré dans de la corne et qui avait un couvercle tournant sur pivot. « Tonia, songeait-il, n’attend pas ces choses… je peux les donner. »

— C’est tout ce que j’ai, fit-il, c’est pour toi.

Fanfarnette s’empara du miroir, l’ouvrit, se mira, sourit à son image et déclara avec une moue de résolution méchante :

— Ça, c’est des gages ; mais il faut que tu me paies ce que tu m’as volé !

— Fanfarnette, dit-il, tu es bien mignonnette et bien aimable, mais, en vérité, de moi tu n’auras pas autre chose.

— Tu galèges ! dit-elle. À présent il me faut le mariage, parce que tu m’as enlevé l’honneur.

Il demeura stupide d’abord, puis, ayant réfléchi un peu, il eut peur !

Comme il connaissait l’honneur de Fanfarnette, ce mot l’éclaira d’une lumière brusque et douloureuse sur les projets de la naïve pastresse. Il se sentit tout à coup en présence de l’ennemie ; il fronça le sourcil. L’expression de son visage se fit dure, farouche, presque terrible. Elle comprit à son tour qu’il lui était ennemi. Alors, après un petit silence, elle ajouta, toujours souriante :

— Autrement, j’irai partout disant que tu m’as prise de force, si jeunotte comme je suis, et tout le monde sera contre toi, même tes amis ; et les gens qui te veulent du bien te montreront au doigt, tu comprends ? Mais je sais bien que tu aimeras mieux m’épouser, pas vrai ?

Elle souriait comme une femme. Elle était sûre de soi ; quelque chose d’éternel et de fort émanait d’elle, la ruse d’Ève, terrible.

— Fanfarnette, dit-il, je ne suis pas facile à attraper. Il y a une différence entre moi et les rouges-gorges que tu pièges en gardant tes chèvres. Je sais ce que je sais, et c’est parce que je le sais, que tout à l’heure, quand tu m’as attiré vers toi avec tes caresses de chevrette, je t’ai répondu comme un homme répond à une femme qui l’appelle.

— Moi, je t’ai appelé ?

— Tu m’as appelé

— Oh !

Elle le regarda effrontément dans les yeux, en répliquant :

— Et que sais-tu de moi, qui t’ait fait me répondre comme un homme à une femme ? Je ne suis qu’une pauvre fille honnête, pechère ! tout le monde le dira.

Il se rasséréna, persuadé que lorsqu’il aurait satisfait à sa question, la petite se tiendrait pour vaincue :

— Eh ! dit-il, crois-tu que je ne t’ai pas vue l’autre soir, au fond de la baïsse des Darboussettes, avec le petit berger Chichourlet ?

Elle sourit à l’image du berger :

— Il me cueillait des mûres, dit-elle.

Maurin sentit la colère lui monter à la tête. Il avait vu ce qu’il avait vu.

Elle reprit :

— Veux-tu me prendre en mariage, oui ou non ?

— Que tu es bête !… Non ! dit-il simplement, non, de sûr !

— Eh bien ! siffla-t-elle, ce sera comme je te l’annonce : je te ferai passer pour un voleur de filles honnêtes… Et c’est la vérité !

Il la regarda. Il avait entendu conter aux veillées des histoires de sorciers. Dans un de ces contes, une vieille fée, quand elle est sous sa forme véritable, ressemble à une espèce de dragon perché sur deux pieds de tardarasse (buse), avec un bec crochu et des yeux ronds, et des cornes de chouette, mais quand elle veut perdre les chrétiens, elle prend une jolie figure de princesse… Sous le visage enfantin qui lui souriait, il crut voir le monstre de proie.

— Eh ! dit-il alors rudement, je ne sais pas, à la vérité, si dans ta jarre où tu te baignais, voici un an tout à l’heure, il y avait une petite vierge honnête, mais je sais que dans le quartier des Casàous il y a maintenant une mauvaise auberge où, la nuit, vont bambocher, avec des filles, tous les fénas (bons à rien) du quartier. Tu y es entrée un soir, voici deux mois, avec un homme qui n’est plus jeune ! et qui est marié ! Et je t’ai vue y entrer !… Et le hasard a voulu que je t’en ai vue ressortir au matin.

Dès que Maurin eut prononcé ces paroles, la Fanfarnette cessa d’être jolie… Il la regarda en face, et vit, avec certitude, ce qu’elle était : une masque (sorcière) !

— Que tu m’aies vue, qu’est-ce que ça fait ? dit-elle impudemment. Celui avec qui j’étais est marié, oui ! Et c’est pour cela qu’il ne dira rien, — non plus que ceux de l’auberge, qui font leur métier comme ils doivent, je veux dire en se taisant. Alors, tu auras beau faire, mon garçon ! tout le monde me croira et tu ne seras pas cru ! et tout le déshonneur sera pour toi !

Il la regardait toujours, stupéfait de pareille audace. À chacune de ses paroles, il lui semblait voir sortir d’une fleur une mouche venimeuse… Maintenant, elle était tout à fait laide ; sa bouche était un peu tordue. Elle souriait mal. Ses yeux de chevrette le regardaient en face. Mais il y avait sur eux comme un nuage, et il y voyait, sous le mensonge inutile, la cruauté froide et calculatrice. Le monstre qui était en elle apparaissait peu à peu sur toute sa face…

Point d’amour, point d’amitié, point de sensualité même, rien que le calcul, l’intrigue, — ignorée des chèvres.

Alors, quelque chose d’horrible traversa pour la seconde fois le cœur de l’homme, une peur qu’il ne connaissait pas, car il voyait ce que de sa vie il n’avait vu, ce qu’il n’avait jamais soupçonné possible, ce brave Maurin !…

La menace hideuse, elle la réaliserait ! Et comment, en effet, se défendrait-il ? Pourquoi le croirait-on, lui, quand il accuserait cette petite… si petite ? Peut-être que M. Rinal lui-même le jugerait coupable ! Et M. Cabissol ! et Parlo-Soulet ! Et Cigalous ! tous ses amis !…

« Est-il Dieu possible ! il faut que Grondard ait passé par là ! »

— Eh bien ? interrogea Fanfarnette d’un air d’ironie triomphante, avec un sourire de vieille fée qui tordait ses lèvres roses…

Il se sentait perdu ! Ni l’incendie, ni le chien enragé, ni rien ne l’avait fait trembler, jamais. Et maintenant oui, devant ce mauvais rêve, voilà qu’il tremblait !

Tous ses délits, il en tirait gloire. Il savait très bien qu’un désir de justice l’avait toujours conduit, qu’on le jugeait comme honnête malgré tout, et que finalement il marchait, dans ses bois solitaires, entouré de l’estime de son peuple !

Et voilà que, poussé par le mensonge d’une enfant, il allait tomber dans une réputation d’infamie… comme un Grondard !… Et on la croirait, cette rusée, parce que, avec les femmes, il avait été un homme léger… Cela on ne l’ignorait pas ! Et à cause de cette fillette on ne voudrait pas admettre que jamais il n’avait agi traîtreusement avec aucune fille !… Il regarda Fanfarnette et — ce fut un éclair aussitôt éteint qu’allumé — il eut l’envie de prendre au cou la mignonne et de lui frapper la tête contre le tronc du grand chêne qui était là… Alors, ayant horreur de sa propre pensée, il ramassa brusquement fusil et carnier et s’enfuit comme un fou.

Il l’entendit qui criait :

— Tu sais ce que je t’ai dit ! Tu réfléchiras !

Quand il eut fait une demi-lieue, il s’arrêta ; ses idées bouillonnaient en tourbillon de folie dans sa tête ; il posa dans une broussaille fusil et carnier, — se jeta à terre de tout son long et, cachant sa tête dans ses bras, il se mit à sangloter.

Alors son chien vint doucement lui lécher les mains.