E. Flammarion (p. 450-457).

CHAPITRE LIII


Où l’on verra ce qu’on peut trouver quelquefois, mais rarement, dans une jarre, et comment une chevrette s’empara d’un loup.

Ils n’entrèrent dans Bormes que de nuit et, pendant que Pastouré gardait les chevaux, Maurin alla chez M. Rinal qu’il trouva en grand conciliabule avec M. Cabissol. Il leur expliqua comment, selon lui, Grondard avait allumé l’incendie de façon à faire croire qu’il était, lui Maurin, l’incendiaire.

— Je m’en doutais ! dit M. Cabissol… Enfin, vous voilà sain et sauf. Nous triompherons tôt ou tard de vos ennemis, soyez tranquille.

— Il le faudra bien, dit Maurin, il faut une justice, ou bien alors !…

Il eut un geste vague, mais triste.

M. Rinal donna à Maurin des nouvelles de son fils qui « apprenait toujours bien », puis Maurin conta ses dernières rencontres avec Sandri et avec Grondard.

— Soyez tranquille, dit M. Cabissol, je ferai une enquête et je vous jure qu’elle aboutira. Nous cherchons, M. Rinal et moi, les moyens de vous tirer de toutes ces complications, comptez sur nous. Et maintenant, allez vous reposer.

Pastouré et Maurin convinrent de passer secrètement deux jours de repos chez leurs amis de Bonnes, ce qu’ils firent.

Le deuxième jour, Maurin chargea un petit berger d’aller dire à Tonia, hors de la présence de son père, qu’elle pourrait lui parler, le lendemain, à telle heure, à tel endroit ; et c’était au Chêne du Solitaire, non loin de la maison d’Orsini.

Grondard rencontra le petit berger :

— Où vas-tu si vite ?

Le petit pâtre connaissait Grondard et il eut peur. Il s’arrêta tout pâle, et, d’un trait, expliqua ce qu’il allait faire, puis ajouta vivement :

— Laissez-moi aller, que je suis pressé.

Et il s’esquiva. Grondard s’éloigna de son côté, l’air tout drôle. Il réfléchissait et remuait les lèvres, se parlant à lui-même…

Maurin ne devait voir Tonia au Chêne que dans l’après-midi.

Il partit le matin, en chasseur, suivi de son chien qu’il avait repris à Cigalous. Il se proposait de déjeuner sur le lieu du rendez-vous en attendant sa belle Corsoise.

Pastouré, pendant ce temps, ramènerait les chevaux à la Garde-Freïnet, par des chemins détournés.

Quand il arriva à l’endroit de son rendez-vous, Maurin fut un peu étonné d’y trouver, assise sur une grosse racine, la petite bergère Fanfarnette qui gardait son troupeau de chèvres mauresques éparses autour d’elle.

Comme ses chèvres, elle était de petite race, Fanfarnette, gracieuse au repos, vive en ses mouvements et toute blanche sous son grand chapeau, avec un regard fauve qui ne ressemblait pas au regard « d’une gent » parce qu’on n’y voyait jamais d’amitié.

— Tiens ! tu es toi, Fanfarnette ?

— Comme vous voyez, moussu Móourin.

Il se demandait comment il fallait faire pour l’éloigner. Il ne savait comment s’y prendre, non point, bon Dieu ! pour ne pas donner de mauvaises pensées à la petite (il savait trop qui elle était) mais pour ne pas éveiller sa malice et ses moqueries.

Réfléchissant ainsi, il se baissa machinalement afin d’examiner une toute jeune tige verte, à peine formée, qui crevait la terre à ses pieds… Et ne parvenant pas, tant elle était jeune, à se nommer la feuille qu’il maniait, il se demanda tout haut à lui-même :

— Qu’est-ce que c’est que ça ?

Puis il regarda Fanfarnette.

Et elle, posant sur lui son regard vague, son regard de chevrette, répondit lentement, avec un sourire aussi frais que la jeune feuille qu’il avait touchée :

— Ça ?… c’est une plante dans les bois.

Cette réponse de bêtise ignorante était délicieuse parce qu’elle achevait de faire de Fanfarnette la rivale de ses petites chèvres, et aussi parce qu’elle pouvait un instant faire croire à une parfaite innocence.

Il y a des paroles qui attirent le baiser, qui l’appellent, comme fait la fraîcheur des sources cachées et susurrantes sous les feuillées.

Maurin fut troublé. Il la connaissait, cette petite. Il la connaissait bien ! Au temps où il guettait l’aigle, elle était venue garder son troupeau autour de la bastide de Secourgeon à qui le maître des chèvres, un de la Molle, avait loué un droit de pâturage que Secourgeon sous-louait.

En ce temps-là, Maurin, occupé de la forte beauté de misé Secourgeon, n’avait pas fait attention à la petite Fanfarnette, une enfant ! Il n’était pas chasseur à rechercher si menu gibier…

Il avait même, de cette époque, un amusant souvenir de cette bergerette, un souvenir joli et si drôle qu’en y pensant, Maurin riait de plaisir, tout seul.

Les Secourgeon donnaient alors la retirée à la Fanfarnette qui couchait dans un petit grenier sous le toit, ou plutôt dans un chambron de débarras, où l’on avait accès par un escalier de bois dressé contre le mur extérieur, sur le derrière de la maison.

Un beau jour, Fanfarnette (chacun sait que les chevrettes sont personnes très délicates) eut fantaisie d’une baignade en eau claire. Et comme dans le lit du torrent voisin, desséché à ce moment de l’année, il n’y avait pas de creux assez profond pour contenir son petit corps blanc, elle eut une admirable idée…

Ayant avisé, au fond de son grenier, une jarre — une de ces jarres pareilles à celles où s’enferment les voleurs dans le conte d’Ali-Baba, — une jarre à mettre de l’huile, et qui se trouvait vide, bien propre, bien odorante (nettoyée et frottée longtemps, comme elle avait été l’an dernier, avec des pommes écrasées), Fanfarnette songea que cela ferait une baignoire commode où elle entrerait peut-être un peu juste, mais les poussins s’accommodent de leur coquille… Cette jarre provençale, luisante au dedans d’un beau vernis jaune, ressemblait en effet, comme toutes les jarres, à un œuf énorme. L’emplir d’eau limpide et bien fraîche, monter sur une chaise et entrer dans l’énorme vase bombé, comme une mouillette dans un œuf à la coque, tel fut le plan de Fanfarnette. Sans en rien dire à personne, elle l’exécuta un matin. Maître Secourgeon labourait au loin… Maurin, posté aux environs, ne devait pas revenir de sitôt ; misé Secourgeon était allée vendre des légumes à l’auberge des Campaux.

Fanfarnette, un ferrat (seau) dans chaque main, se mit donc à voyager du grenier au puits et à emplir sa jarre qui était presque aussi grande qu’elle.

« Quand je serai dedans et debout, je n’aurai guère dehors que la tête. »

Et du puits au grenier et du grenier au puits si souvent elle alla, revint et retourna, qu’à la fin la jarre fut presque pleine à déborder.

Alors Fanfarnette posa ses seaux, se déshabilla vitement, grimpa sur la vieille chaise ; de la chaise elle s’éleva jusqu’au bord de la jarre un peu vacillante, mais d’une main elle se retenait solidement aux poutrelles du plafond bas, si bas que, légère et adroite comme elle était, elle parvint à entrer enfin dans sa jarre… Mais non pas d’un seul coup ! L’orifice en était plus étroit et ses jeunes hanches plus rebondies qu’elle n’avait pensé, si bien qu’il fallut forcer un peu pour pénétrer toute là dedans. Le rebord de la jarre était déjà sous les aisselles de la mignonnette, que ses pieds ne touchaient pas encore le fond, moins relevé que Fanfarnette ne l’avait cru.

Elle dut s’agiter avec grands efforts et contorsions, pour faire entrer l’un après l’autre ses petits bras dans l’eau. Et dès qu’elle y fut parvenue, l’eau aussitôt déborda de tous côtés et ruissela par la chambre, ce qui fit rire la bergerette.

Elle riait aussi d’être nue et seule bien au frais, dans cette drôle de baignoire.

Elle s’amusa à y disparaître toute et à s’imaginer qu’elle était un petit de perdrix, qui attend l’heure de casser sa coquille.

On était bien là. Les flancs du grand vase bombé n’avaient pas trompé l’espérance de la baigneuse. Elle tournait donc sur elle-même, dans l’exquise fraîcheur de l’eau, et pouvait même, de ses mains agiles, se bien frotter, comme avec leur bec font les serins dans l’auge de leur cage.

Et Fanfarnette riait. C’était si drôle d’être dans ce grand œuf !…

Enfin elle sentit un petit frisson… elle grelotta un peu… « Allons, Fanfarnette, il faut sortir ! »

Aï ! bonne mère ! pauvre de moi, quel malheur ! Sortir, ce n’était plus possible ! Dégager même un bras tout entier, elle ne le pouvait plus !… Comment faire ? Si elle parvenait à mettre dehors son bras droit seulement, elle pourrait chercher aux saillies des poutrelles un point d’appui et retirer tout le reste ! Comment faire, mon Dieu ! comment faire ? Et Fanfarnette se trémoussait, sans parvenir à éclore !

À la fin elle eut peur et gémit bien fort :

— Mon Dieu ! que je suis perdue ! mon Dieu ! comment sortir de là ?

Maurin, qui à ce moment passait près de la maison, fut le seul à entendre ces plaintes. Il accourut, grimpa à l’échelle, criant :

— Qu’y a-t’il ? j’arrive !

Quand elle entendit un gros pas d’homme sur le bois sonore de l’échelle, Fanfarnette fit un effort dernier pour sortir de sa jarre, et tant fort s’y démena, qu’elle la fit vaciller, pencher deux ou trois fois de droite à gauche, de gauche à droite, puis décidément chavirer, tomber brusquement.

En tombant, le flanc bombé de la jarre, sous le poids de la lourdotte, se fendit de long en long, et tout à coup, au moment même où entrait Maurin, la jarre en deux morceaux s’ouvrit et, à terre, au milieu de l’eau ruisselante, la fillette apparut couchée, blanche, rose et toute nue, et certes vite relevée, mais si embarrassée pour se cacher toute entière avec ses deux mains très petites, que, les portant tantôt trop haut et tantôt trop bas, elle ne se couvrait ici que pour mieux se découvrir là…

Bonne mère des anges ! quel souvenir !

Et pour ravoir ses vêtements, il aurait fallu se rapprocher de Maurin.

Et lui ne bougeait, pétrifié de surprise et de curiosité, de manière que de le voir si drôlement gêné, l’air tout bête, elle finit par rire aux éclats ; et, comme oubliant qu’elle était nue devant un homme, elle se mit à sauter en frappant ses mains l’une contre l’autre.

Peut-être savait-elle déjà par quelle puissance le diable se rend maître des hommes.

À la fin finale, elle avait dit, sans aucun embarras, mais au contraire riant toujours :

— Allez-vous-en à présent, moussu Móourin ! je m’habillerai bien toute seule !

L’honnête Maurin s’en était allé.

Voilà le souvenir qu’il avait de Fanfarnette et qu’il revit en lui-même brusquement, lorsqu’il la trouva au Chêne du Solitaire. Elle était très bien faite, la petite pastresse… Il voyait la jarre vaciller, chavirer, tomber et s’ouvrir… Aï ! pauvre Maurin !… Et Fanfarnette aussi se souvenait.

Des souvenirs de cette Fanfarnette, il en avait deux ou trois autres — mais moins jolis, oh ! beaucoup moins !

À la vérité, jamais il ne l’avait si bien regardée qu’aujourd’hui et jamais elle n’avait eu cette beauté de jeunesse… « Il y a un an, se dit-il, c’était une enfant… À présent, ce n’est plus ça ! »

Se voyant ainsi regardée, elle se mit à rire comme elle avait ri quand la jarre s’était ouverte…

Et Maurin, qui venait pour voir Tonia, ne pensait plus à renvoyer Fanfarnette !…

Il la regardait toujours. Il s’assit, pas très loin d’elle, sur le tronc d’un chêne liège abattu. Déjà il songeait :

« Que Tonia doive venir ici, c’est vraiment dommage. »

Fanfarnette s’était rapprochée de lui.

— Quel âge as-tu, petite ?

— Est-ce que je sais, moi ?

Elle devait avoir dix-sept ans. Elle en paraissait quinze. Il se leva pour s’en aller. Il tâcherait de rencontrer Tonia, de l’emmener ailleurs…

— Vous partez, moussu Móourin ? Partez pas encore !

Il se rassit sur la bruyère écrasée…

Alors, d’un bond, la fillette fut près de lui, et, se couchant sur le dos, elle posa sa tête sur les genoux de l’homme… Renversée, face au ciel, elle le regardait ainsi d’en bas, avec ses yeux de chevrette, des yeux sans émotion, emplis d’une lumière sans âme… des yeux qui pourtant ont un secret… le secret des bêtes, et comme la morne et fatale volonté des choses.

La clochette du bouc conducteur tintait autour d’eux, dans la colline…